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Le Banquet
Le Banquet
Au début du texte, Aristodème qui accompagnait
Socrate au banquet organisé en l’honneur d’Agathon explique aux convives que
Socrate l’a laissé en chemin et l’esclave envoyé le chercher ne peut que
constater que celui-ci reste immobile, sourd à tout appel. Il est comme absorbé
dans une mystérieuse contemplation. Quand Socrate se décide enfin à se
présenter au banquet, Agathon l’interpelle : « Viens ici Socrate, prends place à mes côtés, que je puisse à mon tour,
rien qu’en te touchant, bénéficier des sages pensées qui te sont venues dans le
vestibule. Nul doute en effet, tu as trouvé le fil, tu le tiens ! Sinon tu
y serais encore. » La réponse de Socrate est cinglante : « Quel bonheur se serait si le savoir était
chose de telle sorte que, de ce qui est le plus plein, il put couler dans ce
qui est le plus vide[1]. »
Le message est clair : la sagesse ne se transmet pas, que ce soit par
l’intermédiaire d’un discours bien tourné ou comme une maladie contagieuse. La
sagesse est le fruit d’une démarche personnelle. C’est par le souci de soi et
une transformation intérieure, en faisant l’effort d’abandonner ses propres
préjugés que l’on peut espérer trouver la sagesse. Socrate ne prétend pas
d’ailleurs posséder cette sagesse et ironise sur la « sagesse »
d’Agathon, « resplendissante et
promise au plus bel avenir », cette sagesse qui « éclatait aux yeux de trente mille Grecs »
(le jour de la victoire d’Agathon au concours de tragédie). Socrate se moque de
la sagesse profane, mondaine, cette simple gloire intellectuelle qui n’a rien à
voir avec la sagesse véritable. Agathon calme alors le jeu : « Tout doux, Socrate ! Nous porterons
cette affaire de sagesse tout à l’heure devant le tribunal, toi et moi, et
Dyonisos en sera le juge[2]. »
Implicitement, Agathon reconnaît là la sagesse comme capacité de contrôle de
soi. Et c’est d’ailleurs Socrate qui restera éveillé quand tout le monde aura
cédé au sommeil, et qui calmement entamera une nouvelle journée comme s’il
avait passé une nuit ordinaire.
Le thème des discours qui eurent
lieu au cours du banquet n’eurent bien sûr pas pour thème la sagesse, mais bien
l’Amour (Éros). Cependant quand
Socrate rapporte les propos de Diotime de Mantinée, l’oracle de Delphes, à
propos de l’Amour, le discours passe très vite de la figure d’Éros toujours en
chasse de la créature aimée à la figure du philosophe toujours en quête de la Sagesse. Éros, fils de
Penia déesse de la misère et de l’indigence et Poros dieu de la richesse et de
l’abondance, n’est ni un dieu, ni un simple mortel, mais un daimôn, un être intermédiaire entre les
deux mondes, dépourvu de la
Beauté et du Bien, mais qui les cherche inlassablement.
« Cette origine permet de mieux
saisir la condition de l’Amour : d’abord, il est toujours pauvre, et pas
du tout beau ni délicat comme on le croit d’habitude[3],
mais rude, sale, un va-nu-pieds sans abri, toujours couchant par terre, à la
dure, et dormant à la belle étoile, sur les seuils et en plein chemin :
c’est là l’héritage de sa mère, la compagnie forcée de l’indigence. Son père
lui a valu, en revanche, d’être toujours à l’affût du beau et du bien,
courageux, entreprenant, ardent, redoutable chasseur toujours à tendre d’autres
pièges, passionné d’inventions, fertiles en expédients ; d’être enfin
toujours philosophant, un sorcier, un magicien et un sophiste redoutable[4].»
Éros est donc pauvre, toujours dans le besoin et le manque de l’être aimé, mais
dans sa quête éperdue de séduction, il se montre très persévérant, infatigable,
ne reculant devant aucun effort, mais surtout il se montre terriblement
ingénieux et inventif dans les subterfuges qu’il déploie, recourant à des sorts
et enchantements magiques ainsi qu’à sa ruse et sa finesse d’esprit : il
est « toujours philosophant, un
sorcier, un magicien et un sophiste ». Éros se sert d’une sagesse
comme moyen pour trouver le beau et le bien. « Sa nature ne l’a pas fait mortel ou immortel : il peut, dans la
même journée, s’épanouir et mourir ; puis, pour peu qu’un des expédients
empruntés à son père réussisse, ressusciter encore. Mais le profit de ses ruses
lui file toujours entre les doigts, de telle sorte qu’il ne connaît jamais ni
le parfait dénuement, ni la véritable richesse[5]. »
Éros ne suit pas une voie toute tracée, comme une flèche vient se ficher dans
la cible, mais il passe de la vie à la mort et de la mort à la vie continuellement,
traversant toutes sortes d’épreuves et d’extases, se perdant constamment dans
des chemins de traverse obscur, et se retrouvant ensuite inopinément quand tout
espoir semblait exclu, trouvant l’être désiré pour le reperdre aussitôt.
