Un nomade de la raison
sur les chemins d’Élis à Taxila
5ème partie
5ème partie
Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.
Les trois courants philosophiques les plus importants de l’Inde
Voilà
donc pour les remarques généra les concernant les gymnosophistes.
Passons maintenant aux principaux courants de la pensée indienne :
jaïnisme, bouddhisme et brahmanisme, en sachant bien qu’à cette
époque, existaient toutes sortes d’écoles et de sectes soit
brahmaniques, soit non-brahmaniques dont certaines étaient loin
d’être négligeables par la taille et l’influence.
L’Inde de
l’époque était une constellation de différents courants
spirituels qui se croisaient et dialoguaient fréquemment sur les
carrefours et les places publiques, les textes bouddhiques gardent la
trace et le témoignage de ces controverses entre le Bouddha et des
ascètes errants ou des brahmanes bien établis dans la société.
Les passer tous en revue est néanmoins tout à fait impossible,
principalement parce qu’il ne nous est resté que très peu de
traces écrites de leurs doctrines diverses et souvent ces vestiges
sont des comptes-rendus d’autres écoles (donc des témoignages qui
tombent dans la partialité).
Néanmoins, par leur importance
historique et l’ampleur de leurs doctrines respectives, ces trois
courants sont quand même tout à fait emblématiques et
représentatifs de la pensée indienne. Il est donc intéressant de
voir en quoi chacune de ces philosophies peuvent être une source
d’inspiration pour le scepticisme en formation de Pyrrhon. On le
verra, ni le jaïnisme, ni le bouddhisme, ni l’hindouisme ne sont
des formes de scepticisme. Le doute y est même généralement
considéré comme une maladie du psychisme incapable de s’ouvrir à
la Vérité et de contempler au-delà du voile des illusions la
réalité absolue.
Toutefois, le doute peut aussi receler une valeur
positive, si ce doute nous fait douter ce de qui est douteux, à
savoir les illusions et la confusion. Si on est convaincu que deux et
deux font cinq, il n’est certes pas inutiles de douter. Comme le
dit le Bouddha au peuple des Kâlâmas : « Il
est juste pour vous, ô Kâlâmas, d’avoir un doute et d’être
dans la perplexité. Car le doute est né chez vous à propos d’une
matière qui est douteuse1 ».
Par ailleurs, certains éléments peuvent être rapprochés au
scepticisme pyrrhonien, et c’est ce que je voudrais explorer ici.
*****
Le Jaïnisme
La doctrine de Mahâvîra Jina est
basée sur une conception dualiste où l’âme est enfermée dans la
matière, ou plus exactement l’âme est inextricablement mêlée à
la matière, comme du minerai d’or ne se trouve dans les filons
miniers que sous la forme d’alliage qu’il convient de raffiner
pour en dégager l’or pur. Pareillement, tout le travail spirituel
du jaïnisme consiste dans ce processus de raffinage de l’âme pour
le dégager toutes les conditions matérielles qui l’attachent au
cycle des existences, le samsâra. L’homme peut donc par lui-même
sans l’intervention extérieure d’une force divine se libérer du
cycle des naissances et des morts en purifiant son âme par une
ascèse particulièrement stricte qui arrête les actes de passions
envers ce monde matériel. L’âme alors se dégage de la
matérialité et de toutes limitations inhérentes et accède enfin à
l’omniscience. C’est ce qu’a réalisé Mahâvîra, le fondateur
du jaïnisme.
Mais
si le Jina, le Vainqueur, a connu l’omniscience en dégageant l’âme
des entraves matérielles, l’âme empêtrée dans la matière ne
connaît pas vraiment tous les aspects de la réalité. La matière
karmique estompe en effet les qualités naturelles de l’âme :
connaissance illimitée, béatitude, liberté, etc. Le karma dans la
conception jaïn est une matière extrêmement subtile et fine qui
emplit l’espace et le monde tout entier. C’est le karma qui
permet à l’univers d’exister où tout phénomène qui s’y
produit le fait appartenir à la grande trame de l’énergie
karmique2.
Par les actes de désir, les actes de colère et les autres actes
passionnels, se crée un lien d’asservissement entre l’âme et la
matière karmique. A chaque fois que l’âme tente d’opérer une
action sous l’emprise d’une passion, instantanément les
particules de matières viennent se coller à l’âme et s’y
fixer, de la même manière que des grains de poussière viennent se
coller à un corps enduit d’huile. Alors que dans son état
naturel, l’âme est en mesure de flotter au point le plus point de
l’univers et de contempler toutes choses de manière infinie, l’âme
se retrouve coincée avec un corps dans un endroit matériel donné :
l’âme n’a dès lors plus qu’un savoir limité et partiel qui
se base toujours sur un point de vue particulier.
