L'homme
est un zombie pour l'homme
Réflexions
philosophique sur la série « The Walking Dead »
« The Walking
Dead » est une série américaine à succès qui, je dois
l'avouer, m'a happé et tenu en haleine ces dernières semaines. Au
départ, ce sont mes élèves qui m'ont palé de cette série, et par
curiosité, je voulais regarder quelques épisodes, question de me
faire une idée et de comprendre les raisons du succès. Mais une
fois que vous commencez à regarder un épisode, il faut absolument
regarder les suivants ! La première saison fonctionnant
beaucoup sur le mode du « cliffhanger » (le principe du
cliffhanger est que le héros se retrouve « accroché à une
falaise », d'où cliffhanger en anglais, ou dans toute
situation périlleuse imprévue à la toute fin de l'épisode ;
et vous voulez donc irrésistiblement regarder l'épisode suivant
pour connaître la suite). Dans les autres saisons, on suit avec
intérêt l'évolution de la communauté de survivants, dirigée par
l'ex-shériff Rick Grimes.
Pour ceux qui n'auraient
jamais entendu parler de « The Walking Dead », la série
imagine un monde où la quasi-entièreté de l'humanité s'est
zombifiée. Seuls subsistent quelques survivants, notamment dans
l'état américain de Géorgie dont Rick, sa femme, son fils Carl,
Shane, collègue et meilleur ami de Rick, Glenn, ex-livreur de pizza
d'origine coréenne, Darryl, un redneck asocial mais loyal toujours
muni de son arbalète et quelques autres personnages qui vont et
meurent au fil de l'histoire. Les zombies ne sont jamais appelés
« zombies », mais plutôt walkers, littéralement
« marcheurs », mais qu'on traduit par « rôdeurs »
en version française. Il me semble qu'il y a quelque chose que l'on
perd dans la traduction : « walker » implique l'idée
d'une chose qui marche, sans nécessairement d'esprit doté d'une
intention pour diriger cette marche vers un but quelconque,
« rôdeur » implique plus l'idée de quelqu'un qui traîne
dans les parages de manière inquiétante, mais avec une intention :
rôder afin de repérer des maisons vides que l'on pourra cambrioler
ou faire un guet-apens à un honnête citoyen afin de le dévaliser.
Or les zombies n'ont plus aucune intelligence : ils ont juste
envie de manger de la chair fraîche, et sinon ils se dirigent vers
tout ce qui fait du bruit ainsi que les objets lumineux. S'ils sont
dangereux, c'est par leur nombre, et aussi par le fait qu'une seule
morsure vous contamine et vous transforme en zombie après une grosse
fièvre.
Une fois acceptées ces
prémisses, l'intrigue peut prendre place. Cet article, je me dois de
le dire, contiendra beaucoup de « spoilers », pour
celui qui n'aura pas vu toute la série. Et c'est problématique pour
une série qui fonctionne énormément sur le suspense. D'un autre
côté, cette série est tellement glauque et violente que ce n'est
pas nécessairement une perte que de ne pas la regarder. En tous cas,
je me suis maintes fois posé la question en regardant la série :
« Mais est-ce que je n'aurais pas mieux fait de pratiquer la
méditation au lieu de regarder cette série horrible ? ».
« The Walking Dead » est une série aussi lourdement
chargée en contenu hautement idéologique. Et c'est ce contenu
idéologique que je voudrais analyser ici dans cet article.
Une vision
conservatrice de la société
Durant toute la série,
on répète que la société n'existe plus. Pourtant, tous les
personnages confortent leur rôle social d'avant la catastrophe. Rick
se veut un père de famille exemplaire de même que sa femme, Lori,
qui culpabilise de ne pas être une mère exemplaire, parce qu'au
tout début de l'histoire, elle couchait avec Shane, le meilleur ami
de Rick, parce qu'elle croyait Rick mort dans l'hôpital. Lori est
incapable de se débrouiller toute seule ; elle a besoin d'une
société d'homme pour la protéger. Tout le monde se promène avec
des flingues. Or les armes à feu ne sont pas le meilleur moyen de
combattre les zombies (qu'il faut nécessairement toucher à la tête
pour « tuer »), puisque le bruit de la détonation
attire les zombies aux alentours.
