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samedi 1 novembre 2014

La notion de sagesse - 2ème partie : Le Banquet



            Au début du texte, Aristodème qui accompagnait Socrate au banquet organisé en l’honneur d’Agathon explique aux convives que Socrate l’a laissé en chemin et l’esclave envoyé le chercher ne peut que constater que celui-ci reste immobile, sourd à tout appel. Il est comme absorbé dans une mystérieuse contemplation. Quand Socrate se décide enfin à se présenter au banquet, Agathon l’interpelle : « Viens ici Socrate, prends place à mes côtés, que je puisse à mon tour, rien qu’en te touchant, bénéficier des sages pensées qui te sont venues dans le vestibule. Nul doute en effet, tu as trouvé le fil, tu le tiens ! Sinon tu y serais encore. » La réponse de Socrate est cinglante : « Quel bonheur se serait si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est le plus plein, il put couler dans ce qui est le plus vide[1]. » Le message est clair : la sagesse ne se transmet pas, que ce soit par l’intermédiaire d’un discours bien tourné ou comme une maladie contagieuse. La sagesse est le fruit d’une démarche personnelle. C’est par le souci de soi et une transformation intérieure, en faisant l’effort d’abandonner ses propres préjugés que l’on peut espérer trouver la sagesse. Socrate ne prétend pas d’ailleurs posséder cette sagesse et ironise sur la « sagesse » d’Agathon, « resplendissante et promise au plus bel avenir », cette sagesse qui « éclatait aux yeux de trente mille Grecs » (le jour de la victoire d’Agathon au concours de tragédie). Socrate se moque de la sagesse profane, mondaine, cette simple gloire intellectuelle qui n’a rien à voir avec la sagesse véritable. Agathon calme alors le jeu : « Tout doux, Socrate ! Nous porterons cette affaire de sagesse tout à l’heure devant le tribunal, toi et moi, et Dyonisos en sera le juge[2]. » Implicitement, Agathon reconnaît là la sagesse comme capacité de contrôle de soi. Et c’est d’ailleurs Socrate qui restera éveillé quand tout le monde aura cédé au sommeil, et qui calmement entamera une nouvelle journée comme s’il avait passé une nuit ordinaire. 





            Le thème des discours qui eurent lieu au cours du banquet n’eurent bien sûr pas pour thème la sagesse, mais bien l’Amour (Éros). Cependant quand Socrate rapporte les propos de Diotime de Mantinée, l’oracle de Delphes, à propos de l’Amour, le discours passe très vite de la figure d’Éros toujours en chasse de la créature aimée à la figure du philosophe toujours en quête de la Sagesse. Éros, fils de Penia déesse de la misère et de l’indigence et Poros dieu de la richesse et de l’abondance, n’est ni un dieu, ni un simple mortel, mais un daimôn, un être intermédiaire entre les deux mondes, dépourvu de la Beauté et du Bien, mais qui les cherche inlassablement. « Cette origine permet de mieux saisir la condition de l’Amour : d’abord, il est toujours pauvre, et pas du tout beau ni délicat comme on le croit d’habitude[3], mais rude, sale, un va-nu-pieds sans abri, toujours couchant par terre, à la dure, et dormant à la belle étoile, sur les seuils et en plein chemin : c’est là l’héritage de sa mère, la compagnie forcée de l’indigence. Son père lui a valu, en revanche, d’être toujours à l’affût du beau et du bien, courageux, entreprenant, ardent, redoutable chasseur toujours à tendre d’autres pièges, passionné d’inventions, fertiles en expédients ; d’être enfin toujours philosophant, un sorcier, un magicien et un sophiste redoutable[4].» Éros est donc pauvre, toujours dans le besoin et le manque de l’être aimé, mais dans sa quête éperdue de séduction, il se montre très persévérant, infatigable, ne reculant devant aucun effort, mais surtout il se montre terriblement ingénieux et inventif dans les subterfuges qu’il déploie, recourant à des sorts et enchantements magiques ainsi qu’à sa ruse et sa finesse d’esprit : il est « toujours philosophant, un sorcier, un magicien et un sophiste ». Éros se sert d’une sagesse comme moyen pour trouver le beau et le bien. « Sa nature ne l’a pas fait mortel ou immortel : il peut, dans la même journée, s’épanouir et mourir ; puis, pour peu qu’un des expédients empruntés à son père réussisse, ressusciter encore. Mais le profit de ses ruses lui file toujours entre les doigts, de telle sorte qu’il ne connaît jamais ni le parfait dénuement, ni la véritable richesse[5]. » Éros ne suit pas une voie toute tracée, comme une flèche vient se ficher dans la cible, mais il passe de la vie à la mort et de la mort à la vie continuellement, traversant toutes sortes d’épreuves et d’extases, se perdant constamment dans des chemins de traverse obscur, et se retrouvant ensuite inopinément quand tout espoir semblait exclu, trouvant l’être désiré pour le reperdre aussitôt.



