Un nomade de la raison
sur les chemins d’Élis à Taxila
3ème partie
3ème partie
Voir la première partie et la 2ème partie
Les influences grecques de Pyrrhon
C’est
alors que l’armée d’Alexandre parvint après maintes aventures
en Sogdiane, en Bactriane et par-delà les montagnes de l’Hindu
Kush jusqu’aux rives de l’Indus. Et l’événement significatif
là-bas en Inde, significatif du point de vue philosophique
évidemment, fut sans conteste la rencontre à Taxila avec ce que les
grecs nommaient les « gymnosophistes », les sages nus.
Comme le raconte Plutarque : « D’ailleurs,
il y a là-bas, dit-on, de saints hommes qui s’imposent la règle
sévère de la gymnosophie et consacrent tout leur temps à Dieu. Ils
sont plus frugaux que Diogène et n’ont même pas besoin de besace,
car ils n’ont pas de réserve de nourriture : la terre leur
fournit une subsistance toujours fraîche et toujours renouvelée ;
leur boisson n’est autre que l’eau des rivières ; les
feuilles tombées des arbres et l’herbe qui couvre le sol leur
servent de couche. Grâce à moi1,
même ces sages lointains connaîtront Diogène, et Diogène les
connaîtra2 ».
On
sait par Diogène Laërce que Pyrrhon a été considérablement
marqué par les gymnosophistes qu’il a côtoyés trois ans durant
pendant les opérations d’Alexandre en Inde. Selon Diogène,
Pyrrhon qui fut peintre à Elis fut d’abord le disciple de Bryson,
un philosophe mégarique, « puis
d’Anaxarque qu’il suivit partout, au point même d’entrer en
contact avec les gymnosophistes de l’Inde et avec les mages. Telle
paraît bien être l’origine de sa très noble manière de
philosopher : il introduisit en effet la forme (de philosophie
caractérisée par les mots d’ordre) de l’insaisissabilité et de
la suspension du jugement3 ».
La rencontre avec les gymnosophistes fut donc déterminante pour
lui : elle changea complètement sa vision des choses et son
rapport au monde, et le fit entrer dans sa spécificité propre. Avec
cette rencontre, Pyrrhon devint « Pyrrhon », le fondateur
du scepticisme comme école philosophique. Il est donc important de
savoir qui étaient ces gymnosophistes pour se faire une idée de ce
que Pyrrhon a pu en retirer pour élaborer sa propre doctrine et son
esthétique d’existence si particulière ; mais auparavant, il
me semble important de s’interroger sur le « bagage »
philosophique que Pyrrhon emmena avec lui durant son voyage
asiatique, autrement dit quelles furent ses influences grecques ?
Quand
on passe en revue les philosophes qui ont marqué Pyrrhon sur son
chemin sceptique, on est frappé de voir que ceux-ci sont presque
tous regroupés dans le livre IX des « Vies
et Doctrines des philosophes illustres »
de Diogène Laërce, que l’on appelle le livre des philosophes
« dispersés » ou « isolés » (οί
σποράδην), alors que tous les autres livres regroupent des
philosophes par thème (livre VIII : les pythagoriciens, livre
VII : les stoïciens, livre VI ; les cyniques, livre V :
les aristotéliciens, et ainsi de suite…).
En conséquence, je fais
donc l’hypothèse que ce neuvième livre est le livre des
philosophes qui préparent à la philosophie sceptique de Pyrrhon
d’Elis et de Timon de Phlionte que l’on retrouve tous deux à la
fin du livre, avec pour Pyrrhon la notice la plus fournie du livre.
Pyrrhon et son disciple Timon achèvent donc l’ouvrage, et
préparent ainsi à l’apothéose épicurienne du livre X. Ce
rapprochement ne doit pas nous étonner, puisque l’on sait par
Diogène lui-même qu’Epicure admirait Pyrrhon et s’enquérait
sans cesse de nouvelles à son propos, lui qui éprouvait tant de
méfiance et de dédain à l’égard de ses confrères philosophes :
« Nausiphane
disait souvent aussi qu’Epicure, émerveillé par le style de vie
de Pyrrhon, lui demandait continuellement des informations à son
sujet4 ».
On pourrait bien sûr m’objecter qu’il est possible de trouver
des précurseurs en matière de doute et de scepticisme en-dehors de
la liste qui figure au sommaire du livre IX de Diogène, à commencer
par le plus célèbre d’entre tous, je veux parler de Socrate dont
on connaît la maxime récurrente : « Je
sais que je ne sais rien ».
Mais ceci étant dit, il faut bien dire que Socrate a influencé
toute la philosophie hellénistique et romaine qui vient après lui,
de telle sorte qu’il conviendrait de le faire figurer comme
influence de toutes les philosophes antiques, sauf naturellement pour
les philosophies que l’on qualifie emblématiquement de
« présocratique », et dans laquelle on range
habituellement Démocrite, alors que ce dernier est postérieur à
Socrate puisqu’il est de la génération de Platon. Mais comme ce
dernier n’a pas été influencé à proprement parler par Socrate,
Démocrite a été qualifié de manière usuelle de
« présocratique ».
Par ailleurs, Socrate m’apparaît
beaucoup plus comme l’inspirateur à travers Platon des nouveaux
Académiciens comme Arcésilas et Carnéade. Ceux-ci considéraient
en effet Socrate et Platon comme des sceptiques, Socrate parce qu’il
cherchait la Vérité continuellement sans jamais la trouver, et
revenait constamment à ce constat d’ignorance, cette absence de la
sagesse véritable qu’il constate en lui-même, mais aussi chez les
autres, dénonçant sans cesse les fausses illusions de sagesse
mondaine dont chacun se pare au nom de ses compétences, de sa gloire
ou de ses succès, ou encore de ses beaux mots d’esprit. Et Platon
parce que dans ses livres, il ne prend jamais parti pour quelque
opinion que ce soit, se contentant de mettre en scène les positions
doctrinales des uns et des autres et les confrontant dans ses
dialogues, cela dans l’intention avouée de faire naître ce qu’il
appelait une dialectique ascendante, une élévation spirituelle vers
la contemplation des Idées et de la Vérité. On peut donc qualifier
Socrate, Platon, Arcésilas et Carnéade de « zététiques »,
ceux qui recherchent continuellement, alors que, selon Marcel Conche,
Pyrrhon n’est pas zététique.
