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samedi 27 février 2016

Le mangeur de viande et le tortionnaire



     Il y a quelques jours l'association L214 qui lutte en faveur de la condition animale a révélé une vidéo des mauvais traitements réservés aux bêtes dans l'abattoir de Vigan dans le Gard. Ce n'est pas la première fois que L214 révèle ce genre d'images. Il y a quelques mois, les images de l'abattoir d'Alès avaient défrayé la chronique et créé un gigantesque scandale. Mais aujourd'hui, le malaise est que, dans l'abattoir de Vigan, on tue et on massacre des animaux issus de la filière bio. Or l'idée générale est que, dans le bio, on est forcément gentil avec les animaux, qu'on les traite avec humanité, qu'on est respectueux envers eux. La filière de l'élevage bio jouit de l'imagerie de la ferme traditionnelle où tout était beau et rayonnant pour les animaux. On se rappelle nos livres d'enfants où la ferme d'élevage est systématiquement présentée sous un jour radieux, où les bêtes paissent paisiblement dans des prairies verdoyantes et où les cochons tout roses gambadent dans la boue. Mais ces images de fermes heureuses n'ont jamais été rien d'autre que de la propagande. Les choses n'ont jamais été aussi roses que cela : la violence a toujours été présente dans l'élevage depuis que l'élevage existe, et a fortiori dans l'abattage des bêtes. Les images de L214 viennent nous rappeler avec vigueur ce fait.







     Mais le philosophe français Raphaël Enthoven vient de prononcer une chronique sur Europe 1 intitulée « Manger de la viande n'est pas un crime, et s'en abstenir n'est pas unevertu » où il analyse à sa manière la vidéo de L214. Je voudrais ici répondre aux arguments de Raphaël Enthoven. Celui-ci met en cause l'actrice Hélène de Fougerolle et la chanteuse Nili Haddida qui concluent chacune la vidéo de l'abattoir d'Alès pour la première et celle de l'abattoir du Vigan pour la seconde à ne plus manger de viande pour ne plus rien avoir avec ces souffrances. Enthoven y voit une malhonnêteté intellectuelle : il y aurait selon lui une confusion entre deux combats. D'une part, le fait d'interdire des actes de violence et de torture envers les animaux, d'autre part, le végétarisme qui refuse que l'on tue les animaux. Pour Enthoven, on peut tout à fait continuer de manger de la viande du moment qu'on ne fait pas de mal aux animaux et qu'on les tue « humainement ». Ce faisant, Raphaël Enthoven contribue à la suite de nombreux autres à alimenter une mythologie qui a pour nom « la viande heureuse ».


   L'idéologie de la viande heureuse nous dit qu'effectivement, l'élevage industriel, c'est mal, c'est inhumain. Mais on peut élever les bêtes avec bienveillance en les laissant paître dans les champs et la nature verdoyante, et puis les abattre de manière humaine. Mais cette idéologie de la viande heureuse qui déculpabilise Raphaël Enthoven est défectueuse sur plusieurs points. D'abord, sur le fait de tuer « humainement » des animaux, comme si il y avait une manière humaine de tuer. Tuer est toujours un acte de violence comme le montrent les images du Vigan ; et un abattoir est toujours un système de violence organisée, de meurtres et de domination froide de l'homme sur les animaux qui obligent les hommes qui y travaillent à se déshumaniser pour accomplir leur tâche. Franchement, quand vous voyez un agneau, est-ce que vous avez vraiment envie de saisir l'animal par les pattes arrières, de le maintenir fermement, de l'accrocher à un crochet, de lui infliger une décharge électrique dans le front et puis de l'égorger avec un grand couteau ? Franchement ? Est-ce là votre conception de ce que ce qui est humain ? Même si l'ouvrier de l'abattoir tue proprement la bête, sans raté et sans sadisme, qu'est-ce qu'il y a d'humain là-dedans ?

     Raphaël Enthoven reporte toute la faute sur ces employés sadiques qui martyrisent les animaux dans les abattoirs. C'est bien commode que ces ouvriers servent de boucs émissaires pour la gigantesque faute morale dont l'humanité fait preuve à l'égard des animaux. Raphaël Enthoven aime les animaux dans les deux sens du terme : d'une part, il est gentil avec les eux car Raphaël Enthoven est quelqu'un de bien ; et d'autre part, Raphaël Enthoven mange les animaux car les animaux, c'est bon. Mais jamais Raphaël Enthoven ne voudrait faire de mal aux animaux. Alors il laisse le sale boulot à des gens très peu respectables, des gens de basses conditions sociales qui vont se salir avec le sang des bêtes pendant que Raphaël Enthoven donnera cours de philosophie sur Kant et Spinoza à des gens très bien dans une université très chic. Raphaël Enthoven regrette quand même que, parmi ces ouvriers, il y ait des sadiques qui aiment faire mal aux animaux. Mais ce que Raphaël Enthoven ne prend pas en compte, c'est à quel point il est déshumanisant d'égorger à longueur de journées des vaches, des cochons, des moutons, des poulets, des animaux qui ne vous ont rien fait. Pour continuer à exercer ce métier, il faut se désensibiliser, ne plus avoir d'empathie envers les bêtes. Est-il étonnant dès lors que certains de ces ouvriers se livrent à ces conduites répréhensibles où l'on fait souffrir gratuitement les animaux ?

