Enivrez-vous
Il faut
être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne
pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous
penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de
quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais
enivrez-vous!
Et si
quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un
fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue,
demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à
l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui
roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle
heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge,
vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les
esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse
de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.
Charles
Baudelaire, Petits poèmes en prose, XXXIII.
Voici
un poème de Charles Baudelaire qui résonne étrangement aux
oreilles d'un passionné de philosophie bouddhiste. Pour Baudelaire,
il faudrait tout faire pour oublier l'horreur du temps qui passe et
qui ravage tout sur son passage. Il faudrait tout faire « pour
ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et
vous penche vers la terre ». S'enivrer serait alors la
solution : tout le frémissement du monde serait alors une
invitation à cette griserie. Pour celui qui est prêt à écouter,
le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge nous disent qu'il
est l'heure de s'enivrer pour oublier les heures qui passent et
défilent. Et cette ivresse peut être celle que procure le vin, mais
aussi cela peut être l'ivresse poétique ou l'ivresse de la vertu.
S'enchanter du monde tant qu'il est est encore temps ou faire le bien
autour de soi afin de grappiller quelques poussières d'éternité
auprès de la providence ou auprès du bon Dieu.
La
démarche d'un bouddhiste est évidemment tout autre puisqu'il s'agit
de regarder en face l'impermanence et avoir une pleine conscience de
ce passage inexorable du temps dans le corps et dans l'esprit, dans
les êtres et dans les choses, dans ce qu'on aime et ce qu'on aime
pas. En même temps paradoxalement, on peut se demander si la
méditation n'est pas justement une ivresse lucide :
s'affranchir de ce monde temporel en rendant l'esprit transparent à
cette œuvre incessante de l'impermanence. Ces quelques mots de
Charles Baudelaire me rappelle ces mots de Dōgen
dans le Genjōkōan :
« Étudier
la Voie du Bouddha, c'est s'étudier soi-même ;
S'étudier
soi-même, c'est s'oublier soi-même ;
S'oublier
soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les phénomènes ;
Être
reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est
abandonner son corps et son esprit
Comme
le corps et l'esprit de l'autre,
C'est
voir disparaître toute trace d’Éveil
Et
faire naître l'incessant Éveil sans trace ».
Ivresse
du Zen.
C'est
l'heure de s'enivrer, c'est l'heure d'entrer en méditation.
Voir aussi de Charles Baudelaire :
(et plus particulièrement la 4ème partie a & b pour le passage ci-dessus)
Voir aussi :
Kenro Izu |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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