Et
puis directement après, Diotime compare Éros, l’Amour qui aime le Beau, mais
n’est pas lui-même beau, au philosophe qui aime la sagesse de tout son cœur,
mais qui n’est pas lui-même un Sage. « Dans
un autre domaine, celui de la connaissance, il reste à mi-chemin de la sagesse
et de l’ignorance. Voici pourquoi : pas plus que les dieux ne pratiquent
la philosophie ou ne désirent devenir sages (puisqu’ils le sont tous), un homme
n’ira philosopher s’il possède déjà la sagesse. Quant aux ignorants, eux non
plus, ne philosophent, ni ne recherchent la sagesse, puisque c’est le grand
malheur de l’ignorance que ceux qui ne sont pas beaux, ni bons, ni intelligents
s’imaginent toujours l’être assez ; l’homme qui croit ne manquer de rien
ne pouvant désirer ce qu’il croit avoir.
- Mais où se cachent-ils donc, Diotime, les gens qui
philosophent, si ce ne sont ni les sages, ni les ignorants ?
- C’est enfantin, voyons : les gens qui tiennent
le milieu entre les deux, et, notamment, l’Amour. Car la sagesse est l’une des
plus belles choses du monde, et comme l’Amour aime la beauté, il sera
nécessairement philosophe et, par suite, à mi-chemin de la sagesse et de
l’ignorance[6]. »
Dans
ce passage, la sagesse est l’apanage des dieux, c’est une qualité divine par
excellence. Et les dieux ne désirent devenir sages, puisqu’ils le sont déjà.
Les ignorants, eux non plus, ne désirent pas devenir sages, mais la raison en
est plus tragique : c’est parce que la sagesse les indiffère, ou parce
qu’ils croient posséder déjà la sagesse (en ayant acquis quelques compétences,
quelque gloire ou ayant appris l’art sophistique de bien parler). On remarquera
avec intérêt que Diotime ne décrit pas précisément ce qu’est la Sagesse , si ce n’est que
c’est quelque chose de divin, un état transcendant, et que c’est sans conteste
la chose la plus belle du monde. C’est comme si, intuitivement, nous savions
déjà ce qu’est la sagesse, qu’il fallait juste dissiper en nous les voiles
d’une sagesse seulement profane, et nous rappeler cette exigence du souci de
soi. C’est comme si la sagesse se définissait d’abord par la philosophie, par ce
désir de tendre vers elle, de la rechercher à tout prix. La Sophia
dans le Banquet est un mystère. Et ce
mystère hante l’esprit du philosophe, comme la belle hante les rêves de l’amoureux
transi. La sagesse ne peut s’acquérir comme on apprend le métier de charpentier
ou l’art de jouer de la lyre. La sagesse en tant que qualité divine nécessite
un bond prodigieux à travers notre condition existentielle, un bond qui semble
bien inaccessible au commun des mortels que nous sommes. Les hommes sont donc
condamnés à demeurer dans l’état de « non-sage ». Pourtant, le
philosophe est, comme l’Amour, cet être intermédiaire entre le sacré et le
profane. Il n’est pas sage, mais au moins il est conscient de son manque de
sagesse, et c’est ce manque qui se transforme chez lui en désir, en amour de
sagesse. Comme le dit Pierre Hadot : « Le Sage ou ce qui est Bon
sont absolus. Ils n’admettent pas de variations : on ne peut être plus ou
moins Sage, ou plus ou moins Bon. Mais ce qui est intermédiaire, le "ni
bon, ni mauvais", ou le "philosophe", est susceptible de plus ou
de moins : le philosophe n’atteindra jamais la sagesse, mais il peut
progresser dans sa direction. La philosophie donc, selon le Banquet, n’est pas
la sagesse, mais un mode de vie et un discours déterminés par l’idée de sagesse[7]. »
On
ne s’étonnera pas dès lors de la diversité dans les doctrines
philosophiques chez les disciples de Socrate : Antisthène le cynique,
prônant une vie dure et austère qui a largement influencé le stoïcisme,
Aristippe de Cyrène qui faisait l’éloge d’une vie de plaisirs pouvant aller à
l’encontre même des codes sociaux (Aristippe allant à la fête, travesti en
femme et parfumé), Euclide de Mégare, ou encore Platon. Cette conception très
souple de la sagesse ouvre la voie à la liberté de recherche et à l’autonomie.
C’est ce mystère de la sagesse qui doit se chercher de tout son cœur et qui ne
s’énonce pas dogmatiquement. Chacun doit chercher en lui-même cette sagesse et
expérimenter tel ou tel éthôs afin de
s’en approcher, sans qu’il ne l’atteigne jamais tout à fait. La sagesse est
comme une étoile dans le ciel nocturne et qui aide le marin à s’orienter et à
se diriger, sans qu’il n’atteigne jamais l’étoile proprement dite…
Pierre
Hadot explique : « Avec le Banquet,
l’étymologie du mot philosophia, "l’amour,
le désir de sagesse", devient ainsi le programme de la philosophie. On
peut dire qu’avec le Socrate du Banquet,
la philosophie prend définitivement dans l’histoire une tonalité à la fois
ironique et tragique. Ironique, puisque le vrai philosophe sera toujours celui
qui sait qu’il ne sait pas, qui sait qu’il n’est pas sage, et qui donc n’est ni
sage, ni non-sage, qui n’est à sa place ni dans le monde des insensés, ni dans
le monde des sages, ni totalement dans le monde des hommes, ni totalement dans
le monde des dieux, inclassable donc, sans feu, ni lieu, comme Éros et Socrate.