Toute
connaissance, toute certitude doit être comprise à l’aune de
cette limitation. L’objet de la connaissance selon les jaïns est
d’une énorme complexité. Et cette complexité échappe pour une
grande part au sujet connaissant qui erre dans le samsâra avec son
âme mélangée à la matière.
Selon la métaphore classique en
Inde, notre situation existentielle est un peu comme ces cinq
aveugles qui touchent un éléphant : celui qui touche une jambe
est convaincu d’être en présence d’un tronc d’arbre, celui
qui touche la trompe pense avoir affaire à une tige de bambou, celui
qui touche l’oreille est persuadé de tenir un éventail, celui qui
touche le ventre pense tâter là un mur et celui qui touche la queue
penser toucher un serpent… Chacun des cinq croit toucher un objet
différent ; pourtant tous les cinq palpent le même éléphant,
mais aucun n’a une vue d’ensemble du phénomène qui permettrait
de relier toutes ces différentes perceptions limitées.
Pour les
jaïns, les facultés sensorielles sont des moyens de connaissance
indirects et incertains. L’objet ne peut être totalement
appréhendé que dans l’omniscience ; mais cette omniscience
échappe au commun des mortels qui ne se sont pas livrés à la
longue ascèse libératrice. Tout ce que nous connaissons est dès le
produit d’un point de vue particulier ; or les jaïns
appellent ce point de vue particulier « naya ».
Toute connaissance humaine relève du « nayavâda »,
d’une doctrine issue d’un point de vue particulier. Pour être
lucide quand à lui-même et sa capacité épistémologique, l’homme
doit comprendre et accepter que lui-même, mais aussi les autres se
place dans ce « nayavâda ». Le « naya »
est une opinion particulière, conçue selon un point de vue
particulier ; et il serait malvenu de croire que ce point de vue
personnel exclut les autres points de vue professées par d’autres
individus. Chaque « naya »
est l’expression d’une vérité partielle sur un objet conçue
par un agent de connaissance. Le philosophe jaïn Akalanka définit
le « naya » comme « le
jugement particulier de la part d’un connaisseur3 ».
Il
en découle que le système jaïn n’admet pas de vérité
dogmatique qui s’imposerait à tous. Cette conception
épistémologique a donc une conséquence éthique qui va dans le
sens de l’Ahimsa, de la non-violence : permettre aux
différentes personnes relevant de différents courants
philosophiques ou religieux de coexister pacifiquement et librement.
En effet, chacun peut faire valoir son propre point de vue comme
étant légitime sans que ce point de vue, ce « naya »
n’invalide ou exclue a
priori
celui des autres. Le réel se donne dans une multiplicité de points
de vue, il s’agit de l’ « anekantavâda »
(doctrine de la multiplicité, de la pluralité, avec « aneka »
signifiant « plusieurs », « multiple »).
Au creux de la main, le mantra " Parasparopagraho Jivanam" : Toute vie est liée ensemble par le support mutuel et l'interdépendance. |
Cette doctrine permet la réconciliation des points de vue opposés
et leur harmonisation en intégrant la relativité des différents
aspects de la réalité. Cette doctrine de la multiplicité, cette
« anekantavâda »
forme elle-même l’ossature intellectuelle du syâdvâda ».
Le but du « syâdvâda » est d’échapper à la
tentation des penseurs dogmatiques à vouloir formuler le réel sous
forme de déclarations simplistes et catégoriques. Le réel est
complexe ; et aucune assertion simple ou univoque ne peut
l’exprimer efficacement dans sa globalité.
« Syât »
signifie « peut-être » ou encore « par certains
côtés ». Le « syâdvâda » est dès lors un
ensemble de sept propositions toutes précédées de la formule
« syât » qui tend à nuancer cette proposition
particulière, à esquisser sa qualité d’approche du réel tout en
soulignant sa relativité et sa limitation. Ces sept propositions du
« syâdvâda »
sont donc les suivantes :
-
1°) Syâd-asti :
par certains côtés, c’est ; peut-être que cela est.
-
2°) Syâd-nasti :
par certains côtés, ce n’est pas ; peut-être que cela n’est
pas.
