Aristote
L’Éthique
à Nicomaque.
L’Éthique à Nicomaque[1]
reprend les trois concepts de sophia,
de phronésis et de sôphrosuné qui recouvrent la notion de
sagesse, en les redéfinissant et en leur donnant un ordre respectif dans
l’agencement de l’éthique. La sophia est
la sagesse théorique ou théorétique, la phronésis
que l’on a souvent traduit par prudence (du latin prudentia chez Thomas
d’Aquin) et que l’on traduit parfois aujourd’hui par « sagacité » est
la sagesse pratique, tandis que la sôphrosuné
est la tempérance, la continence, c’est-à-dire la capacité à accomplir la vertu
quand on la reconnu comme telle. Sagesse et prudence font partie des vertus
théoriques car elles sont liées à l’âme raisonnable, tandis que la tempérance
qui est là pour contrôler et canaliser les ardeurs de l’âme irrationnelle est
une vertu pratique[2].
1°)
La sophia :
La sagesse théorétique bénéficie
d’un statut très élevé aux yeux d’Aristote, puisqu’elle nous fait comprendre
les réalités le plus hautes : « Il
est clair que la sagesse sera la plus achevée des formes du savoir. Le sage
doit donc non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais
encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes. La sagesse sera ainsi à
la fois raison intuitive (nous) et science (épistémé), science en quelque sorte
munie d’une tête et portant sur les réalités les plus hautes[3] ».
La sagesse peut porter dans différents domaines, notamment la contemplation du
monde céleste dans laquelle Thalès et Anaxagore excellaient tous deux. Dans le domaine
de l’éthique, la sagesse permet d’identifier le Souverain Bien, le véritable
bonheur comme but à atteindre. La sagesse nous éclaire sur la vérité du
principe du bonheur ; et cette raison intuitive permet une certaine
intelligence qui permettra tous les autres sciences du domaine éthique en vue
de ce bonheur, la politique par exemple. L’Éthique
à Nicomaque s’ouvre donc sur la reconnaissance que la finalité des êtres
est le bonheur : « Tout art et
toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers
quelque bien, à ce qu’il semble. Ainsi a-t-on déclaré avec raison que le Bien
est ce à quoi toutes choses tendent[4] ».
Ce point est d’importance, car reconnaître précisément le but est la toute
première chose à faire. Si on part en voyage, il faut au moins savoir où notre
destination se trouve sur la carte, si on prend la direction de Lisbonne pour
aller à Athènes, on n’est pas prêt du tout à toucher au but ! « N’est-il pas vrai dès lors que, pour la
conduite de la vie, la connaissance de ce bien est d’un grand poids, et que
semblable à des archers qui ont une cible sous les yeux, nous pourrons plus
aisément atteindre le but qui nous convient[5] ? »
La sophia nous permet de discerner la
cible, mais ce stade on n’a pas encore bandé l’arc, et encore moins décoché une
flèche.
Mais la sophia selon Aristote prend toute son ampleur non dans la vie
éthique, mais bien dans la vie théorétique. « Mais si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est
rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu, et si celle-ci
sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes[6]. »
Chaque vertu comme le courage ou la générosité nous fait participer à la plus
haute vertu. Il est donc logique que la plus haute des vertus qui n’est autre
que la sagesse nous fasse participer également au bonheur, et un bonheur des
plus raffinés puisqu’il nous fait entrevoir les réalités les hautes et les plus
divines. Ce loisir qu’on a à se livrer à la contemplation implique ce qu’il y a
de plus noble et de meilleur dans notre âme. « Si donc l’intellect est quelque chose de divin par comparaison avec
l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie
humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce
qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines, et mortel, aux choses
mortelles, mais l’homme doit dans la mesure du possible s’immortaliser et tout
faire pour vivre selon la partie qui est la plus noble en lui[7]. »
La sagesse est la qualité de ce qui est immortel et divin en nous ; rien
n’est donc noble que cultiver cette contemplation. Cette activité nous confère
la liberté, l’indépendance d’esprit et l’autosuffisance
(autarkeia). Dieu lui-même ne
s’adonne qu’à cette contemplation : « Or, pour l’être vivant, une fois qu’on lui a ôté l’action et à plus
forte raison la production, que lui laisse-t-on d’autre que la
contemplation ? Par conséquent, l’activité de Dieu, qui en félicité
surpasse tous les autres, ne saurait être que théorétique. Et par suite, de
toutes les activités humaines, celle qui est la plus apparentée à l’activité
divine sera aussi la plus grande source de bonheur[8] ».
2°) La phronésis.