     En fait, on ne peut avoir un abattoir et ne pas avoir ce genre de conduites, parce que le principe même de l'abattoir conduit les hommes à oublier que les animaux sont des êtres doués de sensibilité et que l'on a des devoirs moraux envers eux. Donc, quand Raphaël Enthoven nous explique qu'il n'y a pas de rapport entre les mangeurs de viande et les tortionnaires d'animaux, il se trompe lourdement et nous trompe lourdement : en mangeant de la viande, vous participez à un système mortifère qui conduit inévitablement à ce genre d'excès. Même si vous n'êtes vous-mêmes pas un sadique, en mangeant de la viande, vous mettez en marche tout un système d'exploitation des animaux où le sadisme est très souvent présent, pour ne pas dire omniprésent...

     Concernant les pratiques de « viande heureuse », je ne peux pas y voir un bien. C'est certes un moindre mal par rapport aux pratiques infernales de l'élevage industriel, mais cela reste un mal dans son principe même (et je ne parle pas des pratiques concrètes qui, comme le montrent la vidéo de L214, sont beaucoup moins respectables que les beaux principes que l'on met en avant pour justifier idéologiquement la « viande heureuse »). En outre, la viande heureuse ne s'adresse qu'à une petite minorité de bobos suffisamment nantis pour se payer cette viande à prix d'or dans les boutiques bio. La bonne conscience a un prix. La grande majorité de la population continuera à s'approvisionner dans le circuit classique où on a pas ce genre de scrupules envers les animaux. La « viande heureuse » n'est pas un modèle applicable à toute la société. Il faudrait que la population baisse drastiquement sa consommation de viande pour que le modèle de la « viande heureuse » soit viable à l'échelle de toute la population. Donc qu'on fasse un grand pas vers l'alimentation végétale.

    Je rappellerai par ailleurs à Raphaël Enthoven que même la « viande heureuse » contribue à émettre beaucoup de gaz à effet de serre et donc à contribuer au réchauffement climatique. Rappelons aussi qu'élevage bio n'a jamais été synonyme de bien-être animal. Un élevage bio est un élevage tout à fait classique où on nourrit les bêtes avec des végétaux issus de l'agriculture biologique. Ce n'est pas en soi une garantie pour un meilleur traitement des animaux. Puisque les bêtes sont nourries avec des aliments bio, l'impact écologique est un peu moindre que les élevages conventionnels, mais les vaches continuent à émettre du méthane comme dans l'élevage classique. L'élevage bio émet donc beaucoup de gaz à effet de serre, même si les acteurs du bio rechignent à le reconnaître.

*****

       Le second argument de Raphaël Enthoven est de dire qu'il n'y a pas de rapport entre le fait de manger des animaux et le fait de se comporter en tortionnaire à leur égard car alors tous les animaux prédateurs seraient des tortionnaires. Enthoven commet ici une confusion entre ce qui est naturel et ce qui est bien. Le tigre mange l'antilope, le loup mange l'agneau. C'est naturel. Cela fait partie de la nature. Mais le fait que ce soit naturel puisque cela se passe dans la Nature ne veut pas dire que ce soit bien. La Nature n'a que faire de ces catégories de bien et de mal. Par contre, les hommes en ont besoin pour établir une société plus juste et plus efficace afin d'apporter le bien-être à chacun de ses membres. Le tigre n'a pas les moyens intellectuels de penser une autre relation à la nourriture que de chasser l'antilope. Par contre, les hommes bien. C'est pourquoi il est vain de jeter l'opprobre sur le tigre, mais il n'est pas vain de le faire pour la conduite des êtres humains qui ont les moyens intellectuels de développer une action morale.

