Il
y a quelques jours l'association L214 qui lutte en faveur de la
condition animale a révélé une vidéo des mauvais traitements
réservés aux bêtes dans l'abattoir de Vigan dans le Gard. Ce n'est
pas la première fois que L214 révèle ce genre d'images. Il y a
quelques mois, les images de l'abattoir d'Alès avaient défrayé la
chronique et créé un gigantesque scandale. Mais aujourd'hui, le
malaise est que, dans l'abattoir de Vigan, on tue et on massacre des
animaux issus de la filière bio. Or l'idée générale est que, dans
le bio, on est forcément gentil avec les animaux, qu'on les traite
avec humanité, qu'on est respectueux envers eux. La filière de
l'élevage bio jouit de l'imagerie de la ferme traditionnelle où
tout était beau et rayonnant pour les animaux. On se rappelle nos
livres d'enfants où la ferme d'élevage est systématiquement
présentée sous un jour radieux, où les bêtes paissent
paisiblement dans des prairies verdoyantes et où les cochons tout
roses gambadent dans la boue. Mais ces images de fermes heureuses
n'ont jamais été rien d'autre que de la propagande. Les choses
n'ont jamais été aussi roses que cela : la violence a toujours
été présente dans l'élevage depuis que l'élevage existe, et a
fortiori dans l'abattage des bêtes. Les images de L214 viennent
nous rappeler avec vigueur ce fait.
Mais
le philosophe français Raphaël Enthoven vient de
prononcer une chronique sur Europe 1 intitulée « Manger de la viande n'est pas un crime, et s'en abstenir n'est pas unevertu » où il analyse à
sa manière la vidéo de L214. Je voudrais ici répondre aux
arguments de Raphaël Enthoven. Celui-ci met en cause l'actrice
Hélène de Fougerolle et la chanteuse Nili Haddida qui concluent
chacune la vidéo de l'abattoir d'Alès pour la première et celle de
l'abattoir du Vigan pour la seconde à ne plus manger de viande pour
ne plus rien avoir avec ces souffrances. Enthoven y voit une
malhonnêteté intellectuelle : il y aurait selon lui une
confusion entre deux combats. D'une part, le fait d'interdire des
actes de violence et de torture envers les animaux, d'autre part, le
végétarisme qui refuse que l'on tue les animaux. Pour Enthoven, on
peut tout à fait continuer de manger de la viande du moment qu'on ne
fait pas de mal aux animaux et qu'on les tue « humainement ».
Ce faisant, Raphaël Enthoven contribue à la suite de nombreux
autres à alimenter une mythologie qui a pour nom « la viande
heureuse ».
L'idéologie
de la viande heureuse nous dit qu'effectivement, l'élevage
industriel, c'est mal, c'est inhumain. Mais on peut élever les bêtes
avec bienveillance en les laissant paître dans les champs et la
nature verdoyante, et puis les abattre de manière humaine. Mais
cette idéologie de la viande heureuse qui déculpabilise Raphaël
Enthoven est défectueuse sur plusieurs points. D'abord, sur le fait
de tuer « humainement » des animaux, comme si il y avait
une manière humaine de tuer. Tuer est toujours un acte de violence
comme le montrent les images du Vigan ; et un abattoir est
toujours un système de violence organisée, de meurtres et de
domination froide de l'homme sur les animaux qui obligent les hommes
qui y travaillent à se déshumaniser pour accomplir leur tâche.
Franchement, quand vous voyez un agneau, est-ce que vous avez
vraiment envie de saisir l'animal par les pattes arrières, de le
maintenir fermement, de l'accrocher à un crochet, de lui infliger
une décharge électrique dans le front et puis de l'égorger avec un
grand couteau ? Franchement ? Est-ce là votre conception
de ce que ce qui est humain ? Même si l'ouvrier de l'abattoir
tue proprement la bête, sans raté et sans sadisme, qu'est-ce qu'il
y a d'humain là-dedans ?
Raphaël
Enthoven reporte toute la faute sur ces employés sadiques qui
martyrisent les animaux dans les abattoirs. C'est bien commode que
ces ouvriers servent de boucs émissaires pour la gigantesque faute
morale dont l'humanité fait preuve à l'égard des animaux. Raphaël
Enthoven aime les animaux dans les deux sens du terme : d'une
part, il est gentil avec les eux car Raphaël Enthoven est quelqu'un
de bien ; et d'autre part, Raphaël Enthoven mange les animaux
car les animaux, c'est bon. Mais jamais Raphaël Enthoven ne voudrait
faire de mal aux animaux. Alors il laisse le sale boulot à des gens
très peu respectables, des gens de basses conditions sociales qui
vont se salir avec le sang des bêtes pendant que Raphaël Enthoven
donnera cours de philosophie sur Kant et Spinoza à des gens très
bien dans une université très chic. Raphaël Enthoven regrette
quand même que, parmi ces ouvriers, il y ait des sadiques qui aiment
faire mal aux animaux. Mais ce que Raphaël Enthoven ne prend pas en
compte, c'est à quel point il est déshumanisant d'égorger à
longueur de journées des vaches, des cochons, des moutons, des
poulets, des animaux qui ne vous ont rien fait. Pour continuer à
exercer ce métier, il faut se désensibiliser, ne plus avoir
d'empathie envers les bêtes. Est-il étonnant dès lors que certains
de ces ouvriers se livrent à ces conduites répréhensibles où l'on
fait souffrir gratuitement les animaux ?