On a l'impression qu'on
est revenu aux temps héroïques du Far-West où les Indiens ont été
remplacés par des morts-vivants. Quand on dit que la société
n'existe plus, il faudrait plutôt entendre la formule de Margaret
Thatcher quand elle disait dans un esprit purement libéral :
« La société n'existe pas ». La société n'existe pas,
la communauté n'existe pas, n'existent que des individus luttant
pour leur survie aux dépens des autres individus. Dans la troisième
ou quatrième saison, Rick, Michonne et Carl circulent en voiture
pour trouver des vivres dans un supermarché déserté avoisinant.
Ils passent devant un auto-stoppeur qui les supplient de le prendre.
Ils ont de la place dans la voiture ; et à ce moment-là, ils
occupent une prison et ont donc largement la place d'accueillir le
gars. Ils passent pourtant sans ciller en abandonnant le gars à son
sort. Au retour, l'auto-stoppeur s'est fait bouffer par les
morts-vivants. Rick arrête la voiture ; et Carl, sans un mot,
descend pour prendre le sac-à-dos du pauvre bougre. Cet
individualisme forcené est présenté comme parfaitement naturel et
n'est à aucun moment questionné.
La bigoterie
chrétienne de la Bible Belt
Dans la monde de « The
Walking Dead », plus aucune valeur morale ne subsiste ;
pourtant, on entretient toujours la foi du charbonnier. Cette foi
chrétienne est surtout présente dans la saison 2. En recherchant
dans la fille de Carol, Rick arrive dans une église où il doit tuer
trois zombies assis sur les bancs et se met à prier et à parler à
Dieu, alors qu'il reconnaît n'avoir pas été particulièrement
croyant. Puis il rencontre Herschel et sa famille, un personnage
particulièrement croyant, qui a toujours une Bible à portée de
main. Herschel est un héritier des Quakers américains, il partage
en tous cas leur non-violence, y compris avec les zombies qu'il
espère tôt ou tard guérir, puisqu'il les entrepose dans une grange
en attendant leur rédemption. Plus tard dans la saison 4 ou 5,
intervient Gabriel, un prêtre catholique dévoyé, mais précisément
peut-être est-il dévoyé parce que catholique.... Le contexte
chrétien n'est pas étouffant, mais il est bel et bien présent et
sous-tend une vision conservatrice de l'Amérique profonde.
On peut se demander si
le phénomène des zombies n'est pas une résurrection déviante, une
résurrection des corps, incomplète ou dégénérée, comme s'il y
avait un bug dans le programme de Dieu, tournant l'expérience de vie
qu'est la résurrection en expérience de mort et de pourrissement
généralisé du vivant. Dans « The Walking Dead », ne
nous est épargné aucune scène répugnante où un mort-vivant se
décompose littéralement sur un survivant quand celui-ci n'est pas
obligé de broyer sa moelle épinière à main nue afin de le
neutraliser.
L'homme est un loup
pour l'homme, ou plutôt : l'homme est un zombie pour l'homme
Le véritable fond de
« The Walking Dead » est que l'on comprend très vite que
le problème majeur n'est pas tellement de survivre aux attaques des
morts-vivants (thématique centrale dans la saison 1 & 2), mais
bien de survivre aux autres survivants. Dans « The Walking
Dead », les vivants sont plus problématiques que les morts.
Les morts sont dénués d'intelligence, tandis que les vivants sont
dotés d'une intelligence toujours mauvaise à votre égard. On peut
à ce titre reprendre la sentence de Plaute, elle-même reprise par
Thomas Hobbes : « L'homme est un loup pour l'homme ».