     Raphaël Enthoven continue son argumentation en disant que tous les omnivores sont amenés à manger de la viande puisqu'ils peuvent manger de la viande, les êtres humains devraient faire pareil sous peine de nier la part animale qui est en eux. Argument particulièrement étrange. Devons-nous vraiment faire tout ce qui est dans notre nature ? La pulsion sexuelle est naturelle, mais les hommes doivent-ils se précipiter sur les femelles humaines et les saillir sans ménagement ? Franchement ! Raphaël Enthoven nierait sa part animale quand il s'abstient de violer la première femelle humaine qui passe dans la rue ? Les grizzlis mâles tuent les bébés des grizzlis femelles, pour que ceux-ci puissent copuler à nouveau avec celles-là. C'est naturel, mais est-ce une pratique à suivre ? Le fait que nous sommes des animaux humains ne signifie pas que l'on doit faire tout ce que les animaux font ou peuvent faire. Nous avons évolué grâce à la culture, et c'est tant mieux ! Et même si vous vous abstenez de votre pulsion « naturelle » à manger de la viande, il vous reste beaucoup en commun avec les animaux : vous avez la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et les impressions corporelles, vous avez un instinct de survie, vous pouvez éprouvez le plaisir ou la douleur, vous pouvez éprouver des sentiments, la peur, l'espoir, la joie, la tristesse...

     Cela fait une bonne base pour éprouver votre animalité. Nul besoin de « récuser l'animal en vous », comme le dit Raphaël Enthoven, même si vous avez récusé vos appétits carnassiers. Ce dernier achève son raisonnement en disant que les véganes et les végétariens en réprouvant leur instinct carnivore mettent l'homme sur un piédestal. Pour moi, il n'y a là aucune contradiction : on peut parfaitement être humaniste, végane et antispéciste en même temps. Si on veut bien se rappeler que le piédestal en question est celui de nos responsabilités : puisque nous avons plus de possibilités et de capacités intellectuelles que les autres animaux, nous sommes en mesure d'être plus libres et d'avoir plus d'impact sur le monde. Cette liberté et ce pouvoir que nous avons nous donne plus de responsabilités envers la Nature et les autres êtres conscients. Je me souviens d'André Comte-Sponville expliquer que les hommes défendent parfois les baleines, mais que, par contre, les baleines défendent plus rarement les humains... Et c'est vrai : finalement, le fait d'être « supérieur » ne nous donne pas le droit d'exploiter à outrance les animaux, mais la responsabilité de leur accorder la vie la plus décente possible.

    Au final, monsieur Enthoven, même si ce n'est pas un crime selon le code pénal, c'est au moins une faute morale que de manger de la viande, et s'en abstenir est définitivement une vertu qui devrait, pour bien faire, s'étendre et se généraliser à l'ensemble de l'humanité.



Frédéric Leblanc, le 27 février 2016.






PS n°1 : je sais que certains antispécistes contesteront mon dernier argument, mais je répète et confirme qu'humanisme et antispécisme ne sont pas contradictoires. Je renvoie à mon argumentaire contre Yves Bonnardel et David Olivier des Cahiers Antispécistes dans les articles suivants.





PS n°2 : Sur Twitter, répondant aux réactions parfois vives que sa chronique, Raphaël Enthoven utilise un argument encore plus contestable : « Il y a autant de rapport entre un carnivore et un tortionnaire qu'entre la religion et le fondamentalisme. #Amalgame ». Si on fait un parallèle avec le déferlement de haine religieuse, j'ai bien peur que la comparaison tourne sérieusement en défaveur des mangeurs de viande. Si on compare l'honnête mangeur de viande qu'est Raphaël Enthoven ou « le gamin qui mange un BigMac au McDo » à l'honnête et paisible musulman et le « tortionnaire qui s'éclate à faire exploser le crâne des vaches » au jihadiste de Daesh, il y a d'emblée un problème : le musulman modéré ne tue personne et ne veut tuer personne. Le mangeur de viande tue ou fait tuer pour qu'il puisse s'adonner à sa dégustation de cadavres. Et le « tortionnaire » dont parle Enthoven existe nécessairement du fait même qu'il y ait des abattoirs qui sont là pour faire la sale besogne. Concernant l'islam, on peut par contre parfaitement imaginer un monde sans Daesh où il n'y aurait qu'un islam des Lumières pour tous ceux qui auraient la foi en Allah.

    On peut dissocier le musulman modéré du jihadiste, mais on ne peut pas dissocier le mangeur de viande du bourreau dans les abattoirs. Raphaël Enthoven se trompe lourdement quand il dit que « le problème n'est pas qu'on mange de la viande, le problème, c'est la façon dont on tue les animaux ». C'est une violence que de manger de la viande. C'est trop facile de reporter toute la faute sur un pauvre type qui fait un travail complètement dévalorisé et déshumanisant. C'est ajouter une violence sociale à la violence physique de tuer un animal.







Consulter le site de L214 ici.

Pour aider Raphaël Enthoven à arrêter la viande et à devenir végane, la campagne Jeudi Veggie.

Quelques conseils pour végétaliser son alimentation sur Végétik.



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici


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