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dimanche 9 septembre 2018

Un nomade de la raison - 7ème partie




Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila

7ème partie





Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.



L’hindouisme





1°) Véda



     Un des textes les plus anciens et les plus importants du brahmanisme était le Rig-Veda, un recueil d’hymnes aux divinités. Une particularité des textes sacrés hindouistes que ce soit les Véda ou les Upanishad est qu’on y trouve non pas une, mais un foisonnement de cosmogonies. On dirait comme un patchwork de créations du monde qui coexistent dans leur hétérogénéité. 


      On pourrait citer l’histoire du géant cosmique (Purusha) que les dieux offrent en sacrifice et qu’ils dépecèrent en une myriade de petits morceaux, chaque morceau étant un être dans ce monde1. Or on trouve dans le Rig-Veda une cosmogonie qui est particulièrement étonnante. Cette cosmogonie n’est au départ pas très affirmative : elle interroge plus qu’elle ne révèle.

« Ni le non-Être n’existait alors, ni l’Être.
Il n’existait ni l’espace aérien, ni le firmament.
Qu’est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ?
Etait-ce l’eau, insondablement profonde.2 »


     Au début, avant même le commencement des temps, se trouvait un état paradoxal et inqualifiable. Et le poète qui chante le Véda ne cache pas sa perplexité et son embarras devant ce mystère insondable. Rien ne se passe, pas même le non-Être ou l’Être ne sont encore de la partie ; pourtant quelque chose se trame, quelque chose se meut comme une force souveraine et abyssale. Est-ce l’eau, s’interroge l’auteur ?


« Il n’existait en ce temps ni mort, ni non-mort ;
Il n’y avait pas de signe distinctif pour la nuit et le jour.
L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle
En dehors de Cela, il n’existait rien d’autre.


A l’origine, les ténèbres étaient cachées par les ténèbres.
Cet univers n’était qu’onde indistincte.
Alors, par la puissance de l’Ardeur, l’Un prit naissance,
Vide et recouvert de vide.


Le Désir en fut le développement originel,
(désir) qui a été la semence première de la Conscience.
Enquêtant en eux-mêmes, les Poètes surent découvrir
Par leur réflexion le lien de l’Être dans le non-Être.3 »


       A ce moment, tout était indistinct et indéfinissable. On ne peut même pas dire que tout que tout était obscur dans cet état car même « les ténèbres étaient cachées par les ténèbres ». Seul l’Un vivait déjà dans cet état primordial, mais il était encore inconsistant : « L’un respirait de son propre élan, sans qu’il y ait de souffle ». L’Un se décida quand même à naître sous l’influence de l’Ardeur, mais il était « vide et recouvert de vide ». 


      Or ce vide n’est pas qu’un néant : il porte en lui toutes les potentialités du monde, il est fertile du développement futur des possibles. Or ce développement des mondes est rendu possible par le désir qui rend également possible la Conscience et qui en est la « semence première ». Les poètes des Védas ont donc procédé à une investigation en eux-mêmes et ont redécouvert ce lien de l’Être qui surgit du non-Être. Il y a donc, on le voit, la conviction profonde dans les Védas du parallélisme étroit qui règne entre l’ordre du monde et l’ordre de la conscience. Mais ce monde-ci comme la Conscience sont des créations secondaires issues en ligne d’une création première dont il est difficile d’avoir une compréhension ontologique, y compris pour les multiples dieux qui ont vu le jour de manière contemporaine à la création de ce monde-ci :


« Qui sait en vérité, qui pourrait ici proclamer
D’où est née, d’où vient cette création secondaire ?
Les dieux sont nés après, par la création secondaire de ce monde.
Mais qui sait d’où celle-ci même est issue ?


Cette création secondaire, d’où elle est issue,
Si elle a fait l’objet ou non d’une institution,
Celui qui surveille ce monde au plus haut firmament,
Lui seul le sait, à moins qu’il ne le sache pas.4 »


        C’est là une conclusion particulièrement étonnante : le dieu suprême qui trône au plus haut firmament, qui connaît tout du monde, lui seul pourrait savoir ce qu’il en est de la création primordiale qui s’est ensuite déployée sous la forme de ce monde sensible qui est le nôtre. « Lui seul le sait, à moins qu’il ne le sache pas ». Aucune assurance ne semble de mise dans ce domaine. Cela dépasse tout le monde, y compris les sages, y compris les dieux, y compris le dieu suprême lui-même. Ce ne sont pas seulement les hommes qui sont confrontés au scepticisme, à leur incapacité de savoir du fait d’être projeté dans un monde qui les dépasse et dont l’origine remonte trop loin et dépasse trop leur entendement pour pouvoir être connue. Les dieux eux-mêmes ont peut-être une limite à leur savoir. Ce serait là une brèche importante dans la connaissance divine. L’Inconnaissable se love peut-être dans le creux de l’Un.



















*****




2) Upanishad


           Dans la Chândogya Upanishad5, un célèbre passage met en scène un brahmane et son fils, Uddâlaka Aruni & Shvetaketu. Le père, Uddâlaka Aruni, agit ici en guru, le maître spirituel qui éveille son fils à une conscience subtile de l’Être (le brahman). Pour Uddâlaka Aruni, tout se résorbe dans l’Être. Tout se réduit in fine à lui : « Ailleurs cependant qu’en l’eau, quelle peut en être la cause ? De l’eau comme produit, ô mon ami, remonte jusqu’au feu en tant que cause, et du feu, mon cher, considéré comme un produit, remonte jusqu’à la cause, qui est le réel. Toutes ces choses créées, mon ami, ont le réel pour cause, ont le réel pour substance, ont le réel pour fondement.


(…)

Cela devient de la même essence que cela même qui est subtilité, c’est le monde entier, c’est la réalité de l’âme, c’est cela que toi tu es, ô Shvetaketu6 ».



      Le travail spirituel consiste donc à voir l’Être en toutes choses, et non plus voir les choses comme des entités séparées dans leur multiplicité. L’Être emplit le monde entier ; l’Être est le monde entier. Il est son fondement le plus subtil ; et c’est qu’Uddâlaka essaie de faire comprendre à son fils. Mais aussi et surtout, il l’invite à faire ce cheminement de réabsorption dans l’Être, par quoi toute cette prise de conscience de l’Être prend sa valeur. 


     C’est pourquoi il commence son exposé par une métaphore de l’homme qui s’endort, qui se réabsorbe dans son Être : «  Laisse-moi t’expliquer, mon ami, la vraie nature du sommeil. Quand un homme est endormi, alors mon cher, il coïncide avec le réel et il s’est rejoint lui-même. C’est pourquoi l’on parle de lui en disant : il dort, puisqu’il est entré en lui-même7 ». 



     Ce passage qui ouvre la leçon d’Uddâlaka est étonnant : on ne s’attend pas à voir conféré au sommeil une symbolique positive. Le sommeil est généralement l’état de l’ignorance et de l’aveuglement, comme c’est le cas dans le nom de « Buddha » qui signifie « Éveillé ». Mais en fait, le sommeil profond représente l’état paradigmatique de la liberté : le mental cesse son activité de la veille et se réabsorbe dans la conscience à l’état pur qui n’est pas troublée par un flot de pensées. Dans la mythologie, on retrouve d’ailleurs une représentation célèbre de Vishnou qui dort d’un sommeil très profond, couché sur un lit de lotus lui-même sur le serpent Ananta, l’Infini. Or ce sommeil est un yoga de réabsorption à l’intérieur de soi. Et de ce sommeil yoguique va apparaître du nombril de Vishnou une tige de lotus qui s’ouvre en découvrant Brahmâ prêt à créer le monde. Quand l’homme s’endort d’un sommeil, il peut donc se réabsorber dans l’Être, il est lui-même dans son expression la plus simple et la plus pure, même s’il n’a pas encore réalisé et éveillé toute la valeur de cette expérience de participation à l’Être.













Vishnu allongé sur le serpent Sheshanaga au milieu de l'océan de lait (1780-90)








      Uddâlaka Aruni compare la conscience liée au souffle du corps à un petit oiseau enchaîné qui tente de s’envoler partout, mais qui est constamment retenu par sa cordelette : « Tout comme un oiseau attaché à un fil, après qu’il ait volé dans telle, puis telle direction, puis comme il n’a trouvé nulle part une aire de repos, il prend pour refuge cet endroit où il est attaché, de même, ami, le mental vole çà et là, puisqu’il n’a trouvé de support nulle part, il s’abandonne seulement au souffle, parce que le mental, mon cher, est attaché au souffle8 ». 


      La conscience essaie toujours de s’envoler vers les objets sensoriels, mais est constamment rappelé au corps vivant comme si une corde la retenait. C’est que la conscience est foncièrement attachée au souffle vital. Le souffle, prâna, doit être compris dans deux sens, interne et externe, le souffle interne désignant les énergies du corps et le souffle externe, le souffle au sens habituel du terme, l’air qui entre et qui sort des poumons, ces deux souffles étant intimement corrélés. Par exemple, si une énergie de colère traverse le corps, le souffle externe sera beaucoup court, beaucoup plus haletant. Une énergie calme et apaisée qui rayonne dans le corps influencera le souffle à devenir plus long et ample tel un fleuve majestueux et tranquille. Les textes de yoga tantrique parlent de la conscience comme un cavalier, le souffle étant un cheval et les canaux subtils (nâdi) du corps étant autant de chemins qu’emprunte la conscience chevauchant sa monture de vent. La situation existentielle de l’homme ordinaire est dans cette métaphore celle d’un cavalier aveugle qui chevauche un cheval fou sur des chemins cahoteux ! Le but est de rendre la vue au cavalier par la pratique de l’attention, d’apaiser le cheval du souffle et d’assouplir les canaux subtils du corps.


       Quand la conscience comprend qu’elle ne se libérera pas de l’emprise corporelle, que le souffle la retient, alors celle-ci s’abandonne au souffle, et c’est là une expérience intime de l’Être, car le souffle est dans un incessant commerce avec l’Être. On remarquera aussi que ce passage est très typique de la pensée indienne. J’ai parlé plus haut de l’importance que revêtait aux yeux du Bouddha la pratique méditative de l’attention au corps ; on parle même dans le Soutra des Quatre Etablissements de l’Attention9 de l’attention du corps dans le corps pour bien insister que c’est dans le corps et à partir du corps que doit s’enraciner cette attention ; il ne s’agit pas d’un commentaire intellectuel sur le corps, ni d’un cours d’anatomie qui observe le corps à partir d’une position de stricte extériorité et de représentation. 


     Or le premier exercice de l’attention au corps recommande précisément de prêter une attention suivie au souffle qui va et qui vient. La conscience observe cette simple et naturelle fonction physiologique qu’est la respiration, tellement simple et anodine qu’on en viendrait à l’oublier, mais que cette respiration vienne à nous manquer, et c’est l’asphyxie immédiate. Le souffle est donc intimement lié à la vie et au corps, et donc à l’Être, diront les hindouistes (les bouddhistes seront beaucoup plus réticents sur ce terme). Le mental gagne beaucoup quand il a compris qu’il sera constamment lié au souffle à s’abandonner à ce souffle, et par là, à se réabsorber dans l’expérience intime du réel et paradoxalement à se libérer grâce à ce lien qu’est le souffle.


      Uddâlaka Aruni compare alors l’Être au pollen que recueillent les abeilles dans les fleurs qu’elles butinent : « Tout comme les abeilles, ô mon ami, font le miel en collectant le pollen de différentes plantes et le réduisent en une seule essence, de même, alors que ces pollens n’acquièrent aucun discernement tel (que chacun pourrait dire) : « je suis le pollen de cet arbre-ci », « je suis le pollen de cet arbre-là », de même encore, cher ami, toutes ces créatures, qui sont entrées dans le réel, ne savent pas : « nous sommes entrés dans le réel »10 ». 


         Recueillir l’Être pour faire de la vie un nectar, c’est ce qui est suggéré ici, mais comme le pollen reste du pollen sans se rappeler de quel arbre il est le pollen, le yoga ne doit pas distinguer l’Être d’un objet ou d’une personne de l’Être d’une autre entité ; l’Être est semblable à lui-même partout où il y a de l’Être. Le pollen d’une fleur est ajouté à la masse du pollen pour faire le miel ; l’Être se mêle indistinctement à l’Être pour élever la conscience et procurer la béatitude. Dans cette indistinction, tous les phénomènes se résorbent dans l’Être. 


      Et cela est à nouveau ponctué par la sentence : « Cela devient de la même essence que cela même qui est subtilité, c’est le monde entier, c’est la réalité, c’est l’âme ; c’est cela que toi tu es, ô Shvetaketu ». Ces mots « C’est cela que toi tu es », « Tat Tvam Asi » en sanskrit, ces mots ont eu une extrême importance dans l’histoire de la philosophie hindoue. On dit de ces mots que ce sont de « grandes paroles », « mahâ vâkya ». Ils sont invoqués rituellement, répétés, médités tout le long de la vie. L’homme et l’Être sont une seule et même substance ; et la formule rappelle à l’homme cette identification, où pourtant l’accent est mis sur le « cela », sur la contemplation de la sphère des étants dans laquelle on s’immerge pour fusionner complètement. « C’est cela que toi tu es » rappelle au chercheur spirituel de regarder les apparences et de voir l’Être à travers elle et de s’identifier à ce « cela » que l’on est aussi.


       C’est pourquoi Uddâlaka Aruni choisit des exemples très concrets pris dans la nature. On vient de voir le pollen. Il évoque ensuite les fleuves et les rivières qui finissent par se jeter dans le grand océan : « Ces rivières orientales coulent vers l’est, ô mon ami, et les rivières occidentales coulent vers l’ouest. Elles procèdent de l’océan, elles rejoignent l’océan. Elles deviennent l’océan lui-même11 ». Chaque rivière peut être considéré comme un courant individuel tant que l’on n’a pas envisagé la finalité de la rivière : ne faire plus qu’un avec l’océan. A l’embouchure du fleuve, celui disparaît dans son individualité (si tant est que le fleuve réfléchisse à son individualité, ce qu’Uddâlaka Aruni réfute fermement). A la place ne reste que le grand océan. Pareillement, chaque individu peut mettre en valeur son individualité, mais c’est là une illusion qui le coupe du grand Tout qu’est le monde entier dans sa véritable identité d’Être. Et ce passage est également ponctué de la grande parole : « C’est cela que toi tu es » : tu es cette rivière qui se jette dans l’océan, tu es ce courant en apparence individuel qui se plonge intégralement dans l’Être.


       « Si l’on coupait, ô mon ami, ce grand arbre, ici à la racine, il donnerait la sève, parce qu’il est vivant. Si on la coupait en son milieu, il donnerait de la sève, parce qu’il est vivant. Si on le coupait à la cime, il donnerait de la sève, parce qu’il est vivant. Ainsi il est pénétré par le principe vivant, et il se tient ferme, buvant sans cesse et se réjouissant12 ». 


     Quelque chose de subtil existe dans l’arbre, qui le maintient en vie et assure sa croissance ainsi que sa plénitude majestueuse quand il retrouve tout son feuillage le printemps venu. Ce principe subtil, c’est ici la sève qui imprègne la totalité de l’arbre et figure le principe vital qui se déploie partout dans la nature. « Ô mon ami, sache que de même que, quitté par la vie, l’arbre meurt assurément, mais le vivant lui-même ne meurt pas. Cela devient de la même essence que cela même qui est subtilité, c’est le monde entier, c’est la réalité, c’est l’âme ; c’est cela même que toi tu es, ô Shvetaketu13 ». 


     La vie se perpétue au-delà de chaque être vivant individuel, qu’il soit plante, homme ou animal. L’arbre disparaît, mais la forêt subsiste ; et ce qui reste de l’arbre est lui-même absorbé par d’autres êtres, des champignons et des insectes, eux-mêmes dévorés par d’autres êtres, et ainsi de suite, tout cela se perpétuant à l’infini dans la nature. La vie dans son cycle dynamique s’identifie elle-même à l’Être et se fond en lui. Nous-mêmes ne mourrons qu’à travers notre individualité, car la vie et l’Être qui nous imprègnent se perpétuent sous une multitude d’autres formes.


              A la sève de l’arbre succède le fruit :


« - Apporte un fruit de ce banian.
- Le voici, vénérable.
- Ouvre-le.
- Il est ouvert, vénérable.
- Que vois-tu en lui ?
- Des pépins, petits comme des atomes, vénérable.
- En eux, que vois-tu ?
- Rien, vénérable. »


           Il déclara : « Mon cher, à partir de cette essence subtile que tu ne perçois pas, en fait, ce large banian se tient ferme. Ainsi, aie confiance.


« Cela devient de la même essence que cela même qui est subtilité, c’est le monde entier, c’est la réalité, c’est l’âme ; c’est cela que toi tu es, ô Shvetaketu » dit-il 14».



       La métaphore de l’océan nous confrontait à quelque chose d’infiniment grand. Dans la métaphore du pépin, c’est à l’infiniment petit que nous sommes renvoyés. Infiniment grand et infiniment petit, tous deux sont l’Être. Il y a dans le pépin cette essence subtile qui fait croître les grands arbres et qui fait également croître l’ensemble de la nature dans sa gigantesque étendue. Autant l’essence dans la graine que l’arbre dans sa maturité sont l’Être ; autant ce qui est se cache à l’état de potentialité que ce qui est manifeste sont l’Être. Et encore : « C’est cela que toi tu es ».


           Uddâlaka Aruni prend pour exemple un morceau de sel qu’il jette dans un verre d’eau. Evidemment, le sel se dissout dans l’eau. Le sel a cessé d’être apparent pour ne plus faire qu’un avec l’eau. Alors, il invite son fils à goûter :

« - Enfant, goûte une gorgée de cette eau à la surface. Comment est-ce ?
- Salé.
- Goûte une gorgée au milieu. Comment est-ce ?
- Salé.
- Goûte une gorgée au fond. Comment est-ce ?
- Salé 
- Laisse cette eau et viens près de moi. »


          (Le disciple) fit ainsi et il dit : « (Le sel) est partout. »


      L’autre dit : « Mon ami, ce qui est là présent, tu ne le perçois pas, comme ici (tu ne perçois pas ce qui est). Cela devient de la même essence que cela même qui est subtilité, c’est le monde entier, c’est la réalité, c’est l’âme ; c’est cela que toi tu es, ô Shvetaketu15 ».



      C’est ici l’inverse de la métaphore du pépin. Quelque chose à l’état manifeste se rend invisible au regard, mais reste bien présent par le goût dans toutes les portions de l’eau. Le sel semble perdu, mais il ne l’est pas. Il se conserve et se maintient à travers toutes les transformations de l’apparence. C’est donc encore là une image de l’Être qui imprègne le monde de son goût, même s’il n’apparaît de manière évidente à notre entendement. « C’est cela que toi tu es ». Nous passons par toutes de transformations de nos apparences physiques et psychiques dans le samsâra, le cycle des naissances et des morts. Mais tout cela n’est qu’impressions sensorielles fugitives, nous sommes venus de l’Être. Maintenant même, nous sommes Cela, l’Être et nous retournerons nécessairement à l’Être.


       Mais quel est le lien avec Pyrrhon ? Eh bien, ce passage de la Chândogya Upanishad est avant tout un texte très emblématique de la pensée philosophique indienne qui synthétise un rapport ce rapport profond à l’Être comme quelque chose qui nous dépasse complètement, mais qui, en même temps, se donne très simplement dans les apparences de la vie quotidienne. 


      J’ai parlé de Parménide et des Éléates comme d’une influence possible pour Pyrrhon. Parménide, on s’en souvient, opposait l’Être permanent aux apparences fugitives et inconstantes. Les poèmes que l’on a conservés de lui chantent d’ailleurs cet Être. Mais ce qui frappe quand on compare les deux textes, c’est l’importance accordée aux apparences par la Chândogya Upanishad ; alors que Parménide s’évertue à penser l’Être en lui-même, la leçon d’Uddâlaka Aruni à son fils pointe vers des apparences sensibles (le sel, le pollen, la sève de l’arbre, le pépin, les rivières) qui pointent vers l’Être par un processus de réabsorption. 



       Les apparences cachent l’Être certainement ; mais en même temps, quand on sait les regarder judicieusement, les apparences trompent leur caractère d’apparence pour indiquer l’Être. Les apparences dans la Chândogyad Upanishad sont comme autant de portes qui ouvrent sur l’Être, sur l’absolu. Si Pyrrhon a parlé à des hindous et il l’a certainement fait, il n’a peut-être pas entendu ce célèbre passage de la Chândogya Upanishad en entier, mais il a plus que probablement entendu les images très parlantes issues de ce texte. Il a dû être intrigué par ce processus d’absorption, de dissolution et de fusion des apparences dans l’Être. 


        La seule différence est que Pyrrhon a du en cours de route faire l’économie de l’Être qui est une conclusion fort dogmatique, mais il s’est vraisemblablement souvenu de ce processus même : comme le fleuve se jette dans l’océan, les apparences individuelles doivent se fondre dans une sphère plus vaste d’apparences. Comme le dit Marcel Conche : « Ce que veut Pyrrhon, c’est penser l’unité de la sphère totale, manquée par Parménide, grâce non à l’idée d’être –essayée jusque là en vain-, mais grâce à l’idée d’apparence – comme apparence pure et universelle. (…) La sphère parménidienne de l’être laissait hors d’elle l’apparence et l’opinion, mais la sphère pyrrhonienne de l’apparence ne laisse rien hors d’elle. (…) Les apparences ne sont ni des apparences-de, ni des apparences-pour, mais des apparences en elles-mêmes. On dit bien : « telle chose m’apparaît », mais ce à quoi renvoie l’apparence se résolvant à son tour en apparences, l’apparence ne renvoie qu’à elle-même16 ».


        Suivre les apparences jusqu’à leur source, c’était là le cheminement suggéré à Shvetaketu par son père, mais que cette source soit tenue pour l’Être, voilà qui semble douteux aux yeux de Pyrrhon d’Elis : la source des apparences est elle-même une apparence. Mais au fond, la démarche est sensiblement la même, même si cela débouche sur une conclusion moins catégorique dans le chef de Pyrrhon. De l’Inde, Pyrrhon a du retirer le sentiment que la forme de notre personne n’est pas une enceinte close sur elle-même, mais que cette apparence de « je » tend à s’immerger dans le grand océan du Tout et que cette apparence de « je » tend à participer à la fois de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, l’un et l’autre s’entrelaçant intimement.


          Sigmund Freud a eu une correspondance avec l’écrivain français Romain Rolland alors aux faîtes de sa gloire. Or Romain Rolland s’intéressait énormément à la mystique indienne, et plus particulièrement pour le Vedânta non-dualiste de Shankara. On sait que Shankara, se référait systématiquement au passage de la Chândogya Upanishad que nous venons de voir et invoquait constamment la formule « Tat Tvam Asi » « C’est cela que toi tu es »17. Ce dont fait part Romain Rolland à Freud, c’est ce sentiment immanent que les frontières entre le moi et le monde se sont estompées ; Rolland décrit « le fait simple et direct de la sensation de l’Eternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique…). Je suis moi-même familier avec cette sensation. Tout au long de ma vie, elle ne m’a jamais manqué18 ». 


            Freud qui prend tout de suite ses distances par rapport à ce phénomène19, mais qui reste interpellé par lui, a appelé cela le « sentiment océanique » où on reconnaît la métaphore de la rivière se jetant dans l’océan. C’est un sentiment largement parlé dans l’histoire de la mystique indienne, toutes traditions confondues, où le sentiment d’être une toute petite part de l’univers qui s’émerveille de l’immensité fait place à une expérience de non-dualité où l’individu s’immerge dans le cosmos : mon être et le monde physique cessent de se tenir comme les deux pôles opposés de l’expérience ; on perd le sentiment des limites définies pour coïncider avec l’illimité, comme de la métaphore du sel où on n’est pas à un endroit particulier du monde, mais où on se dissout dans toutes les directions sans localisation précise. 


       Cela peut être aussi le sentiment que la conscience s’étend et se propage dans les cieux, comme volant à une vitesse prodigieuse vers les confins de l’univers ; ou encore voir l’univers présent dans son propre corps. Il serait trop long de citer toutes les pratiques de yoga qui consistent à établir des corrélations entre les organes du corps et des astres ou des corps célestes. Citons notamment le Bouddha : « Il n’y a pas de libération possible sans avoir atteint le bout du monde. Cependant, ce n’est pas par un voyage qu’on peut arriver au bout du monde. Moi, j’enseigne ces quatre choses : le monde, l’apparition du monde, la cessation du monde et le chemin vers la cessation du monde et je dis que ces quatre choses sont contenues dans ce corps lui-même long d’une aune20 » ou encore Krishna dans l’Uttara Gîta : 


« C’est en purifiant sa pensée de tout ce qui l’affecte,
En méditant le créateur suprême,
Et en disant : « En vérité, je suis l’univers que voici »,
Que l’on peut percevoir avec sérénité la Conscience ultime21 ».



         Pyrrhon a donc sûrement été encouragé par l’exemple des gymnosophistes à ce sentiment océanique, et par là à se départir de la conscience des limites habituelles ou des démarcations ordinaires entre les phénomènes ou entre ces apparences et l’Être. Toutes ces limites, toutes ces définitions, toutes ces délimitations devinrent floues en Inde. Selon un témoignage d’Epictète : « Pyrrhon disait qu’il n’y a point de différence entre vivre et être mort22 ». 


         Abolir la frontière entre la vie et la mort, c’est voir le vivant à l’œuvre non plus dans un individu, un homme, un animal, un organisme ou l’arbre de notre upanishad, mais c’est le voir se propager de manière indifférenciée à l’ensemble de la nature et du monde. Un homme meurt : son corps est dévoré par toutes sortes de bêtes, vautours, hyènes, chacal, corbeaux, vers, insectes, ou alors il se décompose dans la terre. Un homme vit : il se nourrit lui-même de végétaux ou d’animaux, il se nourrit donc du vivant pour perpétuer sa vie individuelle toute pénétrée de toute la sphère du vivant, de toute la Nature. 


      Cette indifférenciation a vraisemblablement influencé la suspension du jugement pyrrhonienne : comment circonscrire l’apparence d’un objet alors que cette apparence de l’objet s’interpénètre avec toutes les autres apparences proches ou lointaines dans cette sphère globale des apparences qu’est le monde entier ? Comment poser un jugement de fait ou de valeur sur un objet ou une personne quand ses caractéristiques deviennent indécises et floues, et qu’elles s’effacent purement et simplement de la conscience ? Pyrrhon, revenu en Grèce, continuait tout droit alors qu’un précipice était devant lui ! Il ne s’en remettait en rien à ses sens, il ne se souciait pas des conventions sociales non plus : s’il avait une conversation avec quelqu’un et que cette personne s’en allait, il continuait son discours comme si la personne était toujours là23 ! Cette désinvolture par rapport au réel tel qu’il se présente apparaît comme une marque de fabrique du détachement indien et de cet appel à l’expérience océanique.



     On pourrait objecter à juste titre que ce rapport d’indifférenciation de l’individu avec le monde ne se retrouve pas dans la littérature sceptique de l’Antiquité, et plus particulièrement chez Sextus Empiricus comme dépositaire doctrinal du pyrrhonisme tardif (IIe ou IIIe siècle de notre ère). Pierre Hadot donne par exemple une définition du sage tel que les Anciens la concevaient en trois points : « La sagesse est l’état auquel peut-être le philosophe ne parviendra jamais, mais auquel il tend, en s’efforçant de se transformer lui-même pour se dépasser. Il s’agit d’un mode d’existence qui est caractérisé par trois aspects essentiels : la paix de l’âme (ataraxia), la liberté intérieure (autarkeia) et (sauf pour les sceptiques24) la conscience cosmique, c’est-à-dire la prise de conscience de l’appartenance au Tout humain et cosmique, sorte de dilatation, de transfiguration du moi qui réalise la grandeur d’âme (megalopsuchia)25 ».


     Effectivement pour Sextus Empiricus, il ne saurait être question de ce sentiment d’appartenance à un Tout, que ce Tout en question soit le monde, l’univers, la nature ou bien qu’il soit un Tout plus culturel : la Cité, un peuple, une religion, etc. Comme on va le voir, Sextus ne reconnaît que les phénomènes empiriques qui s’offrent à nous dans la vie courante. Sextus Empiricus ne reconnaît donc que l’individu qui appréhende les choses par lui-même. Un Tout est toujours une entité supposée qui dépasse notre entendement, mais dont on ne peut se rendre compte empiriquement. 


       Où est le peuple grec ? Dans tous les individus ? Mais on ne voit jamais tous les individus tous ensemble. Dans l’âme du peuple ? En-dehors de la figure poétique, cela semble une entité bien incertaine et bien floue. Pareillement, on ne connaît jamais tout l’univers. Même si le monde des Grecs était beaucoup plus clos et restreint que le nôtre qui s’étend sur des milliards d’années-lumière, pour quelqu’un à pied ou à cheval, il restait d’une dimension tellement prodigieuse que l’idée de l’arpenter dans tous les sens était exclue. 


      En outre, il est impossible à partir d’un point de ce monde de connaître tout le monde dans son entièreté. C’est pourquoi Sextus Empiricus suspendait donc son jugement sur des notions telles que le tout et la partie26. On ne trouve pas ainsi chez lui de trace d’un sentiment cosmique27 d’appartenance à un Tout. C’est quelque chose qui lui est tout à fait étranger. A ce titre, il est un peu un ancêtre de Sigmund Freud !


        J’ai expliqué en revanche en quoi ce sentiment océanique a pu être une inspiration pour Pyrrhon. Aristoclès de Messène nous dit que Pyrrhon nous montre les choses comme « indifférentes, immesurables et indécidables 28 ». Et je pense que cette attitude de dissoudre toute différence, toute mesure et toute définition concernant les objets devaient peut-être être attribuées à cela, et peut-être aussi à cette exercice de l’upanishad qui consiste à voir une apparence comme ouvrant sur une sphère beaucoup plus large. 


      Dans l’upanishad, cette sphère plus large n’est autre que l’Être ou brahman ; pour Pyrrhon, cet Être mystérieux n’est pour lui qu’une apparence plus large englobant d’autres apparences. Pyrrhon n’en a certainement parlé puisque d’abord cet expérience renvoie au silence et donc à l’aphasie chez Pyrrhon. Par ailleurs, pour lui, cette expérience mystique n’est pas en soi un critère de vérité, c’est juste une expérience. Pyrrhon n’en a donc pas parlé, mais je pense que la facilité avec laquelle il manifestait dans sa vie l’indifférence et l’acceptation envers tous les événements témoigne de ce sentiment d’indifférenciation. Pyrrhon et Sextus ont donc deux visions différentes du scepticisme : Pyrrhon étant plus intuitif et contemplatif, tandis que Sextus Empiricus a une approche plus intellectuelle de l’épochè, la suspension du jugement. Et il est justement temps maintenant de se pencher sur la doctrine proprement dite de Pyrrhon.










Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.


La huitième partie arrive bientôt.













1Rgveda, X, 90. « Hymnes spéculatifs du Véda », traduit et annotés par Louis Renou, Gallimard, Paris, 1956, XXII, p. 97.

2 Rgveda, X, 129. « Hymnes spéculatifs du Véda », ibid., XXX, p. 125.

3 Rgveda, X, 129. « Hymnes spéculatifs du Véda », idem.

4 Rgveda, X, 129. « Hymnes spéculatifs du Véda », ibid., p. 126

5 Chândogyopanishad, VI, 8-16. Traduction de Philippe Geenens.

6 Chândogyopanishad, VI, 8/6-7. Traduction de Philippe Geenens.

7 C. U. VI, 8/1.

8 C. U. VI, 8/2.

9 Satipâtthana Sutta, Majjhima Nikâya, 10. Pour une traduction française : Thich Nhat Hanh, « Tranformation et guérison », Albin Michel, Paris, 1997. Voir aussi le « Soutra de l’attention au va-et-vient de la respiration » qui se concentre plus particulièrement sur l’attention au souffle (Anapana Sati Sutta, Majjhima Nikâya, 118).

10 C. U. VI, 9/1-2.

11 C. U. VI 10/1.

12 C. U. VI 11/1.

13 C. U. VI 11/3.

14 C. U. VI 12/1-3.

15 C. U. VI 13/2-3.

16 Marcel CONCHE, « Pyrrhon ou l’apparence », PUF/Perspectives critiques, Paris, 1994 (2e éd.), chap. VIII, pp. 101 & 102.

17 Le sens de la phrase connaît un néanmoins un sérieux infléchissement sous la plume de Shankara : le brahman n’est plus exactement l’Être comme l’entendent les Upanishad, mais bien Dieu selon une conception panthéiste où tout dans le monde est compris dans la présence d’un Dieu qui serait au-delà de toute dénomination et de toute conception. Michel HULIN, « Shankara et la non-dualité », Bayard, Paris, 2001, pp. 53-85.

18 Lettre de Romain Rolland à Sigmund Freud datée du 5 décembre 1927, citée dans : Michel Hulin, « La mystique sauvage », PUF/Perspectives critiques, Paris, 1993, pp. 24-25.

19 Freud considérait l’amour de l’humanité que prônait Romain Rolland comme « la plus précieuse des belles illusions ». Par ailleurs, quand Rolland lui parle du sentiment océanique qui est très lié à cette expansion de l’amour à toute l’humanité, Freud lui répond : « Combien me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m’est aussi fermée que la musique ». Néanmoins, Freud cherchait à comprendre ce sentiment océanique « pour l’écarter de son chemin » (sic). Si ce sentiment océanique était sur son chemin, c’est qu’elle ne lui était pas si étrangère que cela ! (Michel Hulin, op. cit., pp. 20 & 29p).

20 Cité dans : Môhan WIJAYARATNA, « La philosophie du Bouddha », op. cit., p.31.

21 Alain PORTE, « Le chant ultime (Trois nouveaux chants de la Bhagavad Gîta) », II, 48, Ed. Arfuyen, Orbey, 2001, p. 35. Il importe de souligner qu’Alain Porte traduit « brahman » (l’Être) par « Conscience ultime » qu’il définit de la sorte : « Brahman représente par excellence l’essence spirituelle de l’univers, substrat et fondement unique de toute création » (p. 6, note 4).

22 Cité dans : Marcel Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., p. 137.

23 Diogène Laërce, op. cit., IX 62 & 63.

24 C’est moi qui souligne.

25 Pierre Hadot, « Exercices spirituels et philosophies antiques », Albin Michel, Paris, 1993, pp. 308-309..

26 Jean GRENIER & Geneviève GORON, « Œuvres choisies de Sextus Empiricus », Aubier/Ed. Montaigne, Paris, 1948 : « Esquisses pyrrhoniennes », pp. 300-301.

27  Notons au passage que le thème de ce sentiment cosmique est un thème important dans les travaux de Pierre Hadot. Il parle souvent des exercices spirituels avec cette conscience cosmique, comme l’expansion du moi dans le cosmos, voir le monde dans la perspective d’en haut, la contemplation de la Nature et l’émerveillement devant chaque être appartenant à cette Nature, aussi si méprisable ou difforme puisse-t-il paraître. Voir à ce sujet notamment : Pierre HADOT, « Qu’est-ce que la philosophie antique ? », Gallimard, Paris, 1995, chap. IX, pp. 265-352 (et plus particulièrement pp. 309-322 & pp. 347-352). Pierre Hadot parle de ce sentiment cosmique comme d’un sentiment océanique. Je ferais cependant une petite nuance en rapport avec ce qui vient d’être dit : dans la pensée indienne, le moi se dissout dans le tout, alors que dans la pensée grecque, le moi élargit sa vision certes, mais se maintient en tant que moi.

28 Eusèbe de Césarée, « Préparation évangélique », XIX, 18, 1-4, cité dans Marcel Conche, op. cit., chap. IV, p. 60. Voir plus le commentaire du texte d’Aristoclès.
























Voir également : 


Un vol de grues dans le ciel


- Qu'est-ce que contempler ?


- Deux messages sur la plage 









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