En
fait, on ne peut avoir un abattoir et ne pas avoir ce genre de
conduites, parce que le principe même de l'abattoir conduit les
hommes à oublier que les animaux sont des êtres doués de
sensibilité et que l'on a des devoirs moraux envers eux. Donc, quand
Raphaël Enthoven nous explique qu'il n'y a pas de rapport entre les
mangeurs de viande et les tortionnaires d'animaux, il se trompe
lourdement et nous trompe lourdement : en mangeant de la viande,
vous participez à un système mortifère qui conduit inévitablement
à ce genre d'excès. Même si vous n'êtes vous-mêmes pas un
sadique, en mangeant de la viande, vous mettez en marche tout un
système d'exploitation des animaux où le sadisme est très souvent
présent, pour ne pas dire omniprésent...
Concernant
les pratiques de « viande heureuse », je ne peux pas y
voir un bien. C'est certes un moindre mal par rapport aux pratiques
infernales de l'élevage industriel, mais cela reste un mal dans son
principe même (et je ne parle pas des pratiques concrètes qui,
comme le montrent la vidéo de L214, sont beaucoup moins respectables
que les beaux principes que l'on met en avant pour justifier
idéologiquement la « viande heureuse »). En outre, la
viande heureuse ne s'adresse qu'à une petite minorité de bobos
suffisamment nantis pour se payer cette viande à prix d'or dans les
boutiques bio. La bonne conscience a un prix. La grande majorité de
la population continuera à s'approvisionner dans le circuit
classique où on a pas ce genre de scrupules envers les animaux. La
« viande heureuse » n'est pas un modèle applicable à
toute la société. Il faudrait que la population baisse
drastiquement sa consommation de viande pour que le modèle de la
« viande heureuse » soit viable à l'échelle de toute la
population. Donc qu'on fasse un grand pas vers l'alimentation
végétale.
Je
rappellerai par ailleurs à Raphaël Enthoven que même la « viande
heureuse » contribue à émettre beaucoup de gaz à effet de
serre et donc à contribuer au réchauffement climatique. Rappelons
aussi qu'élevage bio n'a jamais été synonyme de bien-être animal.
Un élevage bio est un élevage tout à fait classique où on nourrit
les bêtes avec des végétaux issus de l'agriculture biologique. Ce
n'est pas en soi une garantie pour un meilleur traitement des
animaux. Puisque les bêtes sont nourries avec des aliments bio,
l'impact écologique est un peu moindre que les élevages
conventionnels, mais les vaches continuent à émettre du méthane
comme dans l'élevage classique. L'élevage bio émet donc beaucoup
de gaz à effet de serre, même si les acteurs du bio rechignent à
le reconnaître.
*****
Le
second argument de Raphaël Enthoven est de dire qu'il n'y a pas de
rapport entre le fait de manger des animaux et le fait de se
comporter en tortionnaire à leur égard car alors tous les animaux
prédateurs seraient des tortionnaires. Enthoven commet ici une
confusion entre ce qui est naturel et ce qui est bien. Le tigre mange
l'antilope, le loup mange l'agneau. C'est naturel. Cela fait partie
de la nature. Mais le fait que ce soit naturel puisque cela se passe
dans la Nature ne veut pas dire que ce soit bien. La Nature n'a que
faire de ces catégories de bien et de mal. Par contre, les hommes en
ont besoin pour établir une société plus juste et plus efficace
afin d'apporter le bien-être à chacun de ses membres. Le tigre n'a
pas les moyens intellectuels de penser une autre relation à la
nourriture que de chasser l'antilope. Par contre, les hommes bien.
C'est pourquoi il est vain de jeter l'opprobre sur le tigre, mais il
n'est pas vain de le faire pour la conduite des êtres humains qui
ont les moyens intellectuels de développer une action morale.
Raphaël
Enthoven continue son argumentation en disant que tous les omnivores
sont amenés à manger de la viande puisqu'ils peuvent manger de la
viande, les êtres humains devraient faire pareil sous peine de nier
la part animale qui est en eux. Argument particulièrement étrange.
Devons-nous vraiment faire tout ce qui est dans notre nature ?