Le danger vient des autres vivants. Cela commence avec le personnage
du Gouverneur dans la saison 3. Le gouverneur dirige une petite ville
tranquille de Woodbury, havre de paix et de civilisation pour les
survivants, et n'a aucune raison d'en vouloir au groupe de Rick.
Pourtant, il demande à Merle, le frère de Darryl, de torturer sans
raison valable Glenn et Maggie. A partir de là, il va entretenir une
haine tenace de Rick et de son groupe, haine meurtrière qui finira
par la destruction au tank de la prison où s'abritait le groupe de
Rick, attaque où il finira par périr.
Ce qui est frappant avec
le Gouverneur, c'est qu'il est méchant sans raison. Tous les autres
méchants sont aussi des méchants sans raison d'être méchants,
sauf peut-être les gens du Terminus qui sont cannibales parce qu'ils
ont subi le martyre avec d'autres méchants. Mais il n'y a jamais
d'interrogation politique sur la nature de la méchanceté. Je veux
dire que des conflits pourraient éclater pour le contrôle des
dernières ressources vitales de la région comme la nourriture,
l'essence, les armes ou de questions de justice et d'égalité. Or à
ce niveau, Woodbury n'est pas en concurrence avec la prison de Rick.
Ils pourraient très bien coexister pacifiquement. Il suffirait de
s'entendre, de lancer des pourparlers, d'entamer des liaisons
diplomatiques entre les deux groupes, voire d'entamer des relations
d'entraide ou de commerce qui serait profitables aux deux groupes.
Mais non, comme le Gouverneur est un méchant par nature, aucun
dialogue n'est envisageable. Il veut se battre et il veut
l'extermination du groupe de Rick sans condition.
Ce n'est pas là
seulement une question d'intrigue, mais bien une vision idéologique
de la société que les réalisateurs de la série essayent de nous
transmettre : dans cette société, tout le monde est mauvais,
soyez donc individualistes, ne comptez que sur vous-mêmes. A aucun
moment, la question de l'organisation sociale n'est sérieusement mis
en question. Rick est le chef, sauf quand il pète les plombs quand
sa femme meurt, il est alors remplacé par un conseil au sein de la
prison. Mais comment va-t-on partager les richesses ? Qui aura
quelle tâche ? Comment va-t-on élire le chef ? La série
n'envisage pas du tout cela, si ce n'est en disant que Rick est un
gentil tandis que le gouverneur est un méchant. Cela permet de faire
l'impasse sur les valeurs morales que sont l'entraide, la solidarité,
la fraternité, le partage qui me paraissent absolument
indispensables dans un monde à la situation aussi désespérée.
Quand les zombies pullulent partout, penser en priorité à attaquer
les survivants est une folie pure et insensée ! Mais ce que
font les survivants de « The Walking Dead ». Cela
coïncide parfaitement avec les différentes idéologies
survivalistes qui ont cours aux États-Unis.
Le culte des armes
L'auto-défense est une
priorité dans « The Walking Dead », et cela passe par le
contrôle des armes à feu. Ces fusils, relvolvers et autres armes
d'assaut ne sont pas forcément les armes les plus efficaces pour
combattre les zombies : elles font beaucoup de bruit et attirent
donc les autres zombies aux alentours. Mais n'importe quel héros se
doit d'en posséder, sauf peut-être Darryl qui préfère son
arbalète de manière assez intelligente d'ailleurs ! Un
parallèle évident peut être fait avec le débat sur les armes à
feu qui fait rage aux États-Unis. Et « The Walking Dead »
a clairement choisi son camp ! Les guns sont de manière
évidente le rempart du vivant contre le mort !
Cela apparaît au grand
jour dans la saison 5. Le groupe de Rick arrive après toutes sortes
de déboires dans la petite communauté très civilisée
d'Alexandria. La première chose qu'on leur demande, c'est de mettre
leurs armes à l'armurerie, car on se promène pas armé à
Alexandria. On récupère les armes seulement quand on part en
vadrouille en-dehors d'Alexandria. Mais cela ne convient pas du tout
à Rick ou à Carol. Leur obsession à tous deux de récupérer leurs
armes, y compris entre les murs protégés d'Alexandria. Ils ont
l'air de plus en plus possédés, hystériques, et pour tout dire de
deux psychopathes en passe de sombrer dans une furie meurtrière.
Rick est particulièrement remonté parce qu'il a fait la
connaissance d'une jolie blonde dont il tombe immédiatement
amoureux. Le problème est qu'elle est mariée à Peter, le
chirurgien. Or il apprend par Carol que Peter bat régulièrement sa
femme et ses enfants. Tout le monde le sait à Alexandria, mais
personne n'ose rien dire parce que tout le monde a besoin du
chirurgien. Rick ne l'entend pas de cette oreille et devient de plus
en plus hystérique, se bat avec Peter, puis finit par le tuer alors
que ce dernier a tranché au sabre la gorge du mari de Deanna, la
chef d'Alexandria. S'ensuit toute une réflexion comme il faut être
fort et sans pitié dans ce monde brut. À
aucun moment, on ne doute de l'obsession de Rick pour les armes et
les solutions violentes au problème. Peter bat sa femme ; donc
il faut le tuer !
Pas un seul instant, on
ne pense à une médiation ou à une solution qui passerait par une
éthique du dialogue ! Trop un truc de gonzesse, j'imagine !
Pour Rick, les gens d'Alexandria sont des faibles, des gens trop
civilisés et paisibles qui ont eu de la chance jusqu'ici. On peut se
poser la question : c'est précisément au moment où arrive
Rick et sa bande que les véritables problèmes arrivent pour
Alexandria ! Peut-être est-ce Rick qui amène les problèmes
plus qu'il n'apporte de solution. Mais cela n'est pas du tout
envisagé dans la série ! De manière univoque, c'est
l'attitude des gens d'Alexandria de ne pas être armés au sein des
remparts qui pose problème, ainsi que le fait de ne pas assez dur
dans un monde aussi violent. On sent que la série doit être
extrêmement appréciée par les partisans de la NRA (l'association
qui milite pour le port d'armes aux USA). C'est d'autant plus
contradictoire que tous les survivants en-dehors de Rick et sa bande
sont présentés comme mauvais dans la série. Pourquoi les armer ?
Puisqu'alors ils vont nécessairement commettre des crimes ?
A aucun moment, on ne
met en scène des arguments « pour » et des arguments
« contre » le port d'armes au sein d'Alexandria. Mais si
Peter, en plus d'être présenté comme un mari indigne battant sa
femme et ses enfants, est un assassin prêt à tuer tout le monde
(oui, dans « The Walking Dead », si on est un peu
méchant, on est forcément complètement méchant, pas de place pour
la nuance), n'aurait-il pas été encore plus dangereux avec un
fusil-mitrailleur ou des grenades ?
Et on peut douter des
raisons qui animent Rick. À
la fin de la saison 2, il avait déjà tué Shane qui était
peut-être le père de l'enfant de Lori. N'a-t-il pas dès lors
cherché à diaboliser Peter qui était le mari de la femme qu'il
convoitait ? En fait, j'ai l'impression que l'on pourrait faire
une série parallèle qui présenterait le point de vue subjectif de
Shane, du Gouverneur ou de Peter et qui présenterait Rick en
manipulateur psychopathe, serial-killer machiavélique et Carol en
tueuse froide et sanguinaire. C'est ce qui manque à cette série,
l'ambiguïté du bien et du mal ou plus exactement de la perception
que l'on peut avoir du bien et du mal.
Voir aussi à propos de "The Walking Dead"
- "L'art de la paix en temps de zombification massive"
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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