Il est doux, quand la
vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la
détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à
regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous
épargnent. Il est doux aussi d'assister aux grandes luttes de la
guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans
prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d'occuper
les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions
sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui
errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui
luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui
s'épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte
des richesses ou s'emparer du pouvoir.
Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d'autre qu'un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ?
Lucrèce, De
Natura rerum, II, 1-19
Näutil, The Eye, Siouville-Hague, Basse-Normandie (France) Photographie de Cécé |
C'est
un passage très beau de « La Nature des Choses » du
philosophe antique, hédoniste et épicurien, Lucrèce, qui commence
par les vers latins « Suave mari magno... ». En
même temps, c'est un des textes les plus déconcertants de
l'histoire de la philosophie. Lucrèce y exprime la sérénité du
sage face aux tourments qui frappent les êtres ordinaires empêtrés
dans leurs passions et leur ignorance. De la même manière que l'on
peut regarder du haut d'une falaise une tempête qui déchaîne les
flots sur la mer et qui précipite les marins dans la détresse et
le désarroi, et se sentir rassuré sur la terre ferme parce qu'on
n'a pas à subir la terreur d'être en perdition sur son navire. Le
sage, lui, vit calmement ; il voit la souffrance de ceux qui
sombrent dans la folie et les relations conflictuelles, mais comme il
n'a pas part à cette folie, il peut d'autant plus savourer sa
tranquillité et sa sérénité.
Pour
autant, cette manière de voir et d'opposer le sage et la personne
immature a des résonances quelque peu tragiques. Est-il si doux de
réjouir de ne pas être dans la tourmente quand on voit d'autres y
être ? Est-il si doux de se savoir en sécurité quand, au loin
dans la vallée, la bataille fait rage avec son lot de désolation,
de blessés et de morts ? Peut-on être à ce point insensible
face aux tragédies qui frappent les hommes quand bien même ces
tragédies sont le fait de la folie aveugle des hommes et que ces
tragédies auraient pu être évitées avec une gestion de la
situation, plus efficace et plus équilibrée ? Peut-on vraiment
être aussi insensible ? Est-ce que la sage est un être si peu
concerné des affaires du monde ? Est-il si retranché de ce qui
affecte les hommes, leurs peines, leurs blessures, leurs sentiments,
leurs peurs, leurs colères, leurs égarement ? Je veux bien que
Lucrèce nous explique que : « la plus grande douceur
est d'occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages,
ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des
hommes, qui errent ça et là en cherchant au hasard le chemin de la
vie ». Mais ces hautes tour fortifiées de l'âme
sont-elles si imperméables aux pleurs, aux cris, aux élans de
désespoir des gens tout autour de nous ? Est-on vraiment une
île ? Une forteresse inexpugnable que rien ne pourrait
affecter ? Réfugiés dans nos hautes tours bâties avec les
pierres de la sagesse, serions-nous si intouchables ?
Cette
figure du sage comme complète indépendance par rapport aux mondes
et aux fous qui composent ce monde me paraît être un fantasme. S'il
y a un sage en ce monde, et je ne prétends pas être un sage en ce
monde, je ne pense pas qu'il soit sourd aux émotions des hommes. Il
entend la colère quand les gens sont meurtris, il entend la joie
quand tout le monde est à la fête, il entend la détresse qui
frappent les hommes et il entend les rêves fous que ceux-ci peuvent
inventer les nuits sans lune. La différence réside à mon sens dans
ce que le sage ne va alimenter toutes ces émotions et il va les
apaiser, les transformer, les sublimer. Il pourra être affecté par
la colère, mais il ne laissera pas la colère le dominer ; il
verra l'offense, mais il ne suivra pas sans réfléchir sa pulsion de
vengeance. Il cherchera des réponses, des solutions que les autres
n'avaient pas ou ne voulaient pas envisager.
Bien
sûr, le sage ne suivra pas le sentier de ce monde qui vont vers la
recherche avide de richesse et de pouvoir, le sentier de ces hommes,
comme le dit Lucrèce, « qui s'épuisent en efforts de jour
et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s'emparer du
pouvoir ». Le sage se montre indifférent à ces buts
mondains insensés et est en paix par rapport à cela ; mais il
est en paix en lui-même, et non point parce qu'il se compare aux
autres qui ont emprunté ce chemin cahoteux et tortueux. L'avidité
des hommes nous affectent tous, même si vous n'en prenez pas part.
Regardez l'avidité que les hommes ont pour le pétrole. Le pétrole
fait tourner le moteur de nos voitures, le pétrole fait tourner
l'économie des puissances industrielles, le pétrole fait tourner la
tête des traders dans les bourses du monde entier, le pétrole fait
tourner les guerres au Moyen-Orient et ailleurs. Et enfin de compte,
nous sommes tous affectés par cette folie ! La Terre tourne de
plus en plus mal, le climat se réchauffe, les mers sont polluées de
ces nappes d'hydrocarbures ; et même nous qui nous croyons dans
des pays riches en paix, le terrorisme vient frapper à nos portes et
apporter son lot de désolation.
Dans
ce monde, tout est interconnecté, ainsi de même le fou et le sage
sont interconnectés. Un lien profond d'interdépendance les relie.
Le sage ne peut pas s'isoler du monde. Quand bien même, il vivrait
sur une montagne, loin de tout, il saurait et il verrait les liens de
causalité qui, de toute part, l'unirait et le rapprocherait des
êtres. Le sage s'éloigne de la folie des hommes pour connaître la
douceur comme le dit Lucrèce, mais cette douceur, il la laisse se
diffuser partout, en lui et en-dehors de lui pour le bien des êtres
sensibles qui peuplent le monde. Il aura ainsi dans chaque minute de
sa vie le souhait profond de sortir les êtres des ténèbres dont
parle Lucrèce : « Dans quelles ténèbres, parmi quels
dangers, se consume ce peu d'instants qu'est la vie! »
Edouard Boubat, Portugal, 1954 |
Suave,
mari magno turbantibus aequora ventis
E
terra magnum alterius spectare laborem;
Non
quia vexari quemquamst jucunda voluptas,
Sed
quibus ipse malis careas quia cernere suavest.
Suave
etiam belli certamina magna tueri
Per
campos instructa tua sine parte pericli;
Sed
nihil dulcius est, bene quam munita tenere
Edita
doctrina sapientum templa serena,
Despicere
unde queas alios passimque videre
Errare
atque viam palantis quaerere vitae,
Certare
ingenio, contendere nobilitate,
Noctes
atque dies niti praestante labore
ad
summas emergere opes rerumque potiri.
O
miseras hominum mentes, o pectora caeca!
Qualibus
in tenebris vitae quantisque periclis
Degitur
hoc aevi quod cumquest.
Nonne
videre nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui
Corpore
seiunctus dolor absit, mensque fruatur
Jucundo
sensu cura semota metuque?
William Turner - Tempête de Neige - 1842 (Tate Gallery de Londres) |
Voir tous les articles et les citations à propos de la philosophie antique ici.
Recul, empathie, rayonnement
RépondreSupprimerBonjour, je me permets juste : il s'agit d'une fresque de näutil
RépondreSupprimerà nautil-art.com
voilà et merci
Merci pour la précision ! Un artiste vraiment intéressant.
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