Dans
le milieu du développement personnel et de la spiritualité, on
n'entend souvent que le bonheur est en nous, et nulle part ailleurs,
et que ce bonheur ne dépend pas des situations heureuses (comme la
richesse, la réussite, la réputation, la chance, la santé) ou de
telles ou telles personnes (la famille, les personnes aimées, les
amis, les collègues...). Il faut chercher ce bonheur en soi-même,
au plus profond de son être et savoir rester équanime face aux
aléas heureux ou malheureux de la vie. Ce n'est pas faux, cela
recèle même une part fondamentale de vérité : je défends
personnellement l'idée que le bonheur véritable est d'abord le
fruit d'un travail spirituel et philosophique sur soi-même.
Néanmoins affirmer que le bonheur ne dépend pas du tout des autres
me laisse sceptique. Il me semble que la problématique est plus
complexe que cela.
Selon
le Bouddha, le bonheur naît de la pratique du Dharma, notamment en ayant une
conduite éthique juste et noble, en s'adonnant à la méditation et
en pénétrant les absorptions méditatives, enfin en gagnant
toujours plus en sagesse, que ce soit par l'étude, la réflexion
personnelle ou par l'intuition de la vision pénétrante qui perçoit
le réel tel qu'il est vraiment. C'est évidemment une démarche
personnelle qui dépend principalement de nous. Néanmoins, nous ne sommes pas le ou la seul(e) à pratiquer le Dharma : il y a
toutes sortes de gens dans le monde qui le pratiquent, et il a fallu
que ce Dharma nous soit enseigné d'une façon ou d'une autre, que
l'on ait reçu les enseignements d'un maître spirituel, que des amis
spirituels nous aient montré la Voie ou que l'on se soit renseigné
à travers des livres, des ouvrages divers ou les sites internet. Il
faut donc que d'autres êtres aient manifesté suffisamment de
persévérance dans le Dharma ainsi que de compassion pour répandre
le message du Bouddha à travers le monde, que ce soit par leur
parole de sagesse ou par leur exemple de vie. Donc, même si la
pratique du Dharma est une démarche individuelle, elle implique
nécessairement toutes sortes d'autres personnes dont on peut ne pas avoir
conscience, mais qui sont nécessaires pour que l'on ait découvert
le Dharma et qu'on ait progressé dans la Voie.
Peter Kellberg |
Et
même si le détachement et l'équanimité qui naissent dans la
méditation nous permettent de ne pas être affectés et de mettre à
distance les événements négatifs, il serait vain à mon sens de
croire que l'on peut s'affranchir complètement des conditions de vie
et de nos relations aux autres. On peut relativiser les événements
pénibles ou le situations difficiles à mesure de notre puissance
spirituelle, mais on ne reste jamais complètement insensible à ce
qui nous arrive. On a aussi besoin des autres pour être heureux :
nous sommes pas une forteresse imprenable, complètement indépendante
des êtres qui nous entourent. Un épisode intéressant de la vie de
Siddhartha Gautama illustre cela : avant d'être le plein Éveil
d'un Bouddha parfaitement accompli, Siddhartha s'adonnait à des
pratiques ascétiques extrêmes qui comprenaient des mortifications,
des privations radicales de nourriture et des exercices de rétention
du souffle. Aucune épreuve n'est trop dure pour lui, aucune
privation ne pouvait atteindre sa détermination. Mais après six ans
d'une telle ascèse, Siddhartha comprit que c'était là une impasse.
Un jour, une jeune fille vint lui apporter un bol de lait alors qu'il
était au bord de l'épuisement total et il l'accepta. Cela lui
rendit des forces et lui permit de découvrir une voie plus mesurée
entre les extrêmes des plaisirs et les extrêmes des mortifications
qu'il appela la Voie du Milieu. D'ordinaire, les commentateurs et les
érudits expliquent que le fait que Siddhartha ait accepté le bol de
lait de la jeune fille marque son abandon de l'extrême des
mortifications et l'entrée dans la Voie du Milieu. Cela est vrai,
mais il faut ajouter quelque chose : cet événement marque
aussi chez Siddhartha la compréhension intime que nous sommes tous
interdépendants. Même un ascète qui a vaincu tous ses désirs
concernant le corps a encore besoin de la générosité d'une jeune
fille pour progresser dans le Dharma.
Donc
même si un Sage qui a renoncé à tout a encore besoin des autres,
que n'en est-il pas de nous qui sommes très loin d'avoir atteint un
tel renoncement, nous qui vivons dans le confort du monde moderne ?
Qu'il s'agisse de notre nourriture, de nos vêtements, de notre
voiture, de nos objets technologique, tout cela a été produit par
des autres. Par ailleurs, la relation que l'on entretient avec les
autres est aussi déterminante dans la formation de notre état
psychologique. C'est pourquoi les quatre qualités incommensurables
sont aussi importantes à développer dans notre pratique du Dharma :
amour incommensurable, compassion incommensurable, joie
incommensurable et équanimité incommensurable. Il faut s'appliquer
encore et encore à ces qualités parce que tous les êtres
recherchent le bonheur et les causes du bonheur de la même façon
qu'ils fuient le malheur et les causes du malheur. En cela, nous
sommes tous semblables. La spiritualité ne peut donc pas être
seulement une recherche d'indépendance. Dès que nous en avons
l'occasion, il faut répandre l'amour, la compassion, la joie et
l'équanimité tout autour de nous.
