Le cerveau et l'esprit
Quel
est le rapport entre le corps et l'esprit ? Les neurosciences
contemporaines ont forcé les philosophes à adapter à l'air du
temps cette vieille question qui hantent les débats depuis si
longtemps. La question est désormais : quel est le rapport
entre le cerveau et l'esprit ? Le cerveau, cette portion du
corps, se distingue-t-il de l'esprit ? Ou l'enveloppe-t-il
complètement ?
La
question se pose aussi pour la philosophie bouddhique. Récemment, le
neurobiologiste Wolf Singer et le moine bouddhiste Matthieu Ricard
ont consacré un ouvrage de dialogue et de débat, intitulé
« Cerveau et méditation ». J'ai consacré
quelques notes au sujet de ce livre (voir plus bas, après l'article
les références à ces différentes notes). Mais il y a quelques
années de cela, j'avais été frappé d'une comparaison que j'avais
trouvée osée du moine anglo-australien Ajahn Brahm. Pour lui,
l'esprit est distinct du fonctionnement du cerveau. Dans une
conférence, il a dit :
« Pour
le bouddhisme, il y a six sens. Non seulement les cinq sens de la
science, à savoir vue, ouïe, odorat, goût, toucher, mais également
l'esprit. Dès le début dans le bouddhisme, l'esprit a été le
sixième sens. Il y a vingt-cinq siècles, ce sixième sens était
déjà bien reconnu. On n'a pas adapté l'enseignement pour la
science moderne, c'était ainsi dès le tout début. Le sixième
sens, le mental, est indépendant des autres sens. Si on effectuait
la transplantation du cerveau entre vous et moi, que vous preniez mon
cerveau, et moi le vôtre, je serai toujours Ajahn Brahm et vous
seriez toujours vous-même. L'esprit et le cerveau sont deux choses
différentes. L'esprit peut faire usage du cerveau, mais ce n'est pas
une obligation 1 ».
J'avoue
que ce passage m'a laissé particulièrement perplexe. Pour Ajahn
Brahm, le cerveau ne serait qu'un organe comme les autres, que l'on
pourrait inter-changer, sans que la personnalité soit affectée,
tout comme on peut vous greffer le rein d'une autre personne, sans
que votre « moi » en soit complètement bouleversé.
Attention ! Ajahn Brahm ne dit pas que l'esprit soit une âme
éternelle. En tant que moine bouddhiste qui essaye d'être fidèle
aux enseignements du Bouddha, le « moi » est pour lui une
illusion, et l'esprit est une substance immatérielle indépendante
du cerveau donc, mais qui n'est pas éternelle. La nature de l'esprit
est granulaire, c'est-à-dire composé d'instants de conscience. Tout
comme une plage peut sembler une seul objet de loin, mais quand on
regarde de près le sable de cette plage, on se rend compte de la
nature granulaire du sable. L'esprit est donc granulaire : il y
a de l'espace entre chaque « grain » de conscience ;
mais qui plus est, l'esprit est impermanent, comme les objets dans
cet univers. Il est né en dépendance de causes et de conditions, et
il disparaîtra quand les causes et les conditions qui l'alimentaient
disparaîtront, tout comme un feu s'éteint quand l'air ou le
combustible vient à manquer.
Ajahn
Brahm refuse donc la théorie d'une « conscience pure et
non-duelle » que Matthieu Ricard défend dans « Cerveau
et méditation » (en accord avec tous les lamas tibétains)
ou la théorie d'une « conscience originelle » que l'on
retrouve fréquemment exprimée par les maîtres Zen. Pour Ajahn
Brahm, il n'y a pas d'esprit éternel derrière le mental des êtres
ordinaires, esprit qui transmigrerait de vies en vies, et qu'il
s'agirait de libérer du samsāra,
le cycle des existences.
