Un
nomade de la raison
sur les chemins d’Élis à Taxila
Le
scepticisme antique en Grèce et en Inde
1ère
partie
Voici une étude sur le philosophe antique Pyrrhon d’Élis et les influences possibles des philosophies indiennes sur sa pensée, que j'avais rédigée en 2007.
Introduction
Pyrrhon,
le fondateur de l’école sceptique, a connu une expérience qui a
bouleversé sa vie. Il a voyagé en compagnie des armées d’Alexandre
le Grand et ce voyage l’a conduit jusqu’en Inde. Là-bas, il a
rencontré les ascètes indiens que les Grecs appelaient
gymnosophistes, et dont l’étymologie signifie littéralement
« sages nus ». Ceux-ci ont considérablement marqué
Pyrrhon. Diogène Laërce, dans sa « Vies
et doctrines des philosophes illustres »,
témoigne de cette influence que ces ascètes indiens ont exercé sur
Pyrrhon : « Il
faisait retraite, et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses
proches. Il agissait ainsi pour avoir entendu un Indien faire des
reproches à Anaxarque, en lui disant qu’il ne saurait enseigner à
un autre comment être homme de bien, puisqu’il fréquentait
lui-même la cour des rois1 ».