On
répand l'amour bienveillant dès lors que nous souhaitons le bonheur
aux autres, peu importe que nous les connaissions ou pas, que nous
les apprécions ou pas. Il faut souhaiter ardemment le bonheur ainsi
que les causes du bonheur sans lesquelles aucun bonheur n'est
durable. On peut le faire dans une gare en faveur de tous ceux qui y
passent, dans un bus pour le conducteur et les passagers, dans un
forêt pour tous les promeneurs et les animaux qui y vivent. A tout
moment de la journée, on peut cultiver cet amour bienveillant à
l'égard de tout le monde. En fait, il n'y a même pas besoin de
démonstration d'amour ; une pensée ou un souhait suffit. Pas
besoin de faire des câlins et d'embrasser à tous les gens qui
passent dans la rue ! Mais un réel sentiment de bienveillance
qui prend peu à peu de la force.
On
répand la compassion quand on est animé par le souhait de libérer
les êtres des affres de la souffrance et de la douleur. Il n'est
peut-être pas possible de venir en aide à tout le monde, mais on
peut aspirer à ce que tous les êtres sensibles soient soulagés de
toutes les souffrances, que ces souffrances soient visibles ou
qu'elles nous soient cachées. On répand la joie quand on se réjouit
du bonheur et des qualités que les autres manifestent dans leur
existence. La joie est l'idée aussi de se réjouir de ce que les
êtres sensibles peuvent s'éveiller et se libérer de ces
souffrances. On répand enfin l'équanimité quand on considère avec
égalité les personnes plaisantes que l'on apprécie et les
personnes déplaisantes que l'on déteste et que l'on reste en paix
que l'on vive une situation agréable ou une situation pénible.
On
construit ensemble le bonheur de tous et de chacun, et l'amour
bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité sont des
éléments essentiels dans la fabrication de ce bonheur. En Inde, on
appelait ces quatre qualités incommensurables « demeure de
Brâhma » car le monde de Brahma était entièrement construit
d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité comme le nôtre est
fait de pierre, de terre, d'eau et d'air. C'est parce que ceux-ci
manquent cruellement qu'il y a autant de misères, de conflits,
d'affrontements en ce monde. Et pour bâtir un monde meilleur où les
gens puissent être heureux, il faudra aussi tout un engagement
envers les autres, un engagement à améliorer les choses. Cet
engagement peut prendre toutes sortes de formes, d'implications
qu'elles soient sociales ou politiques, mais elles doivent être
motivées par le souci de l'autre, par l'aspiration d'apporter le
bien-être et de libérer de la souffrance. En fait, se consacrer aux
autres, être plus ouvert aux autres est pour moi une dimension du
bonheur. Le bonheur n'est jamais réel s'il est clos sur lui-même.
C'est quand on a envie de donner, de partager, de s'ouvrir à
l'autre, de se soucier de lui qu'on se prédispose à être heureux.
Le
bonheur, je le répète, n'est jamais une complète indifférence à
autrui. Ce n'est pas non plus une indépendance totale que l'on
gagnerait par rapport aux événements et à nos relations envers
autrui. La spiritualité nous aide à nous détacher des contingences
de la vie : on n'a pas tous les jours la chance d'être aimé,
d'être apprécié, d'être populaire, d'être riche, d'être en
bonne santé, d'être dans la réussite et la gloire. Face à cela,
la méditation nous aide à nous détacher et à nous libérer, mais
pas en nous coupant des autres. Il s'agit bien d'allier une
bienveillance fondamentale avec ce détachement. Quand on subit
toutes les formes pénibles du désamour, que ce soit les insultes,
les attitudes malveillantes, les paroles malveillantes, il faut
d'autant plus répandre l'amour bienveillant. Il n'y a pas que nous
que nous qui manquons d'amour. Si l'on fait face à des difficultés
financières ou matérielles, il faut s'ouvrir à la générosité.
On n'a peut-être pas grand-chose à donner certes, puisqu'on est
fauché. Mais on peut toujours aider les autres, les soutenir, les
réconforter, être là quand le besoin de notre aide se fait sentir.
Il m'arrive souvent de me sentir malheureux pour toutes sortes de
raisons, qu'elles soient affectives, amoureuses, liées au travail ou
à des difficultés financières. Mais dans ces cas-là, au lieu de
me morfondre et d'éprouver du ressentiment, je me replonge dans la
méditation, je me détache des sensations déplaisantes qui
l'affectent, mais surtout je fais jaillir en moi et dans ma vision du
monde les quatre qualités incommensurables : amour
bienveillant, compassion, joie et équanimité. Après des années où
j'ai habitué mon corps et mon esprit à la méditation, je retrouve
très vite un potentiel de lumière et de bonheur. Je m'en étonne
encore : la vitesse à laquelle la conscience peut remonter la
pente et dépasser l'abattement grâce à l'étrange alchimie du
détachement et du souci de l'autre.
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