Et puis directement après, Diotime compare Éros, l’Amour qui aime le Beau, mais n’est pas lui-même beau, au philosophe qui aime la sagesse de tout son cœur, mais qui n’est pas lui-même un Sage. « Dans un autre domaine, celui de la connaissance, il reste à mi-chemin de la sagesse et de l’ignorance. Voici pourquoi : pas plus que les dieux ne pratiquent la philosophie ou ne désirent devenir sages (puisqu’ils le sont tous), un homme n’ira philosopher s’il possède déjà la sagesse. Quant aux ignorants, eux non plus, ne philosophent, ni ne recherchent la sagesse, puisque c’est le grand malheur de l’ignorance que ceux qui ne sont pas beaux, ni bons, ni intelligents s’imaginent toujours l’être assez ; l’homme qui croit ne manquer de rien ne pouvant désirer ce qu’il croit avoir.
- Mais où se cachent-ils donc, Diotime, les gens qui philosophent, si ce ne sont ni les sages, ni les ignorants ?
- C’est enfantin, voyons : les gens qui tiennent le milieu entre les deux, et, notamment, l’Amour. Car la sagesse est l’une des plus belles choses du monde, et comme l’Amour aime la beauté, il sera nécessairement philosophe et, par suite, à mi-chemin de la sagesse et de l’ignorance[6]. »

Dans ce passage, la sagesse est l’apanage des dieux, c’est une qualité divine par excellence. Et les dieux ne désirent devenir sages, puisqu’ils le sont déjà. Les ignorants, eux non plus, ne désirent pas devenir sages, mais la raison en est plus tragique : c’est parce que la sagesse les indiffère, ou parce qu’ils croient posséder déjà la sagesse (en ayant acquis quelques compétences, quelque gloire ou ayant appris l’art sophistique de bien parler). On remarquera avec intérêt que Diotime ne décrit pas précisément ce qu’est la Sagesse, si ce n’est que c’est quelque chose de divin, un état transcendant, et que c’est sans conteste la chose la plus belle du monde. C’est comme si, intuitivement, nous savions déjà ce qu’est la sagesse, qu’il fallait juste dissiper en nous les voiles d’une sagesse seulement profane, et nous rappeler cette exigence du souci de soi. C’est comme si la sagesse se définissait d’abord par la philosophie, par ce désir de tendre vers elle, de la rechercher à tout prix. La Sophia dans le Banquet est un mystère. Et ce mystère hante l’esprit du philosophe, comme la belle hante les rêves de l’amoureux transi. La sagesse ne peut s’acquérir comme on apprend le métier de charpentier ou l’art de jouer de la lyre. La sagesse en tant que qualité divine nécessite un bond prodigieux à travers notre condition existentielle, un bond qui semble bien inaccessible au commun des mortels que nous sommes. Les hommes sont donc condamnés à demeurer dans l’état de « non-sage ». Pourtant, le philosophe est, comme l’Amour, cet être intermédiaire entre le sacré et le profane. Il n’est pas sage, mais au moins il est conscient de son manque de sagesse, et c’est ce manque qui se transforme chez lui en désir, en amour de sagesse. Comme le dit Pierre Hadot : «  Le Sage ou ce qui est Bon sont absolus. Ils n’admettent pas de variations : on ne peut être plus ou moins Sage, ou plus ou moins Bon. Mais ce qui est intermédiaire, le "ni bon, ni mauvais", ou le "philosophe", est susceptible de plus ou de moins : le philosophe n’atteindra jamais la sagesse, mais il peut progresser dans sa direction. La philosophie donc, selon le Banquet, n’est pas la sagesse, mais un mode de vie et un discours déterminés par l’idée de sagesse[7]. »

On ne s’étonnera pas dès lors de la diversité dans les doctrines philosophiques chez les disciples de Socrate : Antisthène le cynique, prônant une vie dure et austère qui a largement influencé le stoïcisme, Aristippe de Cyrène qui faisait l’éloge d’une vie de plaisirs pouvant aller à l’encontre même des codes sociaux (Aristippe allant à la fête, travesti en femme et parfumé), Euclide de Mégare, ou encore Platon. Cette conception très souple de la sagesse ouvre la voie à la liberté de recherche et à l’autonomie. C’est ce mystère de la sagesse qui doit se chercher de tout son cœur et qui ne s’énonce pas dogmatiquement. Chacun doit chercher en lui-même cette sagesse et expérimenter tel ou tel éthôs afin de s’en approcher, sans qu’il ne l’atteigne jamais tout à fait. La sagesse est comme une étoile dans le ciel nocturne et qui aide le marin à s’orienter et à se diriger, sans qu’il n’atteigne jamais l’étoile proprement dite…

Soleil, Olivia Fraser, 2013

Pierre Hadot explique : « Avec le Banquet, l’étymologie du mot philosophia, "l’amour, le désir de sagesse", devient ainsi le programme de la philosophie. On peut dire qu’avec le Socrate du Banquet, la philosophie prend définitivement dans l’histoire une tonalité à la fois ironique et tragique. Ironique, puisque le vrai philosophe sera toujours celui qui sait qu’il ne sait pas, qui sait qu’il n’est pas sage, et qui donc n’est ni sage, ni non-sage, qui n’est à sa place ni dans le monde des insensés, ni dans le monde des sages, ni totalement dans le monde des hommes, ni totalement dans le monde des dieux, inclassable donc, sans feu, ni lieu, comme Éros et Socrate. Tragique aussi, parce que cet être bizarre est torturé et déchiré par le désir d’atteindre cette sagesse qui lui échappe et qu’il aime[8]. » Certes, on part toujours de ce manque, de ce déchirement, de cette incomplétude qui nous hante, sans certitude d’un jour trouver l’être aimé ou la sagesse adorée, contrairement au mythe fusionnel d’Aristophane où quelqu’un nous attend qui sera notre moitié retrouvée. Le message de Socrate recèle à ce titre quelque chose de sombre, mais la suite du discours de Diotime nous montre qu’il est possible de trouver son accomplissement dans l’enfantement « selon le corps et selon l’âme ». Et pour ceux qui ne seraient pas appelés à connaître les joies d’une vie amoureuse paisible et comblée, ni la réalisation d’une œuvre qui leur survivra, Diotime les invite à aller plus loin selon une dialectique ascendante de la contemplation de la beauté du corps particulier à la Beauté en soi. Dans cette dialectique ascendante, l’amour s’entrelace intimement à la sagesse pour élever l’âme vers le ciel des Idées. Le philosophe n’est pas réduit éternellement au manque à et à l’insatisfaction, avec un fossé insurmontable qui le séparera à jamais de la Sophia. A ce titre, la forme même de l’œuvre de Platon est emblématique de cette pensée : le contexte est bien celui d’un « banquet », donc d’une situation profane de fête et, disons-le franchement, de beuverie, mais où le sacré fait subitement son apparition comme par enchantement, et où Socrate sait saisir l’occasion pour justement inviter à l’élévation spirituelle, au dépassement de sa condition individuelle.

C’est que je crois que cette tradition a eu le grand tort d’avoir rompu cet entrelacement entre l’amour et la sagesse : l’amour sans la sagesse conduit à des transports insensés de l’âme où nos passions nous aveuglent constamment sur la personne aimée et sur nous-mêmes, ce qui nous condamne inéluctablement à souffrir soit le manque, soit la déception ou l’ennui. La sagesse sans l’amour ne nous offre pas la possibilité de dépasser notre condition individuelle, d’ouvrir notre moi à l’infini du monde. Que l’on fasse effort afin de s’élever et qu’on retombe et qu’on s’empêtre à nouveau dans l’ignorance, qu’on s’égare dans l’erreur en voulant chercher le vrai, qu’on meure à la sagesse par accès de folie, cela est tragique, mais cela ne doit pas engendrer l’abattement et le découragement, car comme Éros, le philosophe peut renaître de ses cendres et retrouver sa créativité dans la recherche de la sagesse : « être toujours à l’affût du beau et du bien, courageux, entreprenant, ardent, redoutable chasseur toujours à tendre d’autres pièges, passionné d’inventions, fertiles en expédients ». La philosophie pour Platon est donc cette dynamique perpétuelle vers la sagesse qui échappe constamment à son amant, mais qui lui inspire justement cette dynamique. La sagesse est donc définie plus par son rôle de susciter en l’homme épris d’elle une énergie et une dynamique d’éveil que par son essence qui reste mystérieuse et insaisissable.

Voir la suite : "L'apologie de Socrate" de Platon 


Pema Rinzin, Bulle de Gemmes-des-Souhaits.




[1] Platon, « Le Banquet », traduction de Philippe Jaccottet, revue par Monique Trédé, Le Livre de Poche (Classiques de la philosophie), Paris, 1991 (1e éd.  1979), p. 51, 175 d.
[2] Platon, id., 175 e.
[3] Comme l’a affirmé Agathon (194 e-195 b) qui prête à Éros la beauté et la bonté parfaite ainsi que toutes les autres qualités : justice, tempérance et courage. Agathon accorde même à Éros la sagesse, c’est-à-dire l’excellence dans la capacité de création poétique et artistique, c’est-à-dire tout à fait la conception ancienne de la sagesse.  
[4] Platon, op. cit., p88, 203 d-e.                                  
[5] Platon, idem.
[6] Platon, id., 204 a-b.
[7] Pierre Hadot, op. cit., pp. 80-81.
[8] Pierre Hadot, ibid., p. 81. Voir aussi sur le sujet, toujours de Pierre Hadot, « Exercices spirituels et philosophie antique », Albin Michel (2e ed.), Paris, 2002, (1ère éd. : Institut d’Etudes Augustiniennes), pp. 109-120. 

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Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.

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