Tragique aussi, parce que cet être bizarre est torturé et déchiré par le désir
d’atteindre cette sagesse qui lui échappe et qu’il aime[8]. »
Certes, on part toujours de ce manque, de ce déchirement, de cette incomplétude
qui nous hante, sans certitude d’un jour trouver l’être aimé ou la sagesse
adorée, contrairement au mythe fusionnel d’Aristophane où quelqu’un nous attend
qui sera notre moitié retrouvée. Le message de Socrate recèle à ce titre quelque
chose de sombre, mais la suite du discours de Diotime nous montre qu’il est
possible de trouver son accomplissement dans l’enfantement « selon le corps et selon l’âme ». Et
pour ceux qui ne seraient pas appelés à connaître les joies d’une vie amoureuse
paisible et comblée, ni la réalisation d’une œuvre qui leur survivra, Diotime
les invite à aller plus loin selon une dialectique ascendante de la contemplation
de la beauté du corps particulier à la Beauté en soi. Dans cette dialectique ascendante,
l’amour s’entrelace intimement à la sagesse pour élever l’âme vers le ciel des
Idées. Le philosophe n’est pas réduit éternellement au manque à et à l’insatisfaction,
avec un fossé insurmontable qui le séparera à jamais de la Sophia.
A ce titre, la forme même de l’œuvre de Platon est
emblématique de cette pensée : le contexte est bien celui d’un
« banquet », donc d’une situation profane de fête et, disons-le franchement,
de beuverie, mais où le sacré fait subitement son apparition comme par
enchantement, et où Socrate sait saisir l’occasion pour justement inviter à
l’élévation spirituelle, au dépassement de sa condition individuelle.
C’est
que je crois que cette tradition a eu le grand tort d’avoir rompu cet
entrelacement entre l’amour et la sagesse : l’amour sans la sagesse
conduit à des transports insensés de l’âme où nos passions nous aveuglent
constamment sur la personne aimée et sur nous-mêmes, ce qui nous condamne
inéluctablement à souffrir soit le manque, soit la déception ou l’ennui. La
sagesse sans l’amour ne nous offre pas la possibilité de dépasser notre
condition individuelle, d’ouvrir notre moi à l’infini du monde. Que l’on fasse
effort afin de s’élever et qu’on retombe et qu’on s’empêtre à nouveau dans
l’ignorance, qu’on s’égare dans l’erreur en voulant chercher le vrai, qu’on
meure à la sagesse par accès de folie, cela est tragique, mais cela ne doit pas
engendrer l’abattement et le découragement, car comme Éros, le philosophe peut
renaître de ses cendres et retrouver sa créativité dans la recherche de la
sagesse : « être toujours à
l’affût du beau et du bien, courageux, entreprenant, ardent, redoutable
chasseur toujours à tendre d’autres pièges, passionné d’inventions, fertiles en
expédients ». La philosophie pour Platon est donc cette dynamique
perpétuelle vers la sagesse qui échappe constamment à son amant, mais qui lui
inspire justement cette dynamique. La sagesse est donc définie plus par son rôle
de susciter en l’homme épris d’elle une énergie et une dynamique d’éveil que
par son essence qui reste mystérieuse et insaisissable.
Voir la suite : "L'apologie de Socrate" de Platon
Pema Rinzin, Bulle de Gemmes-des-Souhaits. |
[1] Platon, « Le Banquet », traduction de Philippe Jaccottet, revue par
Monique Trédé, Le Livre de Poche (Classiques de la philosophie), Paris, 1991 (1e
éd. 1979), p. 51,
175 d.
[2]
Platon, id., 175 e.
[3] Comme l’a affirmé Agathon (194
e-195 b) qui prête à Éros la beauté et la bonté parfaite ainsi que toutes les
autres qualités : justice, tempérance et courage. Agathon accorde même à
Éros la sagesse, c’est-à-dire l’excellence dans la capacité de création
poétique et artistique, c’est-à-dire tout à fait la conception ancienne de la
sagesse.
[4] Platon, op.
cit., p88, 203 d-e.
[5] Platon, idem.
[6] Platon, id., 204 a-b.
[7] Pierre Hadot, op. cit., pp. 80-81.
[8] Pierre Hadot, ibid., p. 81. Voir
aussi sur le sujet, toujours de Pierre Hadot, « Exercices spirituels et philosophie antique », Albin Michel (2e
ed.), Paris, 2002, (1ère éd. : Institut d’Etudes
Augustiniennes), pp. 109-120.
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