Ce qui est prédominant chez
Pyrrhon, c’est l’indifférence qui se manifeste dans une
non-recherche. La vérité ne saurait être trouvée, ne la cherchons
pas, ne troublons notre sérénité avec des velléités aussi
incertaines. « Ce
qui est, en tous cas, certain, c’est que le terme « zététique »
ne saurait convenir à Pyrrhon ; il a dû lui être attribué,
rétrospectivement, par des sceptiques tardifs, soucieux de se
distinguer des néo-académiciens et d’authentifier leur
scepticisme en se rattachant au fondateur. Ce dont Timon fait gloire
à Pyrrhon, c’est la non-recherche5. »
En effet, comme le proclame Timon à propos de son maître
Pyrrhon :
« Ce
n’est pas toi qui t’es soucié de chercher quel air
Entoure
la Grèce, ni d’où viennent les choses, ni à quoi elles
arrivent6 ».
En-dehors
de Socrate, les noms qui reviennent sont invariablement les mêmes,
et ce sont à de rares exceptions près7
ceux du livre IX de Diogène, à savoir : Héraclite d’Éphèse,
Xénophane de Colophon, Parménide, Mélissos de Samos, Zénon
d’Élée, Leucippe, Démocrite d’Abdère, Protagoras, Diogène
d’Apollonie et Anaxarque d’Abdère qui précèdent Pyrrhon d’Élis
et Timon de Phlionte qui fut son disciple. Cette galerie de
philosophes est particulièrement hétéroclite, mais qui
précisément présente cet aspect contrasté comme un reflet de ce
qu’est la philosophie sceptique : un refus de sectarisme, de
ne voir qu’une et une seule vérité sur les choses, une prise en
considération de multiples points de vue afin de montrer leur
« isosthénie », leur égale force à défendre une
position sur tel ou tel sujet, et donc l’impossibilité qu’il y a
de trancher entre ces positions, de défendre envers et contre tout
une position plutôt qu’une autre. Aucun de ces philosophes n’est
à proprement parler « sceptique » (à part peut-être
Anaxarque que certains dans l’Antiquité voyaient déjà comme un
sceptique), voire même sont chacun à leur manière des fers de
lance du dogmatisme ; cependant, ils ont ouvert des voies
importantes au doute sceptique et sont considérés à ce titre comme
des précurseurs parfois revendiqués comme tels par les sceptiques.
Passons-les donc en revue.
*****
Héraclite d’Ephèse
Héraclite
d’Éphèse se voit gratifié du privilège d’ouvrir le livre IX
de Diogène Laërce : c’est remarquable parce que l’ordre
chronologique aurait appelé plutôt Xénophane qui était plus vieux
que lui d’une génération8.
Ce n’est peut-être pas un hasard, on connaît l’importance
d’Héraclite pour les tenants de l’école sceptique, notamment
pour Aenésidème qui s’en revendiquait ouvertement à la fin de sa
vie. On connaît d’Héraclite des aphorismes comme : « La
nature aime à se cacher9 ».
La nature aime à se cacher elle-même, à dissimuler ses processus,
sa vérité de croissance et d’expansion, son essence intime, sa
vie secrète et fondamentale. Le paradoxe est que la nature n’a
nulle part dans le monde où se cacher, si ce n’est derrière
elle-même: il n’y a qu’elle dans ce monde pour se manifester. Et
dans cet acte de se montrer que la nature se cache. Compris par un
sceptique, cet aphorisme tend à dire que c’est la nature même qui
pousse l’homme à cette attitude d’humilité face à Elle qu’est
le doute sceptique10.
Je
me bornerai donc ici à ne citer brièvement que ce qu’en dit
Diogène quant au doute et à l’aporie : « Héraclite
appelait l’opinion une maladie sacrée, et la vue une chose
mensongère11 »,
l’opinion n’est donc à ses yeux qu’une convulsion épileptique,
et on ne peut avoir aucune confiance aux sens. Tous deux viennent
troubler le logos dans sa quête de la vérité. « Ne
faisons pas de conjectures hasardeuses sur les choses les plus
grandes12 ».
Plutôt que de spéculer sur les dimensions de l’univers, s’il y
a un monde ou plutôt une infinité de mondes comme le prétend
Anaximandre par exemple, il faut se reconcentrer plutôt sur le
visible, se remettre à étudier ce qui est à portée de nos sens,
la nature qui se déploie sous nos yeux sous ses apparences qui
défilent de manière torrentueuse. Comme le dit Marcel Conche :
« Car
ce qui est à penser n’est autre que ce qui se montre, ce qui est
présent dans l’offrande sensorielle : l’ensemble du visible
– le monde. Il n’est que d’apprendre à voir – à penser, à
embrasser le domaine sensoriel d’une façon pensante ; c’est
dans la pleine lumière de l’apparence qu’est le mystère13 ».
Héraclite l'Obscur , détail de L'École d'Athènes de Raphaël, 1509 |
*****
Xénophane de Colophon
Chez
Xénophane de Colophon, on tend à la conception d’un dieu unique
qui émergerait au-dessus de la multitude des autres dieux, eux-mêmes
révoqués dans le doute parce que trop anthropomorphes, trop liés
aux désirs et aux superstitions des hommes. Ainsi, les Ethiopiens
conçoivent leurs dieux à leur image, noirs et trapus ; et les
Thraces, avec des yeux clairs et des cheveux roux. Pareillement, si
les animaux se mettaient à vénérer des dieux : ils les
imagineraient sous des apparences animales.
Aucune certitude
théologique ne peut donc être établie, seules des croyances et des
opinions se manifestent dans les diverses sociétés des hommes :
« Il
n’y a jamais eu, il n’y aura jamais un homme qui connaisse avec
certitude tout ce que je dis des dieux et de l’univers. Quand bien
même il rencontrerait la vérité sur ces sujets, il ne serait pas
sûr de la posséder : l’opinion règne en toutes choses14 ».
Par ailleurs, Timon, le disciple de Pyrrhon, qui a passé beaucoup de
temps à railler les autres philosophes, fait de Xénophane son
interlocuteur dans les Silles,
Xénophane dont il dit qu’il est « presque
exempt de vanité15 ».
