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dimanche 17 septembre 2017

Le carnisme intériorisé



Le carnisme intériorisé




    La psychologue américaine Melanie Joy a développé le concept de carnisme dans un ouvrage important : « Pourquoi on aime les chiens, on mange du cochon et on porte de la vache 1 » (Why we love dogs, eat pigs and wear cows). Le carnisme, c'est l'idéologie qui fait que nous trouvons normal, naturel et nécessaire de manger de la viande et des autres produits animaux. La particularité de cette idéologie, c'est qu'elle ne se présente jamais comme une idéologie. Elle se présente comme une évidence. On demande à un végétarien ou à une végane pourquoi il est devenu végétarien ou végane. Cette question suppose que ce végétarien ou végane a du trouver des raisons idéologiques ou de santé pour cesser de manger de la viande ; alors que le mangeur de viande ne se demande pas pourquoi il continue à manger de la viande, alors même qu'il éprouve un profond dégoût moral devant des images d'un abattoir ou d'un élevage industriel. C'est là qu'intervient le carnisme : légitimer la consommation de viande et de produits animaux, et faire taire les appels de notre propre conscience quand on a l'idée que le sort que les humains réservent aux animaux.



      La consommation de viande et des autres autres produits animaux est normale. Tout le monde mange de la viande, c'est dans l'ordre des choses. Vos parents mangent de la viande, vos grands-parents mangent de la viande, vos arrières-grands-parents mangent de la viande. Ceux qui ne mangent pas de la viande sont des marginaux, des hippies, des hipsters branchés déconnectés des vraies gens, des drogués, des tatoués qui essayent de faire leur intéressant. Sérieusement, on a toujours mangé de la viande. Pourquoi ne mangeriez-vous pas de la viande et des produits animaux ? Tobias Leenaert, ancien président de l'association végétarienne belge EVA et auteur de The Vegan Strategist, disait de manière assez désabusée : « La plupart des gens mangent de la viande parce que la plupart des gens mangent de la viande ».


       La consommation de viande et des autres autres produits animaux est naturelle, parce que la prédation est un phénomène courant dans la Nature. Le lion mange l'antilope, le loup mange l'agneau, l'aigle mange la marmotte. Dans la Nature, on mange ou on est mangé. Assumez votre rôle au sommet de la chaîne alimentaire : mangez de la viande ! Il y a malheureusement une confusion entre ce qui est naturel et ce qui est justifié. Tout ce qui se fait dans la Nature n'est pas justifié : sinon on devrait cautionner le viol, l'infanticide, les combats à mort et le cannibalisme. Par ailleurs, on peut se demander ce qu'il y a de naturel dans une barquette de hachis au supermarché ? Est-ce que le consommateur lambda assouvit son instinct de chasseur et de prédateur quand il se jette sur la barquette de hachis et se précipite à la caisse pour le payer à la caissière ? Néanmoins, l'image du lion et du loup ont la vie dure dans la conscience du mangeur du viande....


        La consommation de viande et des autres autres produits animaux est nécessaire. Combien de fois mes élèves ne m'ont pas dit : « on va mourir si on ne mange pas de viande » ? Manger de la viande serait une nécessité vitale. C'est nécessaire pour la santé, même les nutritionnistes le disent ! Malheureusement, en dépit du bon sens, on continue à alimenter des contre-vérités comme quoi les véganes seraient carencés en protéine. On a beau mettre des tables nutritionnelles devant les yeux des détracteurs du véganisme où l'on peut voir toutes les sources abondantes des protéines végétales : rien n'y fait. Le carnisme martèle l'idée que nous avons absolument besoin de la viande et des produits animaux pour vivre et être en bonne santé, malgré tous les problèmes de santé engendrés par une consommation de viande et de produits animaux.




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     Mais le carnisme n'est pas qu'une justification de la consommation de viande et de produits animaux avec les 3 N (normal, naturel et nécessaire). Le carnisme change notre regard sur les animaux. C'est ce que Melanie Joy appelle le carnisme intériorisé. Si on voit l'animal comme une être conscient et ressentant des choses, un être capable d'intelligence et d'ingéniosité, un être éprouvant de l'affection, il nous sera difficile d'admettre comme un bien le fait de le tuer. On risque de ne pas pouvoir se regarder dans un miroir. C'est pourquoi nous avons des moyens psychologiques de défense qui nous permettent de ne pas remettre en question le mal que nous occasionnons ou que nous laissons occasionner aux animaux au travers de l'exploitation animale. C'est pourquoi nous avons trois moyens de nous aveugler complètement sur l'individualité et la conscience des animaux que nous exploitons. Melanie Joy les appelle le « trio cognitif » : la réification, la désindividualisation et la dichotomisation.


     - 1°) La réification : « Res » en latin signifie « chose ». Réifier, c'est transformer en chose. La réification est donc le procédé par lequel on ne voit plus l'animal vivant avec sa sensibilité. Melanie Joy cite un ouvrier de découpe des viandes dans un abattoir qu'elle a interviewé : « Plus vous voyez ces agneaux sans tête, moins vous les percevez comme des animaux, mais comme un produit avec lequel vous travaillez 2 ». La loi considère les animaux comme des biens meubles, certainement pas comme des êtres conscients envers lesquels on a des devoirs inhérents, et encore moins comme des sujets de droit comme le souhaitait le philosophe du droit des animaux Tom Regan. L'élevage industriel a poussé cette logique de réification jusqu'à son paroxysme : l'animal n'y est plus qu'une unité de production en vue du profit de l'industrie.



        - 2°) La désindividualisation : C'est la tendance à cesser de voir un individu en tant que tel et de ne voir de cet individu que les caractéristiques de son espèce. Quand on pense à un cochon, on ne voit qu'une certaine masse de chair avec un certain goût, pas l'individu avec sa personnalité propre. Tout le monde sait que certains chats sont joueurs, certains chats demandent des câlins alors que d'autres chats sont beaucoup plus farouches et refusent les caresses. Tous les propriétaires de chat savent que leur chat est unique. Il en va de même des cochons, mais le problème est qu'on a cessé de voir l'individualité et le caractère des cochons. Imaginez un instant que sur la barquette de haché qu'on achète au supermarché, on indique le nom de l'animal, son âge, sa date d'anniversaire, sa photo, ce qu'il aimait faire, jouer à la balle, se promener, courir,... Qu'on mentionne le nom de ses amis, etc... Il y a fort à parier que cette barquette de haché ne se vende pas vraiment dans ce supermarché...


       - 3°) La dichotomisation : Créer deux catégories opposées d'animaux, la première composée de nos compagnons, les chats, les chiens, les hamsters, et l'autre catégories qu'on peut exploiter et faire souffrir allègrement. On va ensuite donner des caractéristiques arbitraires pour justifier cette dichotomie. Par exemple, les concepts opposés de comestible/non-comestible. Le cochon est comestible, votre chien Rocky n'est pas comestible. Cela ne correspond à rien : vous pouvez parfaitement manger votre chien Rocky. Au Vietnam et en Chine, on mange bien du chien. Mais justement, nous avons un dégoût profond pour cette habitude alimentaire. Cela nous semble complètement barbare de manger du chien. On imputera une qualité d'intelligence au chien tandis que le cochon sera vu comme bête ; ce que démentent les éthologues, les cochons sont en réalité plus malins que les chiens. Le chat est propre tandis que le cochon est sale, alors que le cochon ne se roule dans la boue que pour éviter de trop réchauffer : cet animal ne peut pas transpirer comme nous, les humains, le faisons. Je me souviens d'une amie qui m'expliquait que dans sa famille, on donnait des numéros aux animaux qu'on allait manger et des noms aux animaux qui serviraient d'animaux de compagnie : la dichotomisation par les noms et les numéros...


     Par ces trois procédés psychologiques de réification, de désindividualisation et de dichotomisation, on est beaucoup plus enclin à consentir à l'exploitation animale qui, autrement, nous répugnerait. C'est pourquoi il est important de comprendre ces mécanismes si on veut déjouer le discours carniste dominant.





1 Melanie Joy, « Pourquoi aimer les chiens, manger les cochons et se vêtir de vache (Introduction au carnisme) », éd. L'Âge d'Homme, Lausanne, 2016.


2 Melanie Joy, op. cit., p. 133.
















Voir également à propos de Melanie Joy : 








Voir aussi : 

Les mauvaises justifications de l'exploitation animale :


























Jeremy Bentham: peuvent-ils souffrir ?










- "S'occuper aussi des animaux" de Matthieu Ricard ici.











Melanie Joy





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici.



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du végétarisme et du véganisme ici



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



1 commentaire:

  1. Cette analyse est juste, mais peu à peu, cette idée qu'on peut vivre sans manger de viande, de poissons, de produits laitiers, fait son chemin...

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