Pour Aristote, la prudence n’est pas
comparable à la sagesse théorétique, car elle opère dans le domaine des
relations humaines dans la Cité ,
et n’a donc pas la qualité divine de la contemplation : « Il est absurde de penser que l’art politique
ou la prudence soit la forme la plus élevée du savoir, s’il est vrai que
l’homme n’est pas ce qu’il y a de plus excellent dans le monde[9]
». C’est que les dieux sont plus hauts dans la hierarchie ontologique que les
humains. Et donc que l’art qui gère la conduite humaine et l’activité de la Cité des hommes ne sauraient
se placer plus haut que la vertu même des dieux. « La prudence ne détient pas la suprématie sur la sagesse théorique,
c’est-à-dire la meilleure partie de l’intellect, pas plus que l’art médical n’a
la suprématie sur la santé : l’art médical ne dispose de la santé, mais
veille à le faire naître ; il formule des prescriptions en vue de la
santé, mais non à elle[10]. »
Pour
reprendre la métaphore de l’arc et la cible, si la sagesse était l’art de
reconnaître la cible, la prudence est bien l’art de tirer à l’arc. La prudence
est le moyen qui permet d’atteindre le bonheur par de bonnes délibérations sur
les choses à faire et à ne pas faire. Et cela se fait non pas selon des règles
bien établies d’avance comme en géométrie on démontre le théorème de Pythagore,
mais en appréciant la situation : « Or la prudence a rapport aux choses humaines et aux choses qui
admettent la délibération : car le prudent, disons-nous, a pour œuvre
principale de bien délibérer ; mais on ne délibère jamais sur les choses
qui ne peuvent être autrement que ce qu’elles sont[11] ».
Il s’ensuit qu’on ne peut pas raisonnablement généraliser les principes de la
prudence, puisque celle-ci s’applique à des situations particulières que l’on
trouve à un moment de l’histoire et que l’on ne retrouvera plus : « La prudence n’a pas non plus seulement pour
objet les universels, mais elle doit aussi avoir la connaissance des faits
particuliers, car elle est de l’ordre de l’action, et l’action a rapport aux
choses singulières[12] ».
Cela explique que certains théoriciens ont peut-être une grande sagesse
théorétique, mais en ce qui concerne la sagesse pratique, ceux-ci se trouvent
fort démunis, ainsi Thalès qui, s’absorbant dans la contemplation des étoiles,
tombe dans un puits. D’autres n’ont que peu de qualité pour la contemplation,
mais sont des gens d’expérience qui se révèlent capables de très bonnes
délibérations dans leur vie courante ainsi que dans la vie de la Cité. La prudence n’est
donc pas du tout affaire de science, mais bien la juste appréciation de la
situation particulière et de la réaction au problème que pose cette situation.
Ce n’est pas non plus au sens strict un art « parce que le genre de l’action est autre que celui de la production[13] » :
l’acte de marteler le fer du forgeron est autre que l’épée produite par son
artisanat, c’est un acte de production (poeisis) ; tandis que dans la
praxis, l’acte est un acte social ou politique qui produit un résultat social
ou politique. « La bonne pratique
est elle-même sa propre fin[14] ».
La phronésis est donc le moment de
calcul selon ce qu’on a choisit comme étant le bonheur, puisque chacun cherche
le bonheur, mais celui-ci est particulier à chacun.
3°)
La sôphrosuné.
Selon
Aristote, la sôphrosuné est avant
tout une vertu au même titre que le courage ou la générosité. Comme toutes les
vertus, elle se trouve sur une crête au milieu entre deux fossés que sont
l’intempérance et l’insensibilité. L’intempérant est celui qui est incapable de
résister aux plaisirs corporels[15].
Mais la tempérance est aussi ce qui conserve la prudence, ou plutôt qui
conserve le jugement pratique de la prudence. La prudence nous indique ce qu’il
faut faire, et la tempérance accomplit effectivement ce que nous avons
décidé de faire. L’alcoolique qui décide d’arrêter de boire parce qu’il a jugé
c’était une activité trop destructrice pour lui accomplit une délibération
juste, inspirée par la prudence ; mais si la tempérance ne l’anime pas,
alors ses bonnes résolutions voleront en l’air dès qu’il passera devant un
bistrot. Le vice et l’intempérance risque de l’emporter. « Par conséquent, la prudence est
nécessairement une disposition, accompagnée d’une règle exacte, capable d’agir
dans la sphère des biens humains[16]. »
La sôphrosuné est ainsi une sagesse
vécue, une sagesse en acte. Si la sophia
est l’acte de reconnaître la cible, la phronésis
l’acte de bander l’arc, il reste encore nécessaire de viser juste et de mettre
la flèche au milieu de la cible. C’est la sôphrosuné
qui accomplit cela dans la vie de tous les jours.
Voir la suite : Épicure
[1] Aristote, « L’Ethique à Nicomaque », traduction de Jean Tricot, Vrin, Paris. Sans
autre précision, « sagesse » désigne la sophia, « prudence » la phronésis et « tempérance » la sôphrosuné.
[2]
Aristote, ibid., I, 13, 1103
a .
[3]
Aristote, ibid., VI, 7, 1141
a .
[4]
Aristote, ibid., I, 1, 1094 a .
[5]
Aristote, idem.
[6]
Aristote, ibid., X, 7, 1177 a .
[7]
Aristote, idem.
[8]
Aristote, ibid., X, 8, 1178 b.
[9]
Aristote, ibid., VI, 7, 1141
a .
[10] Aristote,
ibid., VI, 13, 1145 a .
[11] Aristote,
ibid., VI, 8, 1141 b.
[12] Aristote, idem.
[13] Aristote,
ibid., VI, 5, 140 b.
[14] Aristote, idem.
[15] Aristote,
ibid., III, 13.
[16] Aristote,
ibid., VI, 5.
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Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.
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