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samedi 1 novembre 2014

La notion de sagesse - 5ème partie : Philèbe



Le dialogue commence de manière très étrange, on peut même carrément dire déroutante, puisque il ne commence pas au commencement, mais alors que le dialogue a depuis un certain temps été entamé, le temps suffisant pour que Socrate réussisse à dégoûter Philèbe de continuer à discuter avec lui. Socrate continue donc à débattre avec Protarque qui reprend à son compte les thèses de Philèbe sur la question de savoir quel est la chose la plus précieuse : la sagesse (phronésis) ou les plaisirs de la vie. Socrate résume donc la conversation avec Philèbe au point où ils en sont arrivés : « Philèbe affirme donc qu’est bon pour tout ce qui vit, la jouissance, le plaisir, le contentement et toutes les affections qui rentrent dans ce genre. Nous prétendons, au contraire, que ce n’est pas cela et que la sagesse, l’intellect, la mémoire et tout ce qui leur est apparenté, opinion droite et raisonnements vrais, ont plus de prix et de valeur que le plaisir pour tous les êtres capables d’y participer et sont, pour quiconque en sera susceptible, dans le présent ou dans l’avenir, tout ce qu’il y a de plus avantageux. Ne sont-ce pas là, Philèbe, nos déclarations de part et d’autre[1] ? » A partir de ce moment, Philèbe boude dans son coin et n’intervient plus que sporadiquement.

Mosaïque du sanctuaire d'Aphrodite à Paléa Paphos (Chypre)


Socrate souligne la diversité du plaisir que l’on retrouve dans toutes sortes d’expériences très différentes : le sage peut connaître certains plaisirs et l’insensé aussi, le tempérant peut goûter des plaisirs calmes tandis que l’intempérant jouira de plaisirs excessifs. « Un homme a du plaisir quand il vit sans frein, mais le sage a du plaisir dans la pratique même de la sagesse ; l’insensé à son tour a du plaisir, si folles que soient les opinions et les espérances dont il est plein, alors que l’homme sensé trouve sa jouissance dans sa modération même ; or comment affirmer que ces deux sortes de plaisir sont semblables l’une à l’autre si l’on ne veut passer à bon droit pour un insensé[2] ? » Deux couleurs ont ceci de commun d’être des couleurs, mais tout oppose le blanc au noir. S’ensuit tout un raisonnement sur l’un et le multiple qui débouche à son tour sur une réflexion sur la limite et l’infinité. L’infini est l’apanage de ce qui est sujet à des variations de plus et de moins et que l’on ne peut déterminer quantitativement : « Tout ce qui nous apparaît comme passant par le plus et le moins, comme susceptible du violemment, du doucement, de l’excessivement et tous autres caractères pareils, tout cela nous devons le ranger sous l’unité que constitue le genre de l’infini[3] ». La limite, par contre, relève de ce qui reçoit une certaine mesure : « Tout ce qui n’admet pas ces caractères et accepte plutôt tous leurs contraires, d’abord l’égal et l’égalité, puis, après l’égal, le double et tout ce qui se comporte comme nombre à nombre et mesure à mesure, ne ferons-nous pas bien de compter tout cela dans la limite[4] ? »

Socrate et Protarque se mettent ensuite d’accord pour reconnaître chacun que la solution n’est pas un des deux termes, le plaisir ou la sagesse, mais un mixte des deux. Des plaisirs sans conscience et sans mémoire nous rabaisserait à l’état d’éponges ou de moules tandis que une vie de sagesse sans aucun plaisir ne serait pas vivable. Comme ni le plaisir, ni la sagesse ne sont en soi le Bien, la question devient dès lors, quel est dans cette vie le facteur le plus important ?

Socrate dénombre quatre genres. Les plaisirs sont établis comme du genre infini, puisque les intempérants sont toujours insatiables et avides de nouveaux plaisirs, tandis que la sagesse s’inscrit dans le genre de la limite. « Car c’est la déesse[5] elle-même, mon cher Philèbe, qui, voyant comment la démesure et la perversité universellement répandues ne souffrent aucune limitation des plaisirs et des assouvissements, posa la loi et l’ordre, porteurs de la limite ; correction que tu prétends destructrice et que, moi, j’appelle salutaire[6]. » Le troisième genre, c’est le mixte entre plaisirs et sagesse. Le quatrième genre, c’est la cause ou producteur des trois premiers genres.



Praxitèle, Aphrodite, dite Vénus d'Arles,
                   Le Louvre, Paris


Platon se livre donc à une description des différents plaisirs et des différentes sciences[7] ; puis il réfléchit sur ce mélange idéal entre plaisirs et sagesse : « Quant au mélange à faire de la sagesse et du plaisir, dire que nous voici comme des fabricants devant les matériaux à travailler et brasser pour quelque production, et ce serait user d’une juste comparaison[8] ». C’est donc tout un art et un savoir-faire que de parvenir à réaliser la vie bonne et juste grâce au sens des mesures et des proportions justes. « Nous voyons donc que la puissance du bien s’est réfugiée dans la nature du beau, car la mesure et la proportion réalisent partout la beauté et la vertu[9] ».

S’ensuit donc au final cette hiérarchie de ce qui est nécessaire pour la vie bonne (66 a-c) :
-          1) la mesure, le mesuré.
-          2) la proportion, la beauté, la perfection, l’efficacité.
-          3) l’intellect et la sagesse.
-          4) les possessions réservées à l’âme seule : sciences, art, opinions droites.
-          5) les plaisirs (dont certains peuvent s’avérer trompeurs et néfastes).

Voir la suite : Aristote




[1] Platon, « Philèbe », traduction d’Auguste Diès, Les Belles Lettres, Paris, 1941, 11 b-c.
[2] Platon, ibid., 12 c-d.
[3] Platon, ibid., 24 e-25a.
[4] Platon, ibid., 25 a-b.
[5] Aphrodite. L’Aphrodite selon Socrate connaît la mesure dans les voluptés tandis que l’Aphrodite selon Philèbe  veut jouir sans entrave.
[6] Platon, ibid., 26 b.
[7] La plus haute des sciences est celle qui porte sur l’être véritable, immuable, qui demeure toujours dans le même état, sans aucun mélange. Intellect et sagesse sont les noms de ces sciences : « Les noms les plus honorables ne sont-ils pas ceux d’intellect et de sagesse ? Oui. C’est donc, appliqués aux pensées qui portent sur l’être véritable (on ontôs), qu’ils auront leur sens exact et leur droit usage » (59 c-d).
[8] Platon, ibid., 59 d-e.
[9] Platon, ibid., 64 e. 

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Praxitèle, Aphrodite de Cnide, Glytothèque de Munich


Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.

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