Pages

lundi 3 septembre 2018

Un nomade de la raison - 3ème partie




Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila

3ème partie



Voir la première partie et la 2ème partie



Les influences grecques de Pyrrhon




     C’est alors que l’armée d’Alexandre parvint après maintes aventures en Sogdiane, en Bactriane et par-delà les montagnes de l’Hindu Kush jusqu’aux rives de l’Indus. Et l’événement significatif là-bas en Inde, significatif du point de vue philosophique évidemment, fut sans conteste la rencontre à Taxila avec ce que les grecs nommaient les « gymnosophistes », les sages nus. Comme le raconte Plutarque : « D’ailleurs, il y a là-bas, dit-on, de saints hommes qui s’imposent la règle sévère de la gymnosophie et consacrent tout leur temps à Dieu. Ils sont plus frugaux que Diogène et n’ont même pas besoin de besace, car ils n’ont pas de réserve de nourriture : la terre leur fournit une subsistance toujours fraîche et toujours renouvelée ; leur boisson n’est autre que l’eau des rivières ; les feuilles tombées des arbres et l’herbe qui couvre le sol leur servent de couche. Grâce à moi1, même ces sages lointains connaîtront Diogène, et Diogène les connaîtra2 ». 


      On sait par Diogène Laërce que Pyrrhon a été considérablement marqué par les gymnosophistes qu’il a côtoyés trois ans durant pendant les opérations d’Alexandre en Inde. Selon Diogène, Pyrrhon qui fut peintre à Elis fut d’abord le disciple de Bryson, un philosophe mégarique, « puis d’Anaxarque qu’il suivit partout, au point même d’entrer en contact avec les gymnosophistes de l’Inde et avec les mages. Telle paraît bien être l’origine de sa très noble manière de philosopher : il introduisit en effet la forme (de philosophie caractérisée par les mots d’ordre) de l’insaisissabilité et de la suspension du jugement3 ». 


      La rencontre avec les gymnosophistes fut donc déterminante pour lui : elle changea complètement sa vision des choses et son rapport au monde, et le fit entrer dans sa spécificité propre. Avec cette rencontre, Pyrrhon devint « Pyrrhon », le fondateur du scepticisme comme école philosophique. Il est donc important de savoir qui étaient ces gymnosophistes pour se faire une idée de ce que Pyrrhon a pu en retirer pour élaborer sa propre doctrine et son esthétique d’existence si particulière ; mais auparavant, il me semble important de s’interroger sur le « bagage » philosophique que Pyrrhon emmena avec lui durant son voyage asiatique, autrement dit quelles furent ses influences grecques ?


        Quand on passe en revue les philosophes qui ont marqué Pyrrhon sur son chemin sceptique, on est frappé de voir que ceux-ci sont presque tous regroupés dans le livre IX des « Vies et Doctrines des philosophes illustres » de Diogène Laërce, que l’on appelle le livre des philosophes « dispersés » ou « isolés » (οί σποράδην), alors que tous les autres livres regroupent des philosophes par thème (livre VIII : les pythagoriciens, livre VII : les stoïciens, livre VI ; les cyniques, livre V : les aristotéliciens, et ainsi de suite…). 


      En conséquence, je fais donc l’hypothèse que ce neuvième livre est le livre des philosophes qui préparent à la philosophie sceptique de Pyrrhon d’Elis et de Timon de Phlionte que l’on retrouve tous deux à la fin du livre, avec pour Pyrrhon la notice la plus fournie du livre. Pyrrhon et son disciple Timon achèvent donc l’ouvrage, et préparent ainsi à l’apothéose épicurienne du livre X. Ce rapprochement ne doit pas nous étonner, puisque l’on sait par Diogène lui-même qu’Epicure admirait Pyrrhon et s’enquérait sans cesse de nouvelles à son propos, lui qui éprouvait tant de méfiance et de dédain à l’égard de ses confrères philosophes : « Nausiphane disait souvent aussi qu’Epicure, émerveillé par le style de vie de Pyrrhon, lui demandait continuellement des informations à son sujet4 ». 


     On pourrait bien sûr m’objecter qu’il est possible de trouver des précurseurs en matière de doute et de scepticisme en-dehors de la liste qui figure au sommaire du livre IX de Diogène, à commencer par le plus célèbre d’entre tous, je veux parler de Socrate dont on connaît la maxime récurrente : « Je sais que je ne sais rien ». Mais ceci étant dit, il faut bien dire que Socrate a influencé toute la philosophie hellénistique et romaine qui vient après lui, de telle sorte qu’il conviendrait de le faire figurer comme influence de toutes les philosophes antiques, sauf naturellement pour les philosophies que l’on qualifie emblématiquement de « présocratique », et dans laquelle on range habituellement Démocrite, alors que ce dernier est postérieur à Socrate puisqu’il est de la génération de Platon. Mais comme ce dernier n’a pas été influencé à proprement parler par Socrate, Démocrite a été qualifié de manière usuelle de « présocratique ». 


     Par ailleurs, Socrate m’apparaît beaucoup plus comme l’inspirateur à travers Platon des nouveaux Académiciens comme Arcésilas et Carnéade. Ceux-ci considéraient en effet Socrate et Platon comme des sceptiques, Socrate parce qu’il cherchait la Vérité continuellement sans jamais la trouver, et revenait constamment à ce constat d’ignorance, cette absence de la sagesse véritable qu’il constate en lui-même, mais aussi chez les autres, dénonçant sans cesse les fausses illusions de sagesse mondaine dont chacun se pare au nom de ses compétences, de sa gloire ou de ses succès, ou encore de ses beaux mots d’esprit. Et Platon parce que dans ses livres, il ne prend jamais parti pour quelque opinion que ce soit, se contentant de mettre en scène les positions doctrinales des uns et des autres et les confrontant dans ses dialogues, cela dans l’intention avouée de faire naître ce qu’il appelait une dialectique ascendante, une élévation spirituelle vers la contemplation des Idées et de la Vérité. On peut donc qualifier Socrate, Platon, Arcésilas et Carnéade de « zététiques », ceux qui recherchent continuellement, alors que, selon Marcel Conche, Pyrrhon n’est pas zététique. 