La pulsion sexuelle est naturelle, mais les hommes doivent-ils se
précipiter sur les femelles humaines et les saillir sans
ménagement ? Franchement ! Raphaël Enthoven nierait sa
part animale quand il s'abstient de violer la première femelle
humaine qui passe dans la rue ? Les grizzlis mâles tuent les
bébés des grizzlis femelles, pour que ceux-ci puissent copuler à
nouveau avec celles-là. C'est naturel, mais est-ce une pratique à
suivre ? Le fait que nous sommes des animaux humains ne signifie
pas que l'on doit faire tout ce que les animaux font ou peuvent
faire. Nous avons évolué grâce à la culture, et c'est tant
mieux ! Et même si vous vous abstenez de votre pulsion
« naturelle » à manger de la viande, il vous reste
beaucoup en commun avec les animaux : vous avez la vue, l'ouïe,
l'odorat, le goût et les impressions corporelles, vous avez un
instinct de survie, vous pouvez éprouvez le plaisir ou la douleur,
vous pouvez éprouver des sentiments, la peur, l'espoir, la joie, la
tristesse...
Cela
fait une bonne base pour éprouver votre animalité. Nul besoin de
« récuser l'animal en vous », comme le dit Raphaël
Enthoven, même si vous avez récusé vos appétits carnassiers. Ce
dernier achève son raisonnement en disant que les véganes et les
végétariens en réprouvant leur instinct carnivore mettent l'homme
sur un piédestal. Pour moi, il n'y a là aucune contradiction :
on peut parfaitement être humaniste, végane et antispéciste en
même temps. Si on veut bien se rappeler que le piédestal en
question est celui de nos responsabilités : puisque nous avons
plus de possibilités et de capacités intellectuelles que les autres
animaux, nous sommes en mesure d'être plus libres et d'avoir plus
d'impact sur le monde. Cette liberté et ce pouvoir que nous avons
nous donne plus de responsabilités envers la Nature et les autres
êtres conscients. Je me souviens d'André Comte-Sponville expliquer
que les hommes défendent parfois les baleines, mais que, par contre,
les baleines défendent plus rarement les humains... Et c'est vrai :
finalement, le fait d'être « supérieur » ne nous donne
pas le droit d'exploiter à outrance les animaux, mais la
responsabilité de leur accorder la vie la plus décente possible.
Au
final, monsieur Enthoven, même si ce n'est pas un crime selon le
code pénal, c'est au moins une faute morale que de manger de la
viande, et s'en abstenir est définitivement une vertu qui devrait,
pour bien faire, s'étendre et se généraliser à l'ensemble de
l'humanité.
Frédéric
Leblanc, le 27 février 2016.
PS
n°1 : je sais que certains antispécistes contesteront mon
dernier argument, mais je répète et confirme qu'humanisme et
antispécisme ne sont pas contradictoires. Je renvoie à mon
argumentaire contre Yves Bonnardel et David Olivier des Cahiers
Antispécistes dans les
articles suivants.
- L'animalisme est-il un humanisme ? : voir le texte
- Humanisme et égalité : réponse à Yves Bonnardel et David Olivier. 1ère partie - 2ème partie
PS
n°2 : Sur Twitter, répondant aux réactions parfois vives que
sa chronique, Raphaël Enthoven utilise un argument encore plus
contestable : « Il y
a autant de rapport entre un carnivore et un tortionnaire qu'entre la
religion et le fondamentalisme. #Amalgame ».
Si on fait un parallèle avec le déferlement de haine religieuse,
j'ai bien peur que la comparaison tourne sérieusement en défaveur
des mangeurs de viande. Si on compare l'honnête mangeur de viande
qu'est Raphaël
Enthoven ou « le
gamin qui mange un BigMac au McDo »
à l'honnête et paisible musulman et le « tortionnaire
qui s'éclate à faire exploser le crâne des vaches »
au jihadiste de Daesh, il y a d'emblée un problème : le
musulman modéré ne tue personne et ne veut tuer personne. Le
mangeur de viande tue ou fait tuer pour qu'il puisse s'adonner à sa
dégustation de cadavres. Et le « tortionnaire » dont
parle Enthoven existe nécessairement du fait même qu'il y ait des
abattoirs qui sont là pour faire la sale besogne. Concernant
l'islam, on peut par contre parfaitement imaginer un monde sans Daesh
où il n'y aurait qu'un islam des Lumières pour tous ceux qui
auraient la foi en Allah.
On
peut dissocier le musulman modéré du jihadiste, mais on ne peut pas
dissocier le mangeur de viande du bourreau dans les abattoirs.
Raphaël Enthoven se trompe lourdement quand il dit que « le
problème n'est pas qu'on mange de la viande, le problème, c'est la
façon dont on tue les animaux ».
C'est une violence que de manger de la viande. C'est trop facile de
reporter toute la faute sur un pauvre type qui fait un travail
complètement dévalorisé et déshumanisant. C'est ajouter une
violence sociale à la violence physique de tuer un animal.
Consulter le site de L214 ici.
Pour aider Raphaël Enthoven à arrêter la viande et à devenir végane, la campagne Jeudi Veggie.
Quelques conseils pour végétaliser son alimentation sur Végétik.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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