Mais
même avec cette précaution, ce passage d'Ajahn Brahm me laisse
perplexe : je ne suis pas vraiment certain que si des
chirurgiens fous échangeaient mon cerveau avec celui d'Ajahn Brahm,
j'aurais encore la conscience d'être moi-même, Frédéric Leblanc,
l'auteur du blog « Le Reflet de la Lune », et
qu'Ajahn Brahm ait le sentiment d'être encore Ajahn Brahm. Je pense
en outre qu'il est faux de dire que le sixième sens, le mental, soit
complètement différent des autres sens matériels : les
impressions sensorielles de la vision, de l'audition, de l'odorat, du
goût et du toucher sont traités dans le cerveau, et on a besoin du
cerveau pour traiter ce flux d'informations sensorielles, mais on a
aussi besoin du cerveau pour traiter les objets mentaux que sont les
pensées, les émotions, les imaginations, les souvenirs, les rêves,
etc... Le mental est effectivement le sixième sens (sans aucune
connotation paranormale), mais cette faculté sensorielle du mental
voit son activité située essentiellement située dans le cerveau,
comme le montre notamment les scans de plus en précis dont disposent
les neurosciences (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle
– IRMf, tomographie à émission de positrons,
électroencéphalographie – EEG, etc...). L'activité mentale
laisse des traces sur les scanners. Les neurobiologistes se sont même
mis en tête d'étudier le fonctionnement du cerveau quand on
pratique la méditation. C'est précisément parce que l'activité
mentale se produit grâce à différentes aires du cerveau.
Ajahn Brahm |
Mais
qu'en est-il de l'esprit alors ? Passe-t-il simplement aux
oubliettes de l'Histoire des idées ? L'esprit est différent du
mental, tout comme l'océan ne se réduit pas aux vagues. L'esprit
est le contenant, et le mental est le contenu avec ses pensées, ses
émotions, ses souvenirs, son imagination, ses sentiments, comme
autant de vagues qui agitent la surface de l'esprit. Plusieurs
positions philosophiques sont possibles, et je vais en passer
quelques unes en revue. Ces positions philosophiques relèvent
essentiellement de la métaphysique. Je ne serai donc pas dogmatique
dans ce domaine : je rejoins Emmanuel Kant quand il affirme que
les propositions métaphysiques ne peuvent être l'objet d'un savoir,
mais peut tout-à-fait faire l'objet de croyances. Néanmoins, les
avancées de la science fait reculer le domaine de la métaphysique :
le fonctionnement de l'esprit qui a fait l'objet de spéculations
métaphysiques pendant des siècles peut être aujourd'hui l'objet
d'un savoir scientifique. Ces avancées scientifiques modifient donc
les termes du débat. Par ailleurs, à partir de notre propre
expérience de la pensée et de la méditation, on peut aussi fournir
une réflexion philosophique qui ne soit pas simplement une démarche
spéculative dans le vide, sans attache avec le monde réel. Il
restera toujours néanmoins une dimension métaphysique à ce genre
de problèmes.
1°)
La première position est celle du matérialisme. C'est la
position de la plupart des neuroscientifiques. Pour eux, « l'esprit
est un épiphénomène de l'esprit » (pour reprendre une
expression consacrée). Cela signifie que, parmi toutes les choses
que l'activité cérébrale peut produire, il y a l'esprit,
l'impression d'avoir une conscience subjective qui expérimente tout
ce qu'on vit. Cette conscience subjective est intégralement produite
par le cerveau, tout comme le personnage d'un jeu vidéo est
intégralement produit par l'ordinateur qui fait tourner le jeu. Dans
les années '80, Jean-Pierre Changeux avait écrit « L'homme
neuronal », un plaidoyer très dogmatique du matérialisme
neuronal : pour Changeux, on peut ou on pourra rendre compte de
toutes les fonctions de l'esprit, y compris les plus élevées comme
la raison humaine, le goût pour les œuvres d'art, etc...