*****
Parménide
Parménide
et ses disciples de l’école d’Élée, Zénon et Mélissos, sont
certainement parmi les philosophes les plus dogmatiques que
l’Antiquité grecque ait connus. On est donc en droit de s’étonner
quand l’un ou l’autre sceptique s’en revendique. En fait, les
éléates « exercèrent
sur les destinées du scepticisme une influence plus grande peut-être
que n’importe lequel des philosophes antésocratiques. Avec eux
apparaît cette opposition du sensible et de l’intelligible qui
devait plus tard tenir une si grande place dans les argumentations
sceptiques16 ».
Timon, par exemple, fait ainsi la louange de Parménide : « Et
le valeureux Parménide à l’esprit sublime, étranger à l’opinion
multiple, lui qui éloigna les pensées de la déception de
l’apparence17 ».
Ce qui intéresse les sceptiques, c’est l’opposition tranchée
que les éléates ont dessiné entre la vérité de l’Être
immuable et éternel, toujours semblable à lui-même et les
apparences trompeuses, fluctuantes et insaisissables, même si les
sceptiques ont retourné cette opposition dans un sens favorable à
l’apparence, reléguant l’Être dans les sphères brumeuses de
l’incertitude. Et ce travail de sape a certainement été facilité
par l’attitude même des éléates de rendre le monde phénoménal
complètement incertain et paradoxal, de priver les phénomènes de
toute leur substance, de tout leur substrat d’être pour
n’envisager que cet Être métaphysique.
Zénon a été évidemment
le plus loin dans cette démarche grâce à ses paradoxes de la
flèche qui n’arrive jamais à toucher sa cible, d’Achille
incapable de rejoindre la tortue et d’autres…. Il subsiste
toujours un parfum d’étrangeté qui persiste malgré toutes les
réfutations intellectuelles ou intuitives, qui nous suggère que le
monde mouvant n’est pas seulement une copie dégradée d’un
original comme dans le mythe de la caverne de Platon, mais aussi et
surtout une impossibilité logique comme une nuit diurne et un jour
nocturne. Cet usage de la dialectique aura une importance
considérable dans l’école pyrrhonienne. Par ailleurs, on sait que
Pyrrhon, avant de se rallier à Anaxarque, a eu pour maître à Élis
Bryson18,
un philosophe de l’école mégarique, école qui a été très
marquée par la dialectique éléatique.
Parménide, Velia (anciennement Elée), Italie. |
*****
Leucippe & Démocrite
Leucippe19
et Démocrite ont été les fondateurs de l’école atomiste qui n’a
rien de sceptique. Pourtant Diogène Laërce nous dit : « De
plus, Philon d’Athènes qui était son familier disait que Pyrrhon
citait Démocrite plus que personne d’autre20 ».
Timon, là encore, est fort laudateur en ce qui concerne Démocrite :
« Tel
est Démocrite, le très sage, le berger des mythes,
Disputeur à l’esprit bipartite ; je le reconnus parmi les
premiers21 ».
On
doit à Démocrite des sentences qui tendraient à faire suspendre
notre jugement telles que : « En
réalité, nous ne savons rien, car la vérité est dans l’abîme ».
Mais dans cet abîme de l’infiniment petit se terrent les atomes et
le vide, ce en quoi Démocrite n’est pas du tout un sceptique. Le
doute chez Démocrite n’est qu’un point de départ, la
constatation empirique que les sens nous trompent et qu’il convient
de ne pas s’y fier pour mener une enquête perspicace sur le réel :
c’est une méthode dans laquelle les sensations sont disqualifiées
en premier lieu : « Convention
que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer ;
en réalité, les atomes et le vide ».
Cependant, beaucoup ont souligné chez Démocrite l’insaisissabilité
de la vérité au point de le rendre proche à s’y méprendre avec
un sceptique. Ainsi Aristote lui-même a dit de Démocrite :
« Démocrite
assure que, de toute façon, il n’y a rien de vrai, ou que la
vérité, du moins, ne nous est pas accessible22 ».
Démocrite méditant sur le siège de l'âme Léon-Alexandre Delhomme (1841-1895) dans le jardin du musée des beaux-arts de Lyon. |
*****
Protagoras d’Abdère
Le
sophiste Protagoras d’Abdère est connu pour son relativisme
sensualiste. Sa formule célèbre « l’homme
est la mesure de toutes choses23 »
s’inscrit dans cette idée de ne voir que la sensation comme moyen
de connaître les choses ; or comme l’a dit avant lui
Héraclite, la sensation résulte de la rencontre du mouvement de
l’objet avec le mouvement de la faculté sensorielle. Dès lors, la
sensation ne nous fait pas connaître la chose telle qu’elle est,
mais plutôt telle qu’elle nous apparaît. L’homme n’a ainsi
que sa vision des choses pour faire valoir sa vérité. Le même
objet peut apparaître de différentes manières à différentes
personnes, voire à une même personne à deux moments différents
selon que celle-ci se trouve en bonne santé, malade ou encore dans
un état de folie. Dès lors qu’une sensation se produit, comment
la déclarer véridique ou fausse, puisque cette sensation s’est
produite comme un événement véridique et que cette dernière ne
pourra être réfutée que par une autre sensation ? Aucune
sensation ne pouvant dès lors être discréditée, il s’ensuit que
tout est vrai24.
L’important
selon Protagoras n’est pas de trouver une vérité indépendante de
toute considération humaine, mais bien d’être en mesure de faire
entendre sa vérité personnelle aux oreilles de ses concitoyens,
imposer sa vérité dans la société, et faire gagner sa cause par
un usage habile de la rhétorique. On reconnaît là évidemment le
projet des sophistes25,
mais qui n’est pas du tout le projet des sceptiques.
Au XVIIe et
XVIIIe siècle, les sceptiques étaient fréquemment assimilés aux
sophistes, comme une catégorie un peu particulière et tardive des
sophistes. On doit à Victor Brochard d’avoir rectifié le tir au
XIXe siècle dans son ouvrage : « Les
sceptiques grecs ».
Le projet sophistique est surtout de nature politique : gagner
le pouvoir de la Cité par sa capacité de persuasion et d’éloquence,
alors que le projet sceptique est plutôt de nature épistémologique
et surtout éthique : atteindre l’ataraxie, l’absence de
troubles, grâce à la suspension du jugement et une vie droite.
Pyrrhon n’a jamais essayé de s’emparer des rênes du pouvoir à
Élis ; vraisemblablement était-il complètement indifférent
aux querelles et aux jeux politiques qui se déroulaient au sein de
la Cité, lui qui s’occupait de nettoyer un cochon sans autre
formalité, sans considération sociale particulière. Les prestiges,
les honneurs, l’argent, la réputation et le pouvoir sont loin
d’être des choses indifférentes aux sophistes ; à Pyrrhon,
bien. Pyrrhon d’ailleurs se gardaient bien des sophistes, comme
nous le raconte Diogène Laërce : « Une
autre fois, à Elis, harcelé par les questions de ses
interlocuteurs, il jeta son manteau bas et traversa l’Alphée à la
nage. Il était donc particulièrement hostile aux sophistes, comme
le dit Timon26 ».
Par
ailleurs, les sophistes trouvaient la limite de leur remise en
question du monde dans une très grande croyance en eux-mêmes. Au
fond, le sophiste ne doute pas de lui-même. Tout est vrai certes,
mais ce que j’avance est encore plus vrai que se raconte tout le
monde et aussi mes adversaires politiques. Le vrai était d’ailleurs
à leurs yeux un argument politique dont il fallait habilement tirer,
et ne pas remettre en question inconsidérément ; en fait, les
sophistes remettaient ce critère du vrai en question surtout pour
eux-mêmes, pour ne pas s’encombrer de pénibles et tortueux
problèmes de conscience. Crier à la face du monde que sa cause
n’est pas vraie ou que sa cause peut-être
n’est pas la plus véridique, la plus juste, la plus belle, c’était
une stratégie politique complètement absurde et contre-productive,
de celle qui vous font perdre l’assentiment général (le cauchemar
total pour un sophiste). C’était donc une stratégie parfaitement
suicidaire aux yeux d’un sophiste, rigoureusement à éviter, et en
fait était-elle certainement impensable pour eux.
En ce sens, le
comportement de Carnéade de la Nouvelle Académie sceptique à Rome
était tout sauf une attitude sophistique, puisqu’elle a fait
scandale et lui a fait perdre toute crédibilité politique auprès
de ses auditeurs. Carnéade envoyé à Rome en ambassade d’Athènes
avait tenu à faire un discours sur le bien-fondé du droit et de la
justice, discours qui avait particulièrement plu et enchanté
l’auditoire ; puis le surlendemain, il a prononcé un discours
où il a démoli intégralement les idées de droit et de justice. Ce
qui lui a valu un scandale mémorable…
Mais
un autre point où l’influence de Protagoras semble indiscutable,
c’est la tendance à opposer deux arguments entre eux pour montrer
que sur tel ou tel problème philosophique on peut toujours défendre
l’autre point de vue. « Protagoras
fut le premier à dire que, sur toute chose, il y a deux arguments
qui s’opposent entre eux ; et il proposait ces arguments
opposés, chose qu’il fut le premier à faire27 ».
Cette attitude du double discours (dissoi
logoi)
donnera naissance plus tard à l’isosthénie sceptique, le fait que
l’on peut opposer deux arguments contraires de même force sur
telle ou telle question, discipline dont Sextus Empiricus fut le
champion systématique et méticuleux. Par ailleurs, Protagoras, de
manière similaire à Xénophane, déclare l’homme dans
l’incapacité de connaître les dieux qui dépassent grandement son
entendement : « Des
dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent
pas : car beaucoup d’obstacles empêchent de le savoir, leur
obscurité et la brièveté de la vie des hommes28 ».
Cette profession d’agnosticisme, proclamée un peu trop franchement
et surtout trop ouvertement, lui a d’ailleurs valu beaucoup de
problèmes, puisque Protagoras fut exilé d’Athènes comme
Anaxagore auparavant, et ses livres connurent l’autodafé.
*****
Diogène d’Apollonie
La
présence de Diogène d’Apollonie entre Protagoras et Anaxarque est
problématique parce qu’apparemment sans rapport évident avec les
autres protagonistes posant dans la galerie du livre IX de Diogène
Laërce. On a souvent vu une confusion dans le chef de Diogène
Laërce entre homonymes29 :
Diogène d’Apollonie et Diogène de Smyrne dont Diogène Laërce
nous dit qu’il a été le maître d’Anaxarque30.
Cela expliquerait une lignée possible qui court entre Démocrite
d’Abdère, Protagoras d’Abdère (qui aurait été le disciple du
premier selon Diogène, même si cela a en réalité dû être peu
probable, puisque Protagoras semble soit du même âge que Démocrite,
soit carrément son aîné de dix ou vingt ans), Diogène
d’Apollonie/Smyrne et enfin Anaxarque qui fut le mentor de Pyrrhon
durant les conquêtes d’Alexandre comme on l’a vu plus haut.
Mais
peut-être faut-il aller chercher des explications de sa présence
dans certaines de ses théories qui conduiraient au doute ou bien qui
inspireraient le scepticisme. Diogène d’Apollonie était un
physicien au sens antique du terme au même titre que Thalès,
Anaximène ou Anaximandre. L’élément de base qui constitue le
monde selon lui est, comme chez Anaximène, l’air. Selon Marcel
Conche : « Pour
Diogène d’Apollonie, toutes choses ne sont que la même chose
(« le Même » τό αύτό) « transformée de
multiples façons et différenciées », et, en l’occurrence,
ne sont que des modifications de l’Air31 ».
Or l’air représente la mobilité même ; et puisque l’air
est la substance par excellence du monde, il s’ensuit que toutes
les choses, tous les étants ont l’étoffe du périssable. Que
l’air soit tout et en toutes choses et, qu’en outre l’air soit
doué d’intelligence en tant que l’air est le dieu qui domine et
organise tout, voilà qui est tout à fait dogmatique ; mais ce
qui est susceptible de préparer le scepticisme, c’est que cet air
mobile et évanescent rend les objets courants semblables à un filet
de fumée qui s’évanouit dans l’air transparent, cela les rend
fugaces et cela les déréalise.
Cette thèse rapprocherait donc
étroitement Diogène d’Apollonie d’Héraclite : pour le
second, tout coule, et pour le premier, tout souffle ou tout
vente! Tout se dissout dans le Même qui est le Tout, comme notre
souffle disparaît et se réabsorbe dans l’air ambiant. Mais sur ce
rapprochement et le rôle intime qu’Héraclite a joué dans
l’évolution du pyrrhonisme, il me faudra revenir plus loin.
Par
ailleurs, concevoir le dieu comme étant de l’air, cela le rend
difficilement appréhendable. Ainsi Cicéron objectait à cette
conception de Diogène d’Apollonie cet argument : « Et
l’air, dont Diogène d’Apollonie fait le dieu, quelle sensibilité
peut-il avoir, et quelle est la forme du dieu32 ? »
*****
Anaxarque
Reste
donc Anaxarque d’Abdère que nous présente Diogène Laërce dans
les précurseurs de Pyrrhon et de Timon. Beaucoup d’auteurs l’ont
présenté comme déjà un sceptique, même si la plupart (comme par
exemple Flavius Arrien et Plutarque) voient en lui un sophiste sans
foi, ni loi doublé d’un courtisan retors cherchant le bon mot pour
plaire à son maître Alexandre.
Diogène Laërce, au contraire,
semble le tenir en estime, lui accordant sans hésitation le titre de
« philosophe » et soulignant le courage dont il a fait
preuve quand il fut capturé par le tyran de Chypre Nicocréon qui
lui vouait une haine sans égale. Ce dernier fit subir à Anaxarque
la torture en écrasant ses os avec des pilons en fer. Anaxarque
répliqua au tyran : « Broie
le sac d’Anaxarque ; mais Anaxarque, tu ne le broies pas33 ! »
Nicocréon, fou de rage, ordonna qu’on lui tranche la langue ;
et Anaxarque se coupa lui-même sa langue avec ses dents et la cracha
au visage de Nicocréon.
Du
côté des thèses sceptiques, Sextus Empiricus dit qu’il avait
aboli le critère de vérité et aussi : « parce
que (lui et Monime) comparaient les choses existantes à un décor de
théâtre, et les tenaient pour comparables que nous expérimentons
en rêve ou en état de folie34 ».
Dans ce même passage, Sextus rappelle que Métrodore de Chios, un
disciple de Démocrite, et qui, par ailleurs, avait été le maître
du maître d’Anaxarque, répétait constamment : « nous
ne savons rien ; nous ne savons même pas ceci que nous ne
savons rien ».
Cela implique un degré supérieur à celui proclamé par Socrate
dans le scepticisme : là où Socrate constate son ignorance
derrière des faux-semblants de connaissance et de sagesse (« je
sais que je ne sais rien »),
Métrodore ne peut être sûr qu’il est parfaitement ignorant ;
peut-être sait-il des choses tout en ignorant les savoir, comme
lorsqu’on croit avoir oublié une langue, et que les mots et les
phrases reviennent une fois que l’on se trouve obligé à parler
avec des gens qui parlent cette langue, mais peut-être ne sait-on
effectivement vraiment rien… Aucune certitude n’est possible
selon Métrodore, pas même une certitude concernant notre
connaissance ou notre non-connaissance. L’homme navigue constamment
dans le brouillard.
Mais
Anaxarque était surtout connu pour son égalité d’humeur et sa
maîtrise de soi ainsi que sa capacité à ramener les gens à la
modération, tant et si bien qu’on le surnomma le « Bienheureux ».
On lui attribue d’ailleurs la création d’une école dite
« eudémonique », visant donc, comme le mot grec εύδαιμων
l’indique, au bonheur. Selon Anaxarque, la philosophie est
fondamentalement la capacité à rester heureux en toutes
circonstances, quitte à modifier du tout au tout sa façon de voir
les choses pour se maintenir dans l’allégresse et le bonheur à
face à des situations adverses qui seraient habituellement la source
d’un grand désarroi.
L’exemple le plus radical de cet exercice
est donc bien sûr la consolation d’Alexandre quand ce dernier en
vient à trucider son ami Kleitos dans un accès de beuverie. J’ai
déjà cité plus haut l’argument d’Anaxarque qui a servi à
réconforter son roi : Zeus est représenté avec la déesse
Justice, Diké,
à ses côtés parce que tout ce que fait et décide Zeus incarne la
justice elle-même si bien que Zeus ne doit pas se demander si ce
qu’il fait est bien ou mal, mais voir que ses actes sont porteurs
en eux-mêmes de la justice, indépendamment des considérations
habituelles et des jugements étroits des êtres inférieurs et
mesquins. Anaxarque suggère alors que le même raisonnement
s’applique à Alexandre dont la condition existentielle qui est
d’accéder à la divinité dépasse celle des autres hommes, ce qui
le rend incompréhensibles selon les critères des simples
mortels: « il
était nécessaire que fussent considérées comme justes aussi
toutes les actions d’un grand roi, d’abord par ce souverain
lui-même, ensuite par les autres hommes35 ».
Anaxarque s’autorise donc une complète transformation des cadres
habituels de la pensée pour maintenir la conscience heureuse. Ainsi
le fait de considérer la vie comme une pièce de théâtre autorise
implicitement tous les changements de décor ou en tous cas à les
interpréter dans un tout autre sens pour que ceux-ci se conforment
au scénario que l’on s’est tracé.
Evidemment,
cela valu à Anaxarque une bien mauvaise réputation de sophiste de
la pire espèce. Le stoïcien Flavius Arrien se montre sans aucune
indulgence face à Anarxarque : « On
ajoute qu’en prononçant ses paroles, il apporta une consolation à
Alexandre en la circonstance, mais j’affirme, moi, qu’il lui fit
beaucoup de mal, un mal encore plus grand que celui dont il était
accablé, si du moins il pensa vraiment que c’était l’opinion
d’un sage de soutenir qu’il n’est pas nécessaire qu’un roi
accomplisse des choses justes, après mûre réflexion, mais qu’il
faut considérer comme juste tout ce qu’un roi se trouve accomplir
et de quelque manière que ce soit36 ».
On peut comprendre la réaction outrée d’Arrien face à cette
abolition sauvage des principes élémentaires du juste et de
l’injuste ainsi que du sens moral en général. Un stoïcien, pour
qui le seul bien n’est autre que le bien moral, ne peut qu’être
horrifié devant ce genre de consolation douteuse. Mais il me semble
qu’Arrien ne comprend pas toute la portée du geste d’Anaxarque :
Anaxarque ne cherche pas foncièrement à détruire les règles
morales et l’aspiration au juste qui caractérise toute
civilisation. Cela d’autant plus que ses principes moraux
permettent à la conscience de se faire une bonne image d’elle-même,
donc de parvenir au bonheur. Néanmoins, là où Anaxarque d’Abdère
prend une audacieuse liberté avec la morale, c’est qu’il ne la
prend pas comme une référence immuable, une stèle massive et
monolithique gravée dans le siècle des siècles.
Quand Alexandre se
voit impliqué dans l’enchaînement tragique des événements qui
le conduit à planter une lance dans le cœur de Kleitos, Anaxarque
ne cherche pas à dire qu’assassiner un ami proche de la famille a
cessé d’être une faute morale comme le redoute Arrien, mais il se
permet de réinterpréter l’événement tragique de telle sorte
qu’il cesse d’être une cause de remords et de culpabilité pour
Alexandre (non pas dans l’absolu, mais à ce moment précis dans
cette situation particulière). Anaxarque réinscrit cet événement
dans une destinée divine beaucoup plus vaste où la dimension
tragique devient inéluctable, donc ne relevant plus de la simple
responsabilité humaine. La conscience peut tout réinterpréter afin
de résider dans le bonheur. La souplesse d’esprit devient donc une
qualité fondamentale pour conserver une attitude « eudémonique »
dans le cours tumultueux de la vie.
On
comprend toutefois que cette philosophie trouve sa limite dans la
consolation d’Alexandre : ce discours d’Anaxarque est une
porte ouverte à tous les excès politiques et moraux dès lors qu’on
en vient à justifier tous les méfaits des puissants de ce monde du
seul fait qu’ils sont puissants et redoutables. Les gymnosophistes
indiens l’avaient bien compris qui lui reprochèrent sa
compromission avec le pouvoir politique : « Pyrrhon
faisait retraite, et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses
proches. Il agissait ainsi pour avoir entendu un Indien faire des
reproches à Anaxarque, en lui disant qu’il ne saurait enseigner à
un autre comment être un homme de bien, puisqu’il fréquentait la
cour des rois37 ».
Cette rupture de Pyrrhon d’avec Anaxarque initiée par un sage
indien est finalement très emblématique de la rupture profonde
entre la philosophie classique où se retrouvent Platon, Aristote
mais aussi Protagoras et donc Anaxarque, dans lequel le penseur est
conscient de pouvoir jouer un rôle politique, et la philosophie
hellénistique qui commence avec Pyrrhon et s’étend avec Epicure
et les stoïciens, et qui est marquée par un très net désengagement
de la chose publique : le bonheur doit être atteint par une vie
juste et belle, indépendamment des aléas de la politique et des
soubresauts de l’Histoire. Or cette rupture entre philosophie
classique et philosophie hellénistique, c’est Alexandre qui
l’opère en mettant à bas le projet d’Aristote de penser
philosophiquement la Cité dans son ouvrage majeur « La
Politique38 »
et en créant un empire trop vaste pour que les citoyens aient le
sentiment de pouvoir influer sur le cours des choses et développer
un projet politique.
Autre
anecdote qui associe Pyrrhon & Anaxarque, c’est le moment où
tous deux se promènent près de marécages et où Anaxarque tombe
dans l’eau ; Pyrrhon continue pourtant imperturbablement comme
si de rien n’était… Se sortant finalement d’affaire, Anaxarque
court vers Pyrrhon, mais non pas pour l’accabler de reproches comme
on s’y attendrait, mais au contraire pour le féliciter de sa
remarquable indifférence ! Il faut noter que cette anecdote est
très significative autant pour Pyrrhon (j’aurais à y revenir
quand je parlerais de l’indifférence de Pyrrhon), mais également
d’Anaxarque : en fait, Pyrrhon oblige ironiquement Anaxarque à
appliquer ses propres principes eudémoniques. Au lieu de se lamenter
et de se plaindre du lâche abandon de son ami qui ne vient pas le
secourir, changer son interprétation de l’événement pour qu’il
devienne la manifestation sublime de l’indifférence de Pyrrhon
devant laquelle il convient de s’incliner et faire de la sorte
d’une mésaventure une occasion de joie philosophique…
*****
Homère
Voilà
donc pour les précurseurs philosophiques de Pyrrhon, les influences
qui étaient les siennes quand il rencontra les gymnosophistes. Mais
il ne faudrait pas oublier une influence extérieure à la
philosophie en la personne d’Homère qui est un auteur qui a
beaucoup compté dans la vie de Pyrrhon, même si en soi ce n’était
pas très original puisque les Grecs baignaient dans la culture
homérique ; Alexandre, par exemple, tenait particulièrement à
cœur l’Iliade et vénérait particulièrement les actes de
bravoure et de courage d’Achille et de Patrocle, au point qu’il
s’identifiait à Achille et son compagnon Hephestion à Patrocle.
Une fois franchi l’Hellespont39
et mis le pied en Asie, Alexandre mit en point d’honneur à se
rendre à Troie où il se complut en rites sacrificiels à Zeus
Protecteur-de-la-Maison pour apaiser le courroux de Priam, le roi
déchu de Troie, puisque lui-même, Alexandre, descendait par sa mère
Olympias de Néoptolème, le compagnon d’Ulysse qui avait occis
Priam dans ce même temple de Zeus. En outre, il ne manqua pas de
rendre hommage aux tombeaux d’Achille et de Patrocle :
« D’après
certains, il déposa une couronne sur le tombeau d’Achille ;
et Hephestion, dit-on en mit une sur le tombeau de Patrocle40 ».
Or précisément, on sait par Diogène que Pyrrhon se rappelait
souvent les vers de l’Iliade :
« Va,
mon ami, meurs à ton tour. Pourquoi gémir ainsi ?
Patrocle
aussi est mort, qui était bien meilleur que toi41. »
Pyrrhon devait y voir une ode à
l’indifférence, à la fois un abandon de la haine - pourquoi tant
de rage à vouloir briser l’autre ? -, accompagné d’un
abandon de la peur – que sait-on finalement de la valeur de la vie,
que sait-on de sa propre valeur quand d’autres infiniment plus
héroïques ou plus justes s’en sont allés avant nous ? -, et
enfin un abandon simple et entier à la destinée : meurs à ton
tour, puisqu’il revient à chacun de mourir au tour qui lui
revient, les uns après les autres ; et Achille n’espère pas
non échapper à la règle, qui sait clairement qu’à son heure
venue un combat l’arrachera sauvagement à la vie. Ces vers
adoucissent à leur façon la tragédie en cours, puisque qu’il
s’agit en fait de la réponse à la supplique de Lycaon à Achille
de l’épargner. Ces vers adoucissent cette tragédie, même s’ils
ne l’abolissent pas : les combats font rage semant la mort et
la destruction, mais ce qu’Homère suggère n’est rien d’autre
qu’une attitude d’indifférence et de détachement par rapport à
toute la fureur environnante.
Autre vers que Pyrrhon citait à qui
voulait l’entendre :
« Telle
la race des feuilles, telle la race des hommes42 ».
Comme
si l’humanité était un arbre où chaque branche est un pays et où
chaque feuille est un homme qui s’en va chuter une fois venu la fin
de l’hiver de sa vie… Homère ajoute : « Pour
les feuilles, les unes sont par le vent répandues sur la terre ;
mais la forêt verdoyante en fait pousser d’autres quand revient la
saison du printemps. De même pour les hommes : une génération
pousse, tandis que l’autre cesse ».
La nature fait ainsi apparaître un incessant ballet d’apparition
et de disparition partout sur la surface de la Terre ; et nous
ne sommes qu’une part minuscule dans ce processus naturel de
création et de destruction. Diogène nous apprend que Pyrrhon
appréciait en Homère cette conscience aiguë et poétique de notre
condition mortelle : « tous
les passages qui tendent à montrer l’inconsistance, les vains
soucis, en même temps que les occupations puériles des hommes43 ».
Cette méditation du temps qui anéantit tout est centrale chez
Pyrrhon. Cette sensibilité pyrrhonienne à la mort et au passage du
temps se rapproche évidemment de la conception héraclitéenne du
Panta
Rhei.
Mais chez Pyrrhon, ce temps dont l’écoulement ressemble à un
torrent en crue balaie tout sur son passage, y compris les vérités
que l’on a pu se faire de son vivant, ce qui semblait certain, ce
qui lui semblait assuré, tout cela se dissipe dans la nuit obscure
de la mort, tout cela s’efface comme un message écrit dans le
sable… Là où, au contraire, Héraclite voyait dans ce flux
continuel et ce combat perpétuel des opposés pour faire faire
advenir les êtres les principes mêmes du Logos, Pyrrhon ne voit
dans le temps que l’émiettement des prétentions de la Raison à
connaître le réel.
Voir la quatrième partie d'un Nomade de la Raison !
Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.
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Portrait d'Homère du « type d'Épiménide », d'après une copie romaine d'un original grec du Ve siècle av. J.-C conservé à la Glyptothèque de Munich |
1
C’est
Alexandre qui parle.
2
PLUTARQUE,
op. cit., 332 b, p. 127. Sur ce dernier point, Plutarque ne fut pas
vraiment visionnaire, puisque le monde de la philosophie grecque et
celui de la philosophie indienne sont restés fort hermétiques l’un
à l’autre, et n’ont que très rarement communiqué. Yogins et
cyniques sont restés chacun dans leur monde. On parle d’une
influence possible sur Plotin, de certains moines bouddhistes isolés
qui auraient fait le voyage jusqu’à Alexandrie. Il y a eu aussi
le dialogue célèbre entre le roi indo-grec Ménandre (Milinda en
sanskrit et en pâli) avec le moine bouddhiste Nâgasena sur des
questions relatives à la doctrine du Bouddha (« Entretiens
de Milinda et Nâgasena »,
traduit du pâli par Edith Nolot, Gallimard, Paris, 1995). Mais ces
contacts sont restés très épisodiques et tenus.
3
Diogène
LAËRCE, op.
cit.,
IX, 61, p. 1099.
4
Diogène
LAËRCE, ibid.,
IX, 64, p. 1102. On peut trouver la trace de l’influence de
Pyrrhon sur la philosophie d’Epicure, en ce que ce dernier
attribue aux phénomènes célestes et météorologiques des causes
strictement naturelles, même si celles-ci sont aujourd’hui
inconnues, faute de connaissance. Cette ignorance ne doit donc pas
être source de tensions, de frustrations de ne pas savoir, et pas
non plus de superstitions, d’explications fantaisistes ou
mythiques et de craintes irrationnelles. Marcel Conche voit, par
ailleurs, une influence pyrrhonienne dans la théorie du clinamen
(Conche, op.
cit.,
pp. 148-150).
5
Marcel CONCHE, op. cit.,
p. 87. Je reparlerai plus loin de cette question
6
Diogène
LAËRCE, ibid., IX, 65, p. 1102. Notons que Diogène considère en
IX, 70 le terme « zététique » comme un synonyme de
« pyrrhonien » tout comme « aporétique » et
« éphectique », même s’il ajoute que ces équations
ne coulent pas nécessairement de source : en effet, selon
Théodose, puisque qu’on ne peut pas saisir le mouvement de la
pensée de qui que ce soit, et donc pas celui non plus de Pyrrhon,
rien ne permet d’affirmer que Pyrrhon est sceptique.
Dans
les Hypotyposes
pyrrhoniennes (I, 2-3),
Sextus Empiricus revendique la qualité de zététique contre
précisément les académiciens : « Les
uns (les dogmatiques) disent qu’ils ont trouvé la vérité, les
autres (les académiciens) disent qu’elle est incompréhensible ;
et les derniers (les sceptiques, entendons les pyrrhoniens)
continuent à la chercher ».
7
Quand il
énumère les influences de Pyrrhon, Diogène fait ainsi très
brièvement référence à Empédocle, citant deux de ses
aphorismes : « Ainsi
ces choses ne sont ni visibles pour les hommes, ni audibles, ni
saisissables par l’esprit »
«et « Persuadés
de cela seulement sur quoi chacun est tombé par hasard »
(DL, IX, 73). Victor Brochard invoque lui aussi Empédocle
d’Agrigente et Anaxagore de Clazomènes comme influence du
scepticisme, mais comme ayant marqué plutôt la Nouvelle Académie
(Brochard, op.
cit.,
pp. 21-22).
8
Sotion
prétend ainsi qu’Héraclite aurait été l’élève de Xénophane
(DL, IX, 5).
9
HERACLITE,
« Fragments »,
(texte établi, traduit et commenté par Marcel Conche),
PUF/Epiméthée, Paris, 1986, fragment 69, p. 253 : « φύσις
κρύπτεσθαι φφιλεΐΐ ».
10
Cela sonne
aussi comme une invitation ou plutôt comme une provocation à la
recherche incessante, à la zététique, afin de découvrir par un
labeur patient, après maints échecs et maintes déconvenues à
découvrir ces secrets que nous cache la nature, en un mot à la
démarche des sciences naturelles telles qu’on les a conçues à
l’époque moderne, mais c’est là une autre Histoire.
11
Diogène
Laërce, op.
cit.,
IX, 7, p. 1052.
12
DL, op.
cit.,
IX, 73, p ; 1110.
13
Héraclite,
ibid., p. 252.
14
Brochard, op.
cit.,
p. 17.
15
DL, op.
cit.,
IX, 18, p. 1060. Xénophane n’est pas toutefois complètement
dénué de vanité, car c’est là l’apanage de Pyrrhon !
16
Brochard, op.
cit.,
p. 19.
17
DL, op.
cit.,
IX, 23, p. 1066.
18
DL, op.
cit.,
IX, 61, p. 1099.
19
Selon Diogène
Laërce (IX, 30), Leucippe aurait été le disciple de Zénon, ce
qui tisserait un lien de filiation entre école éléatique et école
atomiste.
20
DL, op.
cit.,
IX, 67, p. 1104.
21
DL, op.
cit.
IX, 40, p. 1079.
22
ARISTOTE,
« Métaphysique »,
Γ, 5, 1009 b 10-11, cité dans Conche, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op.
cit.,
p. 84.
23
Ou dans sa
formulation plus complète : « De
toutes choses, la mesure est l’homme : de celles qui sont,
qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont
pas »
(DL, IX, 51).
24
Cette
interprétation de Protagoras est celle que l’on trouve dans le
« Théétète »
de Platon. On peut bien sûr objecter que celle-ci n’est pas la
seule.
25
Le terme,
cependant, ne doit pas nous tromper : tous les sophistes ne se
valent pas. D’ailleurs, Diogène Laërce le considère comme un
philosophe, alors que Platon voit en lui le roi des sophistes.
26
Diogène
Laërce, op.
cit.,
IX, 69.
27
DL, idem,
IX, 51.
28
DL, idem.
29
Diogène
Laërce, op.
cit.,
introduction au livre IX par Jacques Brunschwig, p. 1037. Ceci
étant dit, André LAKS conteste cet amalgame dans « Diogène
d’Apollonie. La dernière cosmologie présocratique »,
Presses Universitaires de Lille, 1983, pp. 258-263.
30
DL, op.
cit.,
IX, 58.
31
Marcel
CONCHE, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op.
cit.,
pp. 259-260. Comme l’exprime Diogène d’Apollonie : « Je
pense quant à moi, pour dire la totalité, que toutes les choses se
différencient à partir du même et sont le même. Et cela est
manifeste. (…) Mais toutes ces choses, c’est en se différenciant
à partir du même qu’elles surgissent diverses à différents
moments, et retournent au même. »
(André LAKS, « Diogène
d’Apollonie… »,
op.
cit.,
p. 22 (fragment 4, Diels-Krantz B2).
32
CICERON,
« Sur la nature des dieux », I, 12, 29, cité par André
LAKS, op.
cit.,
p. 103 (fragment T7a, DK A8).
33
DL, op.
cit.,
IX, 59.
34
Sextus
Empiricus, « Contre
les professeurs »,
VII, 87-88, cité dans Long & Sedley, « Les
philosophies héllénistiques »,
tome I, traduction de Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin, GF
Flammarion, Paris, 2001, p. 40.
35
ARRIEN,
ibidem,
p. 131, IV, 9, 7.
36
ARRIEN, idem,
p. 131, IV, 9, 8.
37
D.L., op. cit.,
IX, 63.
38
ARISTOTE, « Les
politiques »,
(traduction et présentation par Pierre Pellegrin), GF Flammarion,
Paris, 1990. L’ouvrage n’est paru qu’un an avant le départ
de l’expédition d’Alexandre. Notons que Pierre Pellegrin
traduit le titre au pluriel (p.5 : « il
me semble incontestable que le pluriel rend mieux la réalité d’un
« traité » irréductiblement divers »).
Dans son introduction, celui-ci remarque que ce texte d’Aristote
tombe dans l’oubli dès la période hellénistique : « les
Politiques d’Aristote subissent peu après la mort de leur auteur
une éclipse de près de quinze siècles. (…) Il nous faut bien
plutôt affronter cette idée parricide : l’Antiquité
hellénistique puis romaine connaissait les Politiques d’Aristote,
et si presque aucun écrivain n’y fait allusion après le IIIe
siècle, c’est tout simplement parce que ce texte n’intéresse
personne. (…) La philosophie politique contenue dans les
Politiques est une philosophie mort-née »
(pp. 16 & 18).
39
L’actuelle mer de Marmara.
40
Arrien, « Histoire
d’Alexandre. L’Anabase d’Alexandre le Grand »,
op. cit.,
I, 12, 1, p. 33.
41
Homère, « L’Iliade »,
XXI, 106-107, cité par Diogène Laërce dans sa « Vie
et doctrines des philosophes illustres »,
op. cit.,
IX, 67, p. 1104. C’est par ailleurs le même vers que Callisthènes
a récité en quittant Alexandre un jour où il s’était
considérablement fâché avec le grand roi.
42
Homère,
« L’Iliade »,
VI, 146.
43
DL, op.
cit.,
IX, 67.
Temple de Zeus en Aizanoi (Αἰζανοί), Asie Mineure, actuelle Turquie. |
Voir également :
- La nature aime à se cacher - fragment 123 des oeuvres d'Héraclite
- Panta Rhei (Héraclite)
- rien de trop (oracle de Delphes)
- Panta Rhei (Héraclite)
- rien de trop (oracle de Delphes)
- La notion de sagesse selon les philosophes grecs
Quelles sont les différentes acceptation du terme "sagesse" dans la philosophie grecque. "Sophia", "phronésis" et "sophrosyné" dans les textes de Platon, Aristote et Épicure.
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