-
3°) Syâd-asti-nasti :
par certains côtés, cela est et n’est pas en même temps.
- 4°) Syâd-avaktavya :
par certains côtés, c’est indescriptible.
-
5°) Syâd-asti-avaktavya :
par certains côtés, cela est et c’est indescriptible.
-
6°) Syâd-nasti-avaktavya :
par certains côtés, cela n’est pas et c’est indescriptible.
-
7°) Syâd-asti-nasti-avaktavya :
par certains côtés, cela est et n’est pas en même temps et c’est
indescriptible.
Les penseurs jaïns estiment que tout
le réel est décrit par ces sept propositions. Ces sept propositions
sont nécessaires, il n’en faut pas moins ; mais elles sont
aussi suffisantes, toute autre proposition qui pourrait surgir à
l’esprit peut en principe selon les jaïns se ramener à une de ces
sept propositions énoncées. Toute question métaphysique peut se
résoudre par le « syâdvâda » : éternité ou la
non-éternité, l’identité et la différence,….
On peut donc
accéder à la complétude et à une connaissance certaine, dès lors
que l’on a fait le travail de relativiser ses propres certitudes
personnelles et ses positions dogmatiques, et qu’on comprend que la
vérité dépasse largement les points de vue bornés et restreints.
Cette vérité qui n’est le monopole de personne ne peut
s’appréhender qu’en regroupant en ensemble d’affirmations qui
semblent en première apparence contradictoires et exclusives l’une
de l’autre. Le « syâdvâda » est ainsi l’édifice
intellectuel qui permet de coordonner, d’harmoniser et de
synthétiser les points de vue individuels dans un énoncé
d’ensemble. Quand un orchestre donne en représentation un concert,
des notes discordantes se mêlent ensemble pour former un tout
harmonieux. Le jaïnisme cherche donc à dépasser le dogmatisme des
hommes en incorporant la vérité dans un corpus plus large qui est
celui de l’omniscience, mais qui est présentement inaccessible.
Voir la sixième partie d'un Nomade de la Raison
Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.
Moines jaïns digambara vénérant une statue de Mahavira Jina |
1
Kâlâma-Sutta
(Soutra des Kâlâmas), Anguttara Nikâya, I, 187-191. Môhan
WIJAYARATNA, « Sermons
du Bouddha »,
op. cit., p. 32.
2
Le mot « karma » en sanskrit signifie littéralement
« action ». Le
karma dans la conception brahmanique implique plutôt une action
rituelle dans le but de rétablir l’Ordre Cosmique, le Dharma,
l’agencement interne du monde avec ses hommes et ses dieux, ses
hiérarchies et son harmonie. Le karma dans cette conception
implique donc de respecter à la lettre les prescriptions rituelles
des cérémonies (puja), les actes purificatoires comme se baigner
dans le Gange ou tout autre fleuve sacré, ainsi que les obligations
et les interdits propres à chaque caste.
Le
karma dans le bouddhisme signifie l’action commise sous l’effet
d’une intention ou d’une volition particulière. Cette action
qui peut être bonne ou mauvaise est le mouvement qui active et fait
tourner le cycle des existences, le samsâra. Le karma n’est pas
du tout matériel comme dans le jaïnisme ; il est acte,
mouvement, transformation du monde. Les jaïns ont dès lors accusé
les bouddhistes de prôner en conséquence la non-action pour se
libérer du monde. Ce n’est pas tout à fait exact : la
libération au sens bouddhiste vient plutôt du fait qu’on cesse
de voir l’existence propre d’un acteur, d’un ego qui accomplit
l’acte et qui s’identifie à lui. Comme le dit Buddhagosha :
«
Il
y a bien un acte, mais pas d’acteur ;
Il
y a bien une pensée, mais pas de penseur ».
3
SANGAVE Vilas
Adinath, « Le
Jaïnisme. Philosophie et religion de l’Inde »,
Ed. Guy Tredaniel, Paris, 1999, chap. III, part. 2b.
Temple jaïn à Lodurva, près de Jailsamer au Rajasthan (Inde) |
Voir aussi :
- A la manière des rois, à la manière des sages
- Dialoguer à la manière des rois, dialoguer à la manière des sages
- Deux messages sur la plage
- Eviter l'humiliation et le dogmatisme
Concernant Pyrrhon, voir également :
- Rien de trop
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Un jaïn devant une statue de Mahavira |
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