Dans
cette optique, on pourrait défendre l'idée d'un « yogin
neuronal », la vision bouddhique que tout l'esprit humain
relève du fonctionnement du cerveau, mais que la méditation, la
conduite éthique et la sagesse permettent d'apaiser et d'optimiser
ce fonctionnement cérébral. À
ma connaissance, aucun penseur bouddhique ne défend une telle
position. Mais cela ne serait pas complètement absurde. Il faudrait
certes abandonner certaines idées comme, par exemple, l'idée de la
réincarnation (ou renaissance pour être plus correct dans le
contexte de la philosophies) ; mais j'ai déjà montré dans mon
article « Croire
en la réincarnation ? » que cette croyance
métaphysique n'était pas absolument nécessaire pour pratiquer le
Dharma (je ne reviens donc pas sur ce débat, je renvoie toute
personne intéressée à l'article en question).
2°)
La deuxième option est l'inverse radical de la première
proposition : l'idéalisme pur. Là où le matérialisme dit :
« tout est matière », l'idéalisme pur dit : « tout
est esprit ». Tout est esprit, y compris la matière. Dans la
philosophie bouddhique, ce courant est représenté par l'école
Yogāchāra,
encore appelée Cittamātra,
« l'Esprit Seulement ». Selon une formule célèbre du
Samādhi Rāja Sūtra
(le Soûtra Roi de la Concentration) : « Ô
fils des Vainqueurs, les trois mondes ne sont qu'esprit ».
La conscience la plus fondamentale, sous l'emprise de l'illusion et
de l'ignorance, crée à la fois le « moi » et le monde
dans son immensité. Mais cette dualité entre le moi d'un côté et
le monde avec les objets qui le composent de l'autre est tout à fait
illusoire. Comme le dit le Lankāvatāra
Sūtra
(le Soûtra de la Descente à Lanka) : « La
conscience est à la fois le spectateur, le théâtre et la danseuse
à la fois ».
À
la base de cette illusion, il y a la conscience fondamentale ou
conscience pure non-duelle, encore appelée « conscience qui se
connaît et s'illumine elle-même ». Ce n'est pas vraiment une
vision du monde que l'on pourrait avoir de manière intuitive :
dans la vie de tous les jours, on a tendance à penser que les objets
matériels sont bien réels puisqu'on peut les toucher et éprouver
la résistance que ceux-ci nous opposent. Toc, toc, toc ! La
table en bois de ma cuisine semble bien réelle ! Mais quand on
pratique la méditation et le yoga de manière intensive en retraite,
ce genre de vision du monde semble beaucoup plus pertinente, d'où
le nom de Yogāchāra pour cette école : ceux qui pensent que
la pratique du Yoga est un critère pertinent de vérité
ontologique.
L'exemple
qui revient souvent chez les adeptes du Yogāchāra ou Cittamātra
est l'exemple du rêve. Dans le rêve, j'ai l'impression de vivre des
aventures ordinaires ou extraordinaires, de me déplacer dans un
environnement, de manipuler des objets, de rencontrer des gens ou des
animaux et d'interagir avec ces êtres sensibles. Tout cela me semble
bien réel jusqu'au moment où cette réalité s'effacera au moment
du réveil. Il en va de même du réel pour les idéalistes du
Cittamātra : tout ce monde avec ces objets et ces êtres
sensibles sont invention de l'esprit. S'éveiller par la pratique
spirituelle et méditative à la véritable nature des choses veut
dire ne plus être dupe de cette dualité et voir les corps et les
objets comme autant de production de la conscience. Il y a néanmoins
une différence majeure avec le rêve : on n'est pas tout seul à
rêver le monde. Tous les êtres sensibles ont le pouvoir de créer
le monde, votre voisin de palier, votre chien ainsi que la mouche qui
vrombit autour de votre nez. Le monde est une création collective,
c'est pourquoi il est beaucoup plus résistant à l'analyse que ne
l'est un rêve qui s'estompe après quelques minutes.
On
pourrait penser que, dans cette perspective philosophique du
Cittamātra , l'étude du cerveau n'a pas vraiment d'intérêt.
Le seul intérêt serait d'observer les tréfonds de la conscience.
Néanmoins, je pense qu'il n'en est rien. Historiquement, des
philosophes du Cittamātra comme Dignāga ou Dharmakīrti
ont passé beaucoup de temps à étudier comment on perçoit le monde
réel2.
Si ces philosophes devaient être transportés dans une machine à
remonter le temps jusqu'à notre époque, je suis certain qu'ils
seraient passionnés de science, et plus particulièrement de
neurobiologie. Les consciences sensorielles ordinaires (conscience
visuelle, conscience auditive, conscience olfactive, conscience
gustative, conscience corporelle, conscience mentale) sont les
simples témoins du monde et du « moi ». Ce ne sont pas
les consciences créatrices du monde. Pour accéder aux profondeurs
de ces consciences créatrices, il faut s'absorber dans la méditation
et découvrir la conscience émotionnelle qui interprète le monde
selon les émotions dominantes qui agitent en profondeur l'esprit, un
peu comme des courants marins peuvent pousser les navires à la
surface dans un sens ou dans un autre. Et puis il y a la conscience
base-de-tout ou conscience-entrepôt dans laquelle toutes les
semences du réel sont entreposés. Une fois que cette conscience
base-de-tout s'illumine complètement, elle devient la conscience
pure non-duelle ou « conscience qui se connaît et s'illumine
elle-même ». Ces deux consciences, la conscience émotionnelle
et la conscience base-de-tout, ne dépendent pas du cerveau,
puisqu'elles conditionnent à la fois notre psychologie et mais aussi
les apparences du monde réel. Les six consciences dont tout individu
fait continuellement l'expérience, elles, relèvent du cerveau. La
matière de ce cerveau relève en définitive de la conscience
base-de-tout, tout comme les atomes qui constituent le monde réel.
Mais comprendre comment nous percevons ce réel, l'étude du cerveau
est un chemin nécessaire.
Un
philosophe idéaliste du XVIIème
siècle, Berkeley, avait en son temps défendu l'idée que le monde
est créé par l'esprit. On lui doit cette formule célèbre :
« Être, c'est être
perçu ou percevoir »
(esse est percipi aut
percipere).
Dans cette perspective moderne du Cittamātra, peut-être pas. La
conscience base-de-tout crée le monde, mais comme c'est une création
collective, comme la conscience base-de-tout de tous les êtres
sensibles participent à cette création et qu'une conscience
base-de-tout individuelle ne perçoit que sa propre création, la
conscience base-de-tout a besoin aussi de créer un interface
matériel qui permettra de percevoir le monde réel, cette création
collective de toutes les consciences base-de-tout des êtres en
nombre infini qui peuplent l'univers. Et cet interface matériel, ce
n'est rien d'autre que le cerveau. Il en résulte que la perception
que l'on peut avoir des objets ou le fait d'être perçu ne va pas
directement constituer l’Être des choses ou de notre corps. Le
cerveau n'a pas cette puissance créatrice. Néanmoins, cette
perception va susciter toutes sortes de réactions émotionnelles qui
vont se répercuter sur la conscience émotionnelle et qui va activer
dans un second temps telle ou telle semence dans les profondeurs de
la conscience base-de-tout dans cette vie-ci ou dans une vie
prochaine. Ces semences vont donc créer de nouvelles réalités dans
le monde réel du fait de la puissance créatrice de la conscience
base-de-tout. Il y a donc une interaction constante entre le cerveau
qui traite les six consciences sensorielles et les consciences
immatérielles que sont la conscience émotionnelle et la conscience
base-de-tout. D'où l'intérêt d'étudier le cerveau, même quand on
adhère aux théories idéalistes de l'école Cittamātra !
3°)
Il y a les penseurs qui pensent l'âme ou l'esprit comme une entité
distincte du corps, et pour qui le cœur est le siège de l'âme ou
de l'esprit. Aristote adhérait à ce genre de conceptions (même si
sa théorie de l'âme est complexe, je n'ai pas le temps de
m'appesantir sur le sujet). Aristote pensait que le cerveau avait
pour fonction de refroidir le cœur. Notons que les bouddhistes aussi
a l'origine pensaient aussi que le siège de l'esprit était le cœur.
Pas seulement le siège des émotions et de l'amour comme dans les
représentations occidentales naïves du cœur « »,
mais le siège de la pensée et de la réflexion. Cela peut paraître
absurde aujourd'hui vu nos connaissances actuelles sur le cerveau.
Mais si on réfléchit, ce n'est pas si absurde que cela : quand
on ne prend pas en compte nos connaissances modernes sur le cerveau,
mais qu'on se base sur notre expérience subjectives de la vie de
l'esprit, on a vraiment la conviction que la centre de notre être
pensant et conscient se situe au niveau du cœur. C'est ce qu'on peut
appeler la « connaissance » à la première personne. Or
cette vision subjective a son centre au niveau du cœur et remonte
jusqu'au niveau des yeux pour explorer le monde du regard. On n'a pas
du tout l'impression de réfléchir à partir du cerveau. Les
neurosciences ont en ce sens une « connaissance à la troisième
personne ». Ils ne voient pas l'esprit, ils ne voient que
l'activité électrique du cerveau et en déduisent des conclusions
par rapport à l'esprit, tout en restant en-dehors de l'esprit, comme
quand je parle d'une tierce personne : il mange, elle dort....
4°)
Il y a aussi tous ceux qui soutiennent qu'il existe à la fois un
cerveau matériel et un esprit immatériel pensant, se souvenant et
éprouvant les émotions. Ce serait fastidieux d'énumérer toutes
les conceptions philosophiques qui ont développé au cours de
l'Histoire de la pensée ce genre d'idées. Citons néanmoins le plus
célèbre d'entre tous ces philosophes, René Descartes. Pour lui, le
siège de le pensée est dans la glande pinéale dans le cerveau. Il
y a donc ce que Descartes appelle des « substances pensantes »,
l'âme immatérielle qui pense et qui est douée de volonté, le
« je » pensant qui est aux commandes du corps à partir
de la glande pinéale. Descartes était arrivé à la conclusion que
c'est là que devait résider la conscience immatérielle puisque la
glande pinéale est à la seule partie du cerveau qui soit unique, et
pas en double exemplaire comme les autres organes du cerveau. Disons
tout de suite que cette vision est très fragilisée. La pensée
laisse des traces dans le cerveau ; et même l'idée que le
« moi » doit être localisable dans une région précise
du cerveau a du être abandonné (voir mon article « L'impossible
localisation du soi »).
J'avais
entendu une fois la métaphore qui comparait le cerveau à un
téléviseur. Le téléviseur permet de regarder les émissions de
télévision. Mais ce n'est pas le téléviseur qui fait les
émissions : sous-entendu, la conscience serait la chaîne de
télévision qui produirait les émissions pour passer dans le
téléviseur. La conscience produirait des pensées que le cerveau
permet de retransmettre dans l'expérience subjective. Il me semble
néanmoins qu'on réalise que les impulsions de la volonté existe
dans le cerveau avant même que l'on en soit conscient. Le cerveau a
un rôle actif dans la création des pensées et ne peut donc être
réduit à un simple récepteur de nos pensées en provenance d'une
substance immatérielle.
C'est
donc aussi le point de vue d'Ajahn Brahm quand il explique que
« l'esprit peut faire usage du cerveau, mais ce n'est pas
une obligation ». Ajahn Brahm en veut pour preuve les
expériences de mort approchées où certaines personnes ont
expérimenté une sortie du corps où elles pouvaient voir ce qui se
passait dans la salle d'opération alors que ces personnes avaient un
électroencéphalogramme plat et que le cerveau n'avait donc aucune
activité. Je pense néanmoins que, même si ces témoignages sont
troublants, ils sont racontés une fois que la personne est revenue à
la vie et qu'elle met des mots de l'expérience quotidienne sur une
expérience qui dépasse complètement les mots de l'expérience
quotidienne. Je pense par exemple qu'il est fort possible que la
conscience se dégageant du corps, elle puissent voir se refléter en
elles la conscience des autres personnes et voir ce que la conscience
visuelle des infirmières et des médecins présents voient avec leur
conscience visuelle. Une fois revenu à la conscience, le patient
raconte qu'il a « vu » telle ou telle chose dans la salle
d'opération au moment de son EMI (expérience de mort imminente,
near death experience en anglais) parce qu'il doit bien mettre
des mots sur une expérience aussi déroutante.