    Ce qui est prédominant chez Pyrrhon, c’est l’indifférence qui se manifeste dans une non-recherche. La vérité ne saurait être trouvée, ne la cherchons pas, ne troublons notre sérénité avec des velléités aussi incertaines. « Ce qui est, en tous cas, certain, c’est que le terme « zététique » ne saurait convenir à Pyrrhon ; il a dû lui être attribué, rétrospectivement, par des sceptiques tardifs, soucieux de se distinguer des néo-académiciens et d’authentifier leur scepticisme en se rattachant au fondateur. Ce dont Timon fait gloire à Pyrrhon, c’est la non-recherche5. » 


    En effet, comme le proclame Timon à propos de son maître Pyrrhon :
« Ce n’est pas toi qui t’es soucié de chercher quel air
Entoure la Grèce, ni d’où viennent les choses, ni à quoi elles arrivent6 ».



   En-dehors de Socrate, les noms qui reviennent sont invariablement les mêmes, et ce sont à de rares exceptions près7 ceux du livre IX de Diogène, à savoir : Héraclite d’Éphèse, Xénophane de Colophon, Parménide, Mélissos de Samos, Zénon d’Élée, Leucippe, Démocrite d’Abdère, Protagoras, Diogène d’Apollonie et Anaxarque d’Abdère qui précèdent Pyrrhon d’Élis et Timon de Phlionte qui fut son disciple. Cette galerie de philosophes est particulièrement hétéroclite, mais qui précisément présente cet aspect contrasté comme un reflet de ce qu’est la philosophie sceptique : un refus de sectarisme, de ne voir qu’une et une seule vérité sur les choses, une prise en considération de multiples points de vue afin de montrer leur « isosthénie », leur égale force à défendre une position sur tel ou tel sujet, et donc l’impossibilité qu’il y a de trancher entre ces positions, de défendre envers et contre tout une position plutôt qu’une autre. Aucun de ces philosophes n’est à proprement parler « sceptique » (à part peut-être Anaxarque que certains dans l’Antiquité voyaient déjà comme un sceptique), voire même sont chacun à leur manière des fers de lance du dogmatisme ; cependant, ils ont ouvert des voies importantes au doute sceptique et sont considérés à ce titre comme des précurseurs parfois revendiqués comme tels par les sceptiques. Passons-les donc en revue.





*****



Héraclite d’Ephèse


     Héraclite d’Éphèse se voit gratifié du privilège d’ouvrir le livre IX de Diogène Laërce : c’est remarquable parce que l’ordre chronologique aurait appelé plutôt Xénophane qui était plus vieux que lui d’une génération8. Ce n’est peut-être pas un hasard, on connaît l’importance d’Héraclite pour les tenants de l’école sceptique, notamment pour Aenésidème qui s’en revendiquait ouvertement à la fin de sa vie. On connaît d’Héraclite des aphorismes comme : « La nature aime à se cacher9 ». La nature aime à se cacher elle-même, à dissimuler ses processus, sa vérité de croissance et d’expansion, son essence intime, sa vie secrète et fondamentale. Le paradoxe est que la nature n’a nulle part dans le monde où se cacher, si ce n’est derrière elle-même: il n’y a qu’elle dans ce monde pour se manifester. Et dans cet acte de se montrer que la nature se cache. Compris par un sceptique, cet aphorisme tend à dire que c’est la nature même qui pousse l’homme à cette attitude d’humilité face à Elle qu’est le doute sceptique10.



     Je me bornerai donc ici à ne citer brièvement que ce qu’en dit Diogène quant au doute et à l’aporie : « Héraclite appelait l’opinion une maladie sacrée, et la vue une chose mensongère11 », l’opinion n’est donc à ses yeux qu’une convulsion épileptique, et on ne peut avoir aucune confiance aux sens. Tous deux viennent troubler le logos dans sa quête de la vérité. « Ne faisons pas de conjectures hasardeuses sur les choses les plus grandes12 ». Plutôt que de spéculer sur les dimensions de l’univers, s’il y a un monde ou plutôt une infinité de mondes comme le prétend Anaximandre par exemple, il faut se reconcentrer plutôt sur le visible, se remettre à étudier ce qui est à portée de nos sens, la nature qui se déploie sous nos yeux sous ses apparences qui défilent de manière torrentueuse. Comme le dit Marcel Conche : « Car ce qui est à penser n’est autre que ce qui se montre, ce qui est présent dans l’offrande sensorielle : l’ensemble du visible – le monde. Il n’est que d’apprendre à voir – à penser, à embrasser le domaine sensoriel d’une façon pensante ; c’est dans la pleine lumière de l’apparence qu’est le mystère13 ».











Héraclite l'Obscur , détail de L'École d'Athènes de Raphaël, 1509








*****



Xénophane de Colophon



      Chez Xénophane de Colophon, on tend à la conception d’un dieu unique qui émergerait au-dessus de la multitude des autres dieux, eux-mêmes révoqués dans le doute parce que trop anthropomorphes, trop liés aux désirs et aux superstitions des hommes. Ainsi, les Ethiopiens conçoivent leurs dieux à leur image, noirs et trapus ; et les Thraces, avec des yeux clairs et des cheveux roux. Pareillement, si les animaux se mettaient à vénérer des dieux : ils les imagineraient sous des apparences animales. 


     Aucune certitude théologique ne peut donc être établie, seules des croyances et des opinions se manifestent dans les diverses sociétés des hommes : « Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais un homme qui connaisse avec certitude tout ce que je dis des dieux et de l’univers. Quand bien même il rencontrerait la vérité sur ces sujets, il ne serait pas sûr de la posséder : l’opinion règne en toutes choses14 ». Par ailleurs, Timon, le disciple de Pyrrhon, qui a passé beaucoup de temps à railler les autres philosophes, fait de Xénophane son interlocuteur dans les Silles, Xénophane dont il dit qu’il est « presque exempt de vanité15 ».






*****




Parménide



      Parménide et ses disciples de l’école d’Élée, Zénon et Mélissos, sont certainement parmi les philosophes les plus dogmatiques que l’Antiquité grecque ait connus. On est donc en droit de s’étonner quand l’un ou l’autre sceptique s’en revendique. En fait, les éléates « exercèrent sur les destinées du scepticisme une influence plus grande peut-être que n’importe lequel des philosophes antésocratiques. Avec eux apparaît cette opposition du sensible et de l’intelligible qui devait plus tard tenir une si grande place dans les argumentations sceptiques16 ». 


         Timon, par exemple, fait ainsi la louange de Parménide : « Et le valeureux Parménide à l’esprit sublime, étranger à l’opinion multiple, lui qui éloigna les pensées de la déception de l’apparence17 ». Ce qui intéresse les sceptiques, c’est l’opposition tranchée que les éléates ont dessiné entre la vérité de l’Être immuable et éternel, toujours semblable à lui-même et les apparences trompeuses, fluctuantes et insaisissables, même si les sceptiques ont retourné cette opposition dans un sens favorable à l’apparence, reléguant l’Être dans les sphères brumeuses de l’incertitude. Et ce travail de sape a certainement été facilité par l’attitude même des éléates de rendre le monde phénoménal complètement incertain et paradoxal, de priver les phénomènes de toute leur substance, de tout leur substrat d’être pour n’envisager que cet Être métaphysique. 


        Zénon a été évidemment le plus loin dans cette démarche grâce à ses paradoxes de la flèche qui n’arrive jamais à toucher sa cible, d’Achille incapable de rejoindre la tortue et d’autres…. Il subsiste toujours un parfum d’étrangeté qui persiste malgré toutes les réfutations intellectuelles ou intuitives, qui nous suggère que le monde mouvant n’est pas seulement une copie dégradée d’un original comme dans le mythe de la caverne de Platon, mais aussi et surtout une impossibilité logique comme une nuit diurne et un jour nocturne. Cet usage de la dialectique aura une importance considérable dans l’école pyrrhonienne. Par ailleurs, on sait que Pyrrhon, avant de se rallier à Anaxarque, a eu pour maître à Élis Bryson18, un philosophe de l’école mégarique, école qui a été très marquée par la dialectique éléatique.








Parménide, Velia (anciennement Elée), Italie.









*****




Leucippe & Démocrite


    Leucippe19 et Démocrite ont été les fondateurs de l’école atomiste qui n’a rien de sceptique. Pourtant Diogène Laërce nous dit : « De plus, Philon d’Athènes qui était son familier disait que Pyrrhon citait Démocrite plus que personne d’autre20 ». Timon, là encore, est fort laudateur en ce qui concerne Démocrite :

« Tel est Démocrite, le très sage, le berger des mythes,
Disputeur à l’esprit bipartite ; je le reconnus parmi les premiers21 ».


     On doit à Démocrite des sentences qui tendraient à faire suspendre notre jugement telles que : « En réalité, nous ne savons rien, car la vérité est dans l’abîme ». Mais dans cet abîme de l’infiniment petit se terrent les atomes et le vide, ce en quoi Démocrite n’est pas du tout un sceptique. Le doute chez Démocrite n’est qu’un point de départ, la constatation empirique que les sens nous trompent et qu’il convient de ne pas s’y fier pour mener une enquête perspicace sur le réel : c’est une méthode dans laquelle les sensations sont disqualifiées en premier lieu : « Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer ; en réalité, les atomes et le vide ». Cependant, beaucoup ont souligné chez Démocrite l’insaisissabilité de la vérité au point de le rendre proche à s’y méprendre avec un sceptique. Ainsi Aristote lui-même a dit de Démocrite : « Démocrite assure que, de toute façon, il n’y a rien de vrai, ou que la vérité, du moins, ne nous est pas accessible22 ».









Démocrite méditant sur le siège de l'âme
Léon-Alexandre Delhomme (1841-1895)
dans le jardin du musée des beaux-arts de Lyon.








*****




Protagoras d’Abdère



   Le sophiste Protagoras d’Abdère est connu pour son relativisme sensualiste. Sa formule célèbre « l’homme est la mesure de toutes choses23 » s’inscrit dans cette idée de ne voir que la sensation comme moyen de connaître les choses ; or comme l’a dit avant lui Héraclite, la sensation résulte de la rencontre du mouvement de l’objet avec le mouvement de la faculté sensorielle. Dès lors, la sensation ne nous fait pas connaître la chose telle qu’elle est, mais plutôt telle qu’elle nous apparaît. L’homme n’a ainsi que sa vision des choses pour faire valoir sa vérité. Le même objet peut apparaître de différentes manières à différentes personnes, voire à une même personne à deux moments différents selon que celle-ci se trouve en bonne santé, malade ou encore dans un état de folie. Dès lors qu’une sensation se produit, comment la déclarer véridique ou fausse, puisque cette sensation s’est produite comme un événement véridique et que cette dernière ne pourra être réfutée que par une autre sensation ? Aucune sensation ne pouvant dès lors être discréditée, il s’ensuit que tout est vrai24.


     L’important selon Protagoras n’est pas de trouver une vérité indépendante de toute considération humaine, mais bien d’être en mesure de faire entendre sa vérité personnelle aux oreilles de ses concitoyens, imposer sa vérité dans la société, et faire gagner sa cause par un usage habile de la rhétorique. On reconnaît là évidemment le projet des sophistes25, mais qui n’est pas du tout le projet des sceptiques. 


    Au XVIIe et XVIIIe siècle, les sceptiques étaient fréquemment assimilés aux sophistes, comme une catégorie un peu particulière et tardive des sophistes. On doit à Victor Brochard d’avoir rectifié le tir au XIXe siècle dans son ouvrage : « Les sceptiques grecs ». Le projet sophistique est surtout de nature politique : gagner le pouvoir de la Cité par sa capacité de persuasion et d’éloquence, alors que le projet sceptique est plutôt de nature épistémologique et surtout éthique : atteindre l’ataraxie, l’absence de troubles, grâce à la suspension du jugement et une vie droite. 


    Pyrrhon n’a jamais essayé de s’emparer des rênes du pouvoir à Élis ; vraisemblablement était-il complètement indifférent aux querelles et aux jeux politiques qui se déroulaient au sein de la Cité, lui qui s’occupait de nettoyer un cochon sans autre formalité, sans considération sociale particulière. Les prestiges, les honneurs, l’argent, la réputation et le pouvoir sont loin d’être des choses indifférentes aux sophistes ; à Pyrrhon, bien. Pyrrhon d’ailleurs se gardaient bien des sophistes, comme nous le raconte Diogène Laërce : « Une autre fois, à Elis, harcelé par les questions de ses interlocuteurs, il jeta son manteau bas et traversa l’Alphée à la nage. Il était donc particulièrement hostile aux sophistes, comme le dit Timon26 ».


    Par ailleurs, les sophistes trouvaient la limite de leur remise en question du monde dans une très grande croyance en eux-mêmes. Au fond, le sophiste ne doute pas de lui-même. Tout est vrai certes, mais ce que j’avance est encore plus vrai que se raconte tout le monde et aussi mes adversaires politiques. Le vrai était d’ailleurs à leurs yeux un argument politique dont il fallait habilement tirer, et ne pas remettre en question inconsidérément ; en fait, les sophistes remettaient ce critère du vrai en question surtout pour eux-mêmes, pour ne pas s’encombrer de pénibles et tortueux problèmes de conscience. Crier à la face du monde que sa cause n’est pas vraie ou que sa cause peut-être n’est pas la plus véridique, la plus juste, la plus belle, c’était une stratégie politique complètement absurde et contre-productive, de celle qui vous font perdre l’assentiment général (le cauchemar total pour un sophiste). C’était donc une stratégie parfaitement suicidaire aux yeux d’un sophiste, rigoureusement à éviter, et en fait était-elle certainement impensable pour eux. 


       En ce sens, le comportement de Carnéade de la Nouvelle Académie sceptique à Rome était tout sauf une attitude sophistique, puisqu’elle a fait scandale et lui a fait perdre toute crédibilité politique auprès de ses auditeurs. Carnéade envoyé à Rome en ambassade d’Athènes avait tenu à faire un discours sur le bien-fondé du droit et de la justice, discours qui avait particulièrement plu et enchanté l’auditoire ; puis le surlendemain, il a prononcé un discours où il a démoli intégralement les idées de droit et de justice. Ce qui lui a valu un scandale mémorable…


       Mais un autre point où l’influence de Protagoras semble indiscutable, c’est la tendance à opposer deux arguments entre eux pour montrer que sur tel ou tel problème philosophique on peut toujours défendre l’autre point de vue. « Protagoras fut le premier à dire que, sur toute chose, il y a deux arguments qui s’opposent entre eux ; et il proposait ces arguments opposés, chose qu’il fut le premier à faire27 ». Cette attitude du double discours (dissoi logoi) donnera naissance plus tard à l’isosthénie sceptique, le fait que l’on peut opposer deux arguments contraires de même force sur telle ou telle question, discipline dont Sextus Empiricus fut le champion systématique et méticuleux. Par ailleurs, Protagoras, de manière similaire à Xénophane, déclare l’homme dans l’incapacité de connaître les dieux qui dépassent grandement son entendement : « Des dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas : car beaucoup d’obstacles empêchent de le savoir, leur obscurité et la brièveté de la vie des hommes28 ». Cette profession d’agnosticisme, proclamée un peu trop franchement et surtout trop ouvertement, lui a d’ailleurs valu beaucoup de problèmes, puisque Protagoras fut exilé d’Athènes comme Anaxagore auparavant, et ses livres connurent l’autodafé.










*****




Diogène d’Apollonie



   La présence de Diogène d’Apollonie entre Protagoras et Anaxarque est problématique parce qu’apparemment sans rapport évident avec les autres protagonistes posant dans la galerie du livre IX de Diogène Laërce. On a souvent vu une confusion dans le chef de Diogène Laërce entre homonymes29 : Diogène d’Apollonie et Diogène de Smyrne dont Diogène Laërce nous dit qu’il a été le maître d’Anaxarque30. Cela expliquerait une lignée possible qui court entre Démocrite d’Abdère, Protagoras d’Abdère (qui aurait été le disciple du premier selon Diogène, même si cela a en réalité dû être peu probable, puisque Protagoras semble soit du même âge que Démocrite, soit carrément son aîné de dix ou vingt ans), Diogène d’Apollonie/Smyrne et enfin Anaxarque qui fut le mentor de Pyrrhon durant les conquêtes d’Alexandre comme on l’a vu plus haut. 


      Mais peut-être faut-il aller chercher des explications de sa présence dans certaines de ses théories qui conduiraient au doute ou bien qui inspireraient le scepticisme. Diogène d’Apollonie était un physicien au sens antique du terme au même titre que Thalès, Anaximène ou Anaximandre. L’élément de base qui constitue le monde selon lui est, comme chez Anaximène, l’air. Selon Marcel Conche : « Pour Diogène d’Apollonie, toutes choses ne sont que la même chose (« le Même » τό αύτό) « transformée de multiples façons et différenciées », et, en l’occurrence, ne sont que des modifications de l’Air31 ». 


      Or l’air représente la mobilité même ; et puisque l’air est la substance par excellence du monde, il s’ensuit que toutes les choses, tous les étants ont l’étoffe du périssable. Que l’air soit tout et en toutes choses et, qu’en outre l’air soit doué d’intelligence en tant que l’air est le dieu qui domine et organise tout, voilà qui est tout à fait dogmatique ; mais ce qui est susceptible de préparer le scepticisme, c’est que cet air mobile et évanescent rend les objets courants semblables à un filet de fumée qui s’évanouit dans l’air transparent, cela les rend fugaces et cela les déréalise. 



     Cette thèse rapprocherait donc étroitement Diogène d’Apollonie d’Héraclite : pour le second, tout coule, et pour le premier, tout souffle ou tout vente! Tout se dissout dans le Même qui est le Tout, comme notre souffle disparaît et se réabsorbe dans l’air ambiant. Mais sur ce rapprochement et le rôle intime qu’Héraclite a joué dans l’évolution du pyrrhonisme, il me faudra revenir plus loin.


         Par ailleurs, concevoir le dieu comme étant de l’air, cela le rend difficilement appréhendable. Ainsi Cicéron objectait à cette conception de Diogène d’Apollonie cet argument : « Et l’air, dont Diogène d’Apollonie fait le dieu, quelle sensibilité peut-il avoir, et quelle est la forme du dieu32 ? »






*****





Anaxarque



     Reste donc Anaxarque d’Abdère que nous présente Diogène Laërce dans les précurseurs de Pyrrhon et de Timon. Beaucoup d’auteurs l’ont présenté comme déjà un sceptique, même si la plupart (comme par exemple Flavius Arrien et Plutarque) voient en lui un sophiste sans foi, ni loi doublé d’un courtisan retors cherchant le bon mot pour plaire à son maître Alexandre. 


      Diogène Laërce, au contraire, semble le tenir en estime, lui accordant sans hésitation le titre de « philosophe » et soulignant le courage dont il a fait preuve quand il fut capturé par le tyran de Chypre Nicocréon qui lui vouait une haine sans égale. Ce dernier fit subir à Anaxarque la torture en écrasant ses os avec des pilons en fer. Anaxarque répliqua au tyran : « Broie le sac d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas33 ! » Nicocréon, fou de rage, ordonna qu’on lui tranche la langue ; et Anaxarque se coupa lui-même sa langue avec ses dents et la cracha au visage de Nicocréon.


       Du côté des thèses sceptiques, Sextus Empiricus dit qu’il avait aboli le critère de vérité et aussi : « parce que (lui et Monime) comparaient les choses existantes à un décor de théâtre, et les tenaient pour comparables que nous expérimentons en rêve ou en état de folie34 ». Dans ce même passage, Sextus rappelle que Métrodore de Chios, un disciple de Démocrite, et qui, par ailleurs, avait été le maître du maître d’Anaxarque, répétait constamment : « nous ne savons rien ; nous ne savons même pas ceci que nous ne savons rien ». 


     Cela implique un degré supérieur à celui proclamé par Socrate dans le scepticisme : là où Socrate constate son ignorance derrière des faux-semblants de connaissance et de sagesse (« je sais que je ne sais rien »), Métrodore ne peut être sûr qu’il est parfaitement ignorant ; peut-être sait-il des choses tout en ignorant les savoir, comme lorsqu’on croit avoir oublié une langue, et que les mots et les phrases reviennent une fois que l’on se trouve obligé à parler avec des gens qui parlent cette langue, mais peut-être ne sait-on effectivement vraiment rien… Aucune certitude n’est possible selon Métrodore, pas même une certitude concernant notre connaissance ou notre non-connaissance. L’homme navigue constamment dans le brouillard.


     Mais Anaxarque était surtout connu pour son égalité d’humeur et sa maîtrise de soi ainsi que sa capacité à ramener les gens à la modération, tant et si bien qu’on le surnomma le « Bienheureux ». On lui attribue d’ailleurs la création d’une école dite « eudémonique », visant donc, comme le mot grec εύδαιμων l’indique, au bonheur. Selon Anaxarque, la philosophie est fondamentalement la capacité à rester heureux en toutes circonstances, quitte à modifier du tout au tout sa façon de voir les choses pour se maintenir dans l’allégresse et le bonheur à face à des situations adverses qui seraient habituellement la source d’un grand désarroi. 


         L’exemple le plus radical de cet exercice est donc bien sûr la consolation d’Alexandre quand ce dernier en vient à trucider son ami Kleitos dans un accès de beuverie. J’ai déjà cité plus haut l’argument d’Anaxarque qui a servi à réconforter son roi : Zeus est représenté avec la déesse Justice, Diké, à ses côtés parce que tout ce que fait et décide Zeus incarne la justice elle-même si bien que Zeus ne doit pas se demander si ce qu’il fait est bien ou mal, mais voir que ses actes sont porteurs en eux-mêmes de la justice, indépendamment des considérations habituelles et des jugements étroits des êtres inférieurs et mesquins. Anaxarque suggère alors que le même raisonnement s’applique à Alexandre dont la condition existentielle qui est d’accéder à la divinité dépasse celle des autres hommes, ce qui le rend incompréhensibles selon les critères des simples mortels: « il était nécessaire que fussent considérées comme justes aussi toutes les actions d’un grand roi, d’abord par ce souverain lui-même, ensuite par les autres hommes35 ». 


       Anaxarque s’autorise donc une complète transformation des cadres habituels de la pensée pour maintenir la conscience heureuse. Ainsi le fait de considérer la vie comme une pièce de théâtre autorise implicitement tous les changements de décor ou en tous cas à les interpréter dans un tout autre sens pour que ceux-ci se conforment au scénario que l’on s’est tracé.



     Evidemment, cela valu à Anaxarque une bien mauvaise réputation de sophiste de la pire espèce. Le stoïcien Flavius Arrien se montre sans aucune indulgence face à Anarxarque : « On ajoute qu’en prononçant ses paroles, il apporta une consolation à Alexandre en la circonstance, mais j’affirme, moi, qu’il lui fit beaucoup de mal, un mal encore plus grand que celui dont il était accablé, si du moins il pensa vraiment que c’était l’opinion d’un sage de soutenir qu’il n’est pas nécessaire qu’un roi accomplisse des choses justes, après mûre réflexion, mais qu’il faut considérer comme juste tout ce qu’un roi se trouve accomplir et de quelque manière que ce soit36 ». 


      On peut comprendre la réaction outrée d’Arrien face à cette abolition sauvage des principes élémentaires du juste et de l’injuste ainsi que du sens moral en général. Un stoïcien, pour qui le seul bien n’est autre que le bien moral, ne peut qu’être horrifié devant ce genre de consolation douteuse. Mais il me semble qu’Arrien ne comprend pas toute la portée du geste d’Anaxarque : Anaxarque ne cherche pas foncièrement à détruire les règles morales et l’aspiration au juste qui caractérise toute civilisation. Cela d’autant plus que ses principes moraux permettent à la conscience de se faire une bonne image d’elle-même, donc de parvenir au bonheur. Néanmoins, là où Anaxarque d’Abdère prend une audacieuse liberté avec la morale, c’est qu’il ne la prend pas comme une référence immuable, une stèle massive et monolithique gravée dans le siècle des siècles. 


      Quand Alexandre se voit impliqué dans l’enchaînement tragique des événements qui le conduit à planter une lance dans le cœur de Kleitos, Anaxarque ne cherche pas à dire qu’assassiner un ami proche de la famille a cessé d’être une faute morale comme le redoute Arrien, mais il se permet de réinterpréter l’événement tragique de telle sorte qu’il cesse d’être une cause de remords et de culpabilité pour Alexandre (non pas dans l’absolu, mais à ce moment précis dans cette situation particulière). Anaxarque réinscrit cet événement dans une destinée divine beaucoup plus vaste où la dimension tragique devient inéluctable, donc ne relevant plus de la simple responsabilité humaine. La conscience peut tout réinterpréter afin de résider dans le bonheur. La souplesse d’esprit devient donc une qualité fondamentale pour conserver une attitude « eudémonique » dans le cours tumultueux de la vie.


      On comprend toutefois que cette philosophie trouve sa limite dans la consolation d’Alexandre : ce discours d’Anaxarque est une porte ouverte à tous les excès politiques et moraux dès lors qu’on en vient à justifier tous les méfaits des puissants de ce monde du seul fait qu’ils sont puissants et redoutables. Les gymnosophistes indiens l’avaient bien compris qui lui reprochèrent sa compromission avec le pouvoir politique : « Pyrrhon faisait retraite, et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses proches. Il agissait ainsi pour avoir entendu un Indien faire des reproches à Anaxarque, en lui disant qu’il ne saurait enseigner à un autre comment être un homme de bien, puisqu’il fréquentait la cour des rois37 ». 


        Cette rupture de Pyrrhon d’avec Anaxarque initiée par un sage indien est finalement très emblématique de la rupture profonde entre la philosophie classique où se retrouvent Platon, Aristote mais aussi Protagoras et donc Anaxarque, dans lequel le penseur est conscient de pouvoir jouer un rôle politique, et la philosophie hellénistique qui commence avec Pyrrhon et s’étend avec Epicure et les stoïciens, et qui est marquée par un très net désengagement de la chose publique : le bonheur doit être atteint par une vie juste et belle, indépendamment des aléas de la politique et des soubresauts de l’Histoire. Or cette rupture entre philosophie classique et philosophie hellénistique, c’est Alexandre qui l’opère en mettant à bas le projet d’Aristote de penser philosophiquement la Cité dans son ouvrage majeur « La Politique38 » et en créant un empire trop vaste pour que les citoyens aient le sentiment de pouvoir influer sur le cours des choses et développer un projet politique.


       Autre anecdote qui associe Pyrrhon & Anaxarque, c’est le moment où tous deux se promènent près de marécages et où Anaxarque tombe dans l’eau ; Pyrrhon continue pourtant imperturbablement comme si de rien n’était… Se sortant finalement d’affaire, Anaxarque court vers Pyrrhon, mais non pas pour l’accabler de reproches comme on s’y attendrait, mais au contraire pour le féliciter de sa remarquable indifférence ! Il faut noter que cette anecdote est très significative autant pour Pyrrhon (j’aurais à y revenir quand je parlerais de l’indifférence de Pyrrhon), mais également d’Anaxarque : en fait, Pyrrhon oblige ironiquement Anaxarque à appliquer ses propres principes eudémoniques. Au lieu de se lamenter et de se plaindre du lâche abandon de son ami qui ne vient pas le secourir, changer son interprétation de l’événement pour qu’il devienne la manifestation sublime de l’indifférence de Pyrrhon devant laquelle il convient de s’incliner et faire de la sorte d’une mésaventure une occasion de joie philosophique…





*****





Homère



    Voilà donc pour les précurseurs philosophiques de Pyrrhon, les influences qui étaient les siennes quand il rencontra les gymnosophistes. Mais il ne faudrait pas oublier une influence extérieure à la philosophie en la personne d’Homère qui est un auteur qui a beaucoup compté dans la vie de Pyrrhon, même si en soi ce n’était pas très original puisque les Grecs baignaient dans la culture homérique ; Alexandre, par exemple, tenait particulièrement à cœur l’Iliade et vénérait particulièrement les actes de bravoure et de courage d’Achille et de Patrocle, au point qu’il s’identifiait à Achille et son compagnon Hephestion à Patrocle. 


        Une fois franchi l’Hellespont39 et mis le pied en Asie, Alexandre mit en point d’honneur à se rendre à Troie où il se complut en rites sacrificiels à Zeus Protecteur-de-la-Maison pour apaiser le courroux de Priam, le roi déchu de Troie, puisque lui-même, Alexandre, descendait par sa mère Olympias de Néoptolème, le compagnon d’Ulysse qui avait occis Priam dans ce même temple de Zeus. En outre, il ne manqua pas de rendre hommage aux tombeaux d’Achille et de Patrocle : « D’après certains, il déposa une couronne sur le tombeau d’Achille ; et Hephestion, dit-on en mit une sur le tombeau de Patrocle40 ». 


      Or précisément, on sait par Diogène que Pyrrhon se rappelait souvent les vers de l’Iliade :
« Va, mon ami, meurs à ton tour. Pourquoi gémir ainsi ?
Patrocle aussi est mort, qui était bien meilleur que toi41. »


         Pyrrhon devait y voir une ode à l’indifférence, à la fois un abandon de la haine - pourquoi tant de rage à vouloir briser l’autre ? -, accompagné d’un abandon de la peur – que sait-on finalement de la valeur de la vie, que sait-on de sa propre valeur quand d’autres infiniment plus héroïques ou plus justes s’en sont allés avant nous ? -, et enfin un abandon simple et entier à la destinée : meurs à ton tour, puisqu’il revient à chacun de mourir au tour qui lui revient, les uns après les autres ; et Achille n’espère pas non échapper à la règle, qui sait clairement qu’à son heure venue un combat l’arrachera sauvagement à la vie. Ces vers adoucissent à leur façon la tragédie en cours, puisque qu’il s’agit en fait de la réponse à la supplique de Lycaon à Achille de l’épargner. Ces vers adoucissent cette tragédie, même s’ils ne l’abolissent pas : les combats font rage semant la mort et la destruction, mais ce qu’Homère suggère n’est rien d’autre qu’une attitude d’indifférence et de détachement par rapport à toute la fureur environnante.


       Autre vers que Pyrrhon citait à qui voulait l’entendre :
« Telle la race des feuilles, telle la race des hommes42 ».


       Comme si l’humanité était un arbre où chaque branche est un pays et où chaque feuille est un homme qui s’en va chuter une fois venu la fin de l’hiver de sa vie… Homère ajoute : « Pour les feuilles, les unes sont par le vent répandues sur la terre ; mais la forêt verdoyante en fait pousser d’autres quand revient la saison du printemps. De même pour les hommes : une génération pousse, tandis que l’autre cesse ». 


    La nature fait ainsi apparaître un incessant ballet d’apparition et de disparition partout sur la surface de la Terre ; et nous ne sommes qu’une part minuscule dans ce processus naturel de création et de destruction. Diogène nous apprend que Pyrrhon appréciait en Homère cette conscience aiguë et poétique de notre condition mortelle : « tous les passages qui tendent à montrer l’inconsistance, les vains soucis, en même temps que les occupations puériles des hommes43 ». 


        Cette méditation du temps qui anéantit tout est centrale chez Pyrrhon. Cette sensibilité pyrrhonienne à la mort et au passage du temps se rapproche évidemment de la conception héraclitéenne du Panta Rhei. Mais chez Pyrrhon, ce temps dont l’écoulement ressemble à un torrent en crue balaie tout sur son passage, y compris les vérités que l’on a pu se faire de son vivant, ce qui semblait certain, ce qui lui semblait assuré, tout cela se dissipe dans la nuit obscure de la mort, tout cela s’efface comme un message écrit dans le sable… Là où, au contraire, Héraclite voyait dans ce flux continuel et ce combat perpétuel des opposés pour faire faire advenir les êtres les principes mêmes du Logos, Pyrrhon ne voit dans le temps que l’émiettement des prétentions de la Raison à connaître le réel.








Voir la quatrième partie d'un Nomade de la Raison


Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.









Portrait d'Homère du « type d'Épiménide »,
d'après une copie romaine d'un original grec du Ve siècle av. J.-C
conservé à la Glyptothèque de Munich














1 C’est Alexandre qui parle.

2 PLUTARQUE, op. cit., 332 b, p. 127. Sur ce dernier point, Plutarque ne fut pas vraiment visionnaire, puisque le monde de la philosophie grecque et celui de la philosophie indienne sont restés fort hermétiques l’un à l’autre, et n’ont que très rarement communiqué. Yogins et cyniques sont restés chacun dans leur monde. On parle d’une influence possible sur Plotin, de certains moines bouddhistes isolés qui auraient fait le voyage jusqu’à Alexandrie. Il y a eu aussi le dialogue célèbre entre le roi indo-grec Ménandre (Milinda en sanskrit et en pâli) avec le moine bouddhiste Nâgasena sur des questions relatives à la doctrine du Bouddha (« Entretiens de Milinda et Nâgasena », traduit du pâli par Edith Nolot, Gallimard, Paris, 1995). Mais ces contacts sont restés très épisodiques et tenus.

3 Diogène LAËRCE, op. cit., IX, 61, p. 1099.

4 Diogène LAËRCE, ibid., IX, 64, p. 1102. On peut trouver la trace de l’influence de Pyrrhon sur la philosophie d’Epicure, en ce que ce dernier attribue aux phénomènes célestes et météorologiques des causes strictement naturelles, même si celles-ci sont aujourd’hui inconnues, faute de connaissance. Cette ignorance ne doit donc pas être source de tensions, de frustrations de ne pas savoir, et pas non plus de superstitions, d’explications fantaisistes ou mythiques et de craintes irrationnelles. Marcel Conche voit, par ailleurs, une influence pyrrhonienne dans la théorie du clinamen (Conche, op. cit., pp. 148-150).

5 Marcel CONCHE, op. cit., p. 87. Je reparlerai plus loin de cette question

6 Diogène LAËRCE, ibid., IX, 65, p. 1102. Notons que Diogène considère en IX, 70 le terme « zététique » comme un synonyme de « pyrrhonien » tout comme « aporétique » et « éphectique », même s’il ajoute que ces équations ne coulent pas nécessairement de source : en effet, selon Théodose, puisque qu’on ne peut pas saisir le mouvement de la pensée de qui que ce soit, et donc pas celui non plus de Pyrrhon, rien ne permet d’affirmer que Pyrrhon est sceptique.
Dans les Hypotyposes pyrrhoniennes (I, 2-3), Sextus Empiricus revendique la qualité de zététique contre précisément les académiciens : « Les uns (les dogmatiques) disent qu’ils ont trouvé la vérité, les autres (les académiciens) disent qu’elle est incompréhensible ; et les derniers (les sceptiques, entendons les pyrrhoniens) continuent à la chercher ».

7 Quand il énumère les influences de Pyrrhon, Diogène fait ainsi très brièvement référence à Empédocle, citant deux de ses aphorismes : « Ainsi ces choses ne sont ni visibles pour les hommes, ni audibles, ni saisissables par l’esprit » «et « Persuadés de cela seulement sur quoi chacun est tombé par hasard » (DL, IX, 73). Victor Brochard invoque lui aussi Empédocle d’Agrigente et Anaxagore de Clazomènes comme influence du scepticisme, mais comme ayant marqué plutôt la Nouvelle Académie (Brochard, op. cit., pp. 21-22).

8 Sotion prétend ainsi qu’Héraclite aurait été l’élève de Xénophane (DL, IX, 5).

9 HERACLITE, « Fragments », (texte établi, traduit et commenté par Marcel Conche), PUF/Epiméthée, Paris, 1986, fragment 69, p. 253 : « φύσις κρύπτεσθαι φφιλεΐΐ ».

10 Cela sonne aussi comme une invitation ou plutôt comme une provocation à la recherche incessante, à la zététique, afin de découvrir par un labeur patient, après maints échecs et maintes déconvenues à découvrir ces secrets que nous cache la nature, en un mot à la démarche des sciences naturelles telles qu’on les a conçues à l’époque moderne, mais c’est là une autre Histoire.

11 Diogène Laërce, op. cit., IX, 7, p. 1052.
12 DL, op. cit., IX, 73, p ; 1110.

13 Héraclite, ibid., p. 252.

14 Brochard, op. cit., p. 17.

15 DL, op. cit., IX, 18, p. 1060. Xénophane n’est pas toutefois complètement dénué de vanité, car c’est là l’apanage de Pyrrhon !

16 Brochard, op. cit., p. 19.

17 DL, op. cit., IX, 23, p. 1066.

18 DL, op. cit., IX, 61, p. 1099.

19 Selon Diogène Laërce (IX, 30), Leucippe aurait été le disciple de Zénon, ce qui tisserait un lien de filiation entre école éléatique et école atomiste.

20 DL, op. cit., IX, 67, p. 1104.

21 DL, op. cit. IX, 40, p. 1079.

22 ARISTOTE, « Métaphysique », Γ, 5, 1009 b 10-11, cité dans Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., p. 84.

23 Ou dans sa formulation plus complète : « De toutes choses, la mesure est l’homme : de celles qui sont, qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas » (DL, IX, 51).

24 Cette interprétation de Protagoras est celle que l’on trouve dans le « Théétète » de Platon. On peut bien sûr objecter que celle-ci n’est pas la seule.

25 Le terme, cependant, ne doit pas nous tromper : tous les sophistes ne se valent pas. D’ailleurs, Diogène Laërce le considère comme un philosophe, alors que Platon voit en lui le roi des sophistes.

26 Diogène Laërce, op. cit., IX, 69.

27 DL, idem, IX, 51.

28 DL, idem.

29 Diogène Laërce, op. cit., introduction au livre IX par Jacques Brunschwig, p. 1037. Ceci étant dit, André LAKS conteste cet amalgame dans « Diogène d’Apollonie. La dernière cosmologie présocratique », Presses Universitaires de Lille, 1983, pp. 258-263.

30 DL, op. cit., IX, 58.

31 Marcel CONCHE, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., pp. 259-260. Comme l’exprime Diogène d’Apollonie : « Je pense quant à moi, pour dire la totalité, que toutes les choses se différencient à partir du même et sont le même. Et cela est manifeste. (…) Mais toutes ces choses, c’est en se différenciant à partir du même qu’elles surgissent diverses à différents moments, et retournent au même. » (André LAKS, « Diogène d’Apollonie… », op. cit., p. 22 (fragment 4, Diels-Krantz B2).

32 CICERON, « Sur la nature des dieux », I, 12, 29, cité par André LAKS, op. cit., p. 103 (fragment T7a, DK A8).

33 DL, op. cit., IX, 59.

34 Sextus Empiricus, « Contre les professeurs », VII, 87-88, cité dans Long & Sedley, « Les philosophies héllénistiques », tome I, traduction de Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin, GF Flammarion, Paris, 2001, p. 40.

35 ARRIEN, ibidem, p. 131, IV, 9, 7.

36 ARRIEN, idem, p. 131, IV, 9, 8.

37 D.L., op. cit., IX, 63.

38 ARISTOTE, « Les politiques », (traduction et présentation par Pierre Pellegrin), GF Flammarion, Paris, 1990. L’ouvrage n’est paru qu’un an avant le départ de l’expédition d’Alexandre. Notons que Pierre Pellegrin traduit le titre au pluriel (p.5 : « il me semble incontestable que le pluriel rend mieux la réalité d’un « traité » irréductiblement divers »). Dans son introduction, celui-ci remarque que ce texte d’Aristote tombe dans l’oubli dès la période hellénistique : « les Politiques d’Aristote subissent peu après la mort de leur auteur une éclipse de près de quinze siècles. (…) Il nous faut bien plutôt affronter cette idée parricide : l’Antiquité hellénistique puis romaine connaissait les Politiques d’Aristote, et si presque aucun écrivain n’y fait allusion après le IIIe siècle, c’est tout simplement parce que ce texte n’intéresse personne. (…) La philosophie politique contenue dans les Politiques est une philosophie mort-née » (pp. 16 & 18).  

39 L’actuelle mer de Marmara.

40 Arrien, « Histoire d’Alexandre. L’Anabase d’Alexandre le Grand », op. cit., I, 12, 1, p. 33.

41 Homère, « L’Iliade », XXI, 106-107, cité par Diogène Laërce dans sa « Vie et doctrines des philosophes illustres », op. cit., IX, 67, p. 1104. C’est par ailleurs le même vers que Callisthènes a récité en quittant Alexandre un jour où il s’était considérablement fâché avec le grand roi.

42 Homère, « L’Iliade », VI, 146.

43 DL, op. cit., IX, 67.















Temple de Zeus en Aizanoi (Αἰζανοί), Asie Mineure, actuelle Turquie.








Voir également : 




- La nature aime à se cacher - fragment 123 des oeuvres d'Héraclite


Panta Rhei (Héraclite)


rien de trop (oracle de Delphes) 


La notion de sagesse selon les philosophes grecs
       
     Quelles sont les différentes acceptation du terme "sagesse" dans la philosophie grecque. "Sophia", "phronésis" et "sophrosyné" dans les textes de Platon, Aristote et Épicure.











N'hésitez pas à apporter vos avis et vos commentaires ainsi qu'à partager cet article. N'hésitez pas non plus à suivre le Reflet de la Lune sur FacebookTwitterTumblr ou Google+





Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire