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vendredi 5 février 2016

Portes battantes




    Lorsque nous pratiquons zazen, notre esprit suit toujours notre respiration. Quand nous respirons, l'air vient dans le monde intérieur. Quand nous expirons, l'air va dans le monde extérieur. Le monde intérieur est illimité, et le monde extérieur est illimité aussi. Nous disons « monde intérieur » et « monde extérieur », mais en fait, il n'y a qu'un seul monde total. Dans ce monde illimité, notre gorge est comme une porte battante. L'air entre et sort comme quelqu'un qui franchit une porte battante. Si vous pensez « je respire », le « je » est en trop. Il n'existe de vous pour dire je. Ce que nous appelons « je » est une porte battante qui va et vient quand nous inspirons et quand nous expirons. Elle bat ; c'est tout. Lorsque votre esprit est assez calme et pur pour suivre ce mouvement, il n'y a rien : pas de « je », pas de monde, pas d'esprit ni de corps, rien qu'une porte battante.


     Ainsi, quand nous faisons zazen, rien d'autre n'existe que le mouvement de la respiration, mais nous sommes conscients de ce mouvement. Vous ne devriez pas être distrait. Cependant, être conscient du mouvement ne signifie pas être conscient de votre petit moi, mais plutôt de votre nature universelle, ou nature de Bouddha. Cette sorte de conscience est très importante, tellement notre perception habituelle est subjective. Notre compréhension habituelle de la vie est dualiste : vous et moi, ceci et cela, bien et mal. Mais, en fait, ces discriminations sont elles-même la conscience de l'existence universelle. « Vous » signifie être conscient de l'univers sous sa forme objective vous, et « je » signifie en être conscient sous sa forme subjective je. Vous et je ne sont que des portes battantes. Cette compréhension est nécessaire. Ceci ne devrait même pas être appelé compréhension ; c'est en fait la véritable expérience de la vie à travers la pratique zen.

    Ainsi, quand vous faites zazen, l'idée de temps ou d'espace n'existe pas. Vous pouvez dire : « Nous avons commencé à être assis à six heures moins le quart dans cette pièce ». Vous avez ainsi une certaine idée du temps (six heures moins le quart ), et une certaine idée d'espace (dans cette pièce). Mais vraiment, ce que vous faites, c'est seulement être assis et être conscient de l'activité universelle. C'est tout. A tel moment, la porte battante s'ouvre dans une direction, et, le moment suivant, la porte battante s'ouvrira dans la direction opposée. D'instant en instant, chacun de nous répète cette activité. Ici n'existe pas d'idée de temps ou d'espace. Espace et temps font un. Vous pouvez dire : « je dois faire quelque chose cet après-midi », mais en fait, cet « après-midi » n'existe pas. Nous faisons des choses les unes après les autres. C'est tout. Il n'existe pas de moment tel que « cet après-midi » ou « une heure » ou « deux heures ». A une heure, vous déjeunerez. L'acte même de déjeuner est « une heure ». Vous serez quelque part, mais cet endroit en peut être dissocié de « une heure ». pour qui apprécie vraiment notre vie, c'est la même chose. Mais lorsque nous commençons à nous lasser de notre vie, nous disons peut-être : « Je n'aurais pas du venir ici. Cela aurait été sans doute bien mieux d'aller déjeuner ailleurs. Ce n'est pas tellement bien ici ». Vous créez dans votre esprit une idée d'endroit séparée du vrai moment présent.


Shunryu Suzuki, Esprit zen, esprit neuf, éd. Le Seuil / Points Sagesses, Paris, 1977, pp. 40-41.








     J'aime ce passage du livre de Shunryu Suzuki car il nous invite à nous décentrer des conceptions de temps et d'espace pour nous recentrer sur le pur moment présent de l'air qui entre et sort en passant par notre gorge. Dans cet instant présent, la gorge qui accueille ce parfait non-événement qu'est l'air qui rentre et sort de notre corps peut être vue comme les portes battantes qui s'ouvrent et se ferment au gré de la respiration. Il n'y a en fait rien à faire : juste être attentif à cette porte battante. On pourrait avoir la conception d'un monde intérieur clos sur lui-même dans lequel l'air entre et un monde extérieur immense, illimité vers lequel l'air sort. Mais c'est là une vision trop simpliste : le monde intérieur est illimité et le monde extérieur est illimité, et les deux interagissent l'un sur l'autre. C'est pourquoi il est si important d'être attentif en méditation à la jonction symbolique des deux : cette porte battante constamment mue par ce qui entre et ce qui sort. Et au fond, ces deux mondes ne font qu'un : « il n'y a qu'un seul monde total », nous dit Shunryu Suzuki. L'idée du monde n'est que l'apparence objective de ce monde illimité, l'idée du « je » n'est que l'apparence subjective de ce monde, la manière subjective de s'approprier le monde. En zazen, on peut laisser cette dualité se dissoudre dans le mouvement des portes battantes et voir ce jeu d'apparences se faire et se défaire en permanence.

      Ce basculement dans la vision des choses en revenant à la conscience de ce simple phénomène physique qu'est la respiration est important pour libérer des schémas mentaux habituels, pour avoir une vision neuve du monde et de la vie. On pense toutes nos activités en terme de temps et d'espace : je mange mes spaghettis à telle heure dans tel restaurant qui se trouve à tel endroit. Mais ce n'est là qu'une conception de l'esprit. Quand vous êtes effectivement assis dans l'instant présent dans ce restaurant, il n'y a là que le mouvement présent de votre fourchette qui enroule les pâtes, le mouvement de porter les pâtes à votre bouche, le mouvement d'avaler les pâtes, le mouvement de succion du dernier spaghetti pour le faire rentrer dans votre bouche (si vous mangez comme un cochon!). Il n'y a qu'une succession d'instants présents que l'esprit met bout à bout pour conceptualiser l'acte de manger durant un certain temps de telle heure à telle heure, dans tel endroit, avec telle personne. Mais quand vous êtes vraiment dans l'instant présent, il n'y a que les mouvements de votre bouche ou de votre main qui saisit la fourchette. Ce temps rejaillit dans l'acte de manger. Et vous êtes là, pas quelque part. Chercher à déterminer ce quelque part, de savoir où on est n'est que la tentative de l'esprit de se situer et de se positionner relativement aux autres. L'acte de zazen est justement de sortir de cette existence relative pour entrer de plein pied la réalité absolue. Or cette réalité absolue se trouve dans les portes battantes de l'instant présent : c'est vers là que la conscience doit se diriger pour trouver sa véritable nature non-duelle.


     Quand on pratique zazen, on devrait donc lâcher prise et laisser de côté les notion de durée, de temps ou de lieu. Certes, on s'est peut-être donner rendez-vous dans tel ou tel dojo situé dans telle ou telle rue pour pratiquer zazen de telle heure à telle heure. On fait ce rendez-vous pour les commodités de la choses, pour être sûr de pouvoir se retrouver. Mais ce ne sont là que informations relatives. Une fois en zazen, il n'y a plus que le moment présent des portes battantes avec l'air qui entre et sort de nos poumons en passant par notre gorge. Juste l'instant présent. Et on laisse s'évanouir les envies et les souhaits d'être là ou d'être ailleurs : « c'est bien d'être ici » ou « ce serait mieux d'être ailleurs pour faire ceci ou cela ». Juste la conscience du moment présent. Juste le réel qui rentre et qui sort par ces portes battantes et s'apaise dans l'immensité.









Voir aussi à propos de Shunryu Suzuki :
Esprit du débutant
Ouverture




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