5°)
On peut aussi concevoir une conscience immatérielle, pur spectateur
de la scène que donne à voir la production du cerveau. Pour qu'il y
ait une perception, il faut qu'il y ait la rencontre entre un objet
perçu, un organe des sens et une conscience sensorielle. C'est ce
qu'on appelle dans la terminologie bouddhiste « l'agrégat de
la forme ». Par exemple, dans le cas d'une vision, il faut le
contact d'une forme visible, de l’œil et d'un moment de conscience
visuelle qui s'engage vers l'objet. Ce moment de conscience visuelle
relève essentiellement de l'activité du cerveau. Ce contact va
produire une sensation plaisante, déplaisante ou neutre (agrégat de
la sensation), ce contact ressenti va être reconnu (agrégat de la
perception), ce contact reconnu va enclencher une réaction (agrégat
de la formation mentale). Et enfin, toute ce scène est enregistrée
par la conscience (agrégat de la conscience). Cette conscience-là,
pur spectateur passif de cette scène, est essentiellement une
conscience immatérielle. Sans le cerveau, cette conscience n'aurait
aucune contenu, aucune forme à contempler. Mais elle ne se résume
pas non plus au cerveau. Elle n'est pas absolument liée à la
matérialité. Elle s'en dégage d'ailleurs complètement au moment
de la mort.
C'est
la même chose si le mental perçoit une pensée. Il y a la rencontre
de cette pensée, du mental et d'une conscience mentale produite par
le cerveau (agrégat de la forme). La seule différence est que le
mental crée à la fois l'objet et le perçoit. Cette pensée
provoque une sensation. Elle est reconnue dans l'agrégat de la
perception. Cette perception induit une réaction dans l'agrégat de
la formation mentale. Et tout cela est enregistré dans la conscience
mentale immatérielle. La conscience mentale immatérielle ne pense
donc pas : elle est un silence infini dans l'immensité de
l'esprit. Elle a besoin du cerveau pour penser (en tous cas, au sens
où nous entendons habituellement le mot « penser ») :
ce qui est à la fois une bonne chose et une mauvaise chose. Une
bonne chose parce que cela permet de réfléchir sur le monde. Une
mauvaise parce que ces pensées obscurcissent la véritable nature de
l'esprit et succèdent les unes aux autres sans que nous puissions
nous détacher de ce flot continuel de pensées. D'où le travail de
la méditation pour apaiser justement ce flot de pensées !
Peut-être
que cette conscience immatérielle n'est pas pure réceptivité, pure
passivité. Elle a peut-être des impulsions qui l'engagent dans
telle ou telle direction. Cela dépasse très largement notre
entendement. Néanmoins pour que ces impulsions se traduisent en acte
dicté par la volonté, il faut le truchement du cerveau.
Personnellement,
c'est la vision qui me semble la plus pertinente, sans pour autant
que je puisse en avoir une conviction absolue. Comme je l'ai dit plus
haut, les croyances métaphysiques dépassent notre entendement, et
je ne peux pas être absolument certain de ce qu'il en est au niveau
ultime. Donc plutôt de soutenir des positions dogmatiquement, je
préfère m'en tenir à une curiosité fondamentale sur ce genre de
sujet : continuellement approfondir mon questionnement à
l'égard de cette relation cerveau/esprit.
Cette
vision est aussi celle de Matthieu Ricard (au moins dans les grandes
lignes) dans son ouvrage « Cerveau et méditation »
avec le neurobiologiste Wolf Singer3.
Les pensées se situent en grande partie dans le cerveau ; la
conscience dans son aspect grossier entretient un rapport étroit
avec le cerveau. Mais la conscience ne se réduit pas pour autant au
cerveau. Matthieu Ricard reprend la vision d'une conscience pure
non-duelle propre à l'école Cittamātra
(tout en étant moins radical sur que le monde entier se ramène à
la conscience). Cette conscience pure non-duelle transcende le
fonctionnement habituel du cerveau et transcende également cette
vie-ci, puisque cette conscience pure non-duelle qui est le fil tenu,
mais essentiel qui passe d'une vie à l'autre. Il reprend pour preuve
de cette vision les expériences paranormales comme les sorties du
corps dans les EMI comme le fait Ajahn Brahm, des expériences de
télépathies, le rappel des vies antérieures, etc...
*****
Voilà
pour un tour d'horizon rapide des différents types de relation entre
le cerveau et l'esprit. Il me reste à revenir sur cette expérience
de pensée riche et intéressante d'Ajahn Brahm. Et si on échangeait
nos cerveaux, serions-nous toujours nous-mêmes ? Ajahn Brahm
répond par l'affirmative. Je répondrai par contre par la négative.
Le cerveau a emmagasiné toute une série d'expériences selon la vie
qu'on mène. Le cerveau d'un musicien n'est pas le même que le
cerveau d'un moine bouddhiste. Ajahn Brahm avec le cerveau d'un
violoncelliste serait complètement désemparé quand il voudrait
faire de la méditation. Je ne sais même pas s'il aurait envie de
faire de la méditation ! Si le violoncelliste ne s'est pas
adonné à la méditation, son cerveau ne risque pas de donner
l'impulsion nécessaire pour pratiquer la méditation !
Peut-être que le corps d'Ajahn Brahm aura gardé des traces de la
pratique de la méditation et se sentira attiré par la posture de
méditation. Mais cela donnera probablement un violoncelliste qui
s’essayera en posture de lotus pour manier son violoncelle !
Il
serait peut-être intéressant de faire une autre expérience de
pensée : au lieu d'échanger les cerveaux, qu'arriverait-il si
on avait les capacités techniques de transférer la conscience
immatérielle (pour peu qu'elle existe) d'une personne à l'autre ?
Dans ce cas de figure, on aurait même pas le repère du corps pour
se rappeler notre ancien « moi ». Cela équivaudrait à
mon sens à une renaissance, au passage d'une vie à l'autre, mais
sans passer par les cases fœtus, bébé, enfant et adolescent !
Le « moi » serait complètement dissout dans ce genre
d'expérience, tout comme le « moi » de cette vie sera
dissout au moment de la mort pour gagner un autre « moi »
(tout aussi illusoire) lors de sa prochaine vie.
*****
Voilà.
En guise de conclusion, je citerai Matthieu Ricard à la fin de
« Cerveau et méditation » qui cite feu le
neurobiologiste Francisco Varela : « Francisco m'a dit
un jour qu'en ce qui concerne la nature ultime de la conscience, il
serait sage de garder l'esprit ouvert, de sorte que nous ne figions
pas, délibérément et une fois pour toutes, les limites des
différentes formes d'explications susceptibles de rendre compte de
ce qu'est la conscience »4.
Ce qui est effectivement une parole de sagesse.
1
Ajahn Brahm lors de la conférence
« Bouddhisme et
science » au Dhammaloka
Buddhist Center, à Nollamara en Australie, en octobre 2001. Cet
extrait est cité dans : Ajahn Brahm, « Manuel
de Méditation »,
éditions Almora, Paris, 2011, p. 181.
2 Ils
ont notamment développé les analyses de l'école réaliste
Sautrāntika.
À
propos de l'école Sautrāntika, voir notamment : Les
illusions de la perception, Nano-bonhomme
et baleine cosmique, Écriture
et pensée.
3 Matthieu
Ricard et Wolf Singer, « Cerveau et méditation »,
Allary Éditions, Paris, 2017, voir en particulier le chapitre 6 :
« La nature de la conscience ».
JR, The Wrinkle of the City, Istanbul |
Les notes sur « Cerveau et méditation » de Matthieu Ricard et Wolf Singer :
- 3ème partie: Nano-bonhomme et baleine cosmique
Voir aussi cette histoire racontée par Ajahn Brahm :
- La vache qui pleure
Voir aussi :
- La félicité de la méditation
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
- La vache qui pleure
Voir aussi :
- La félicité de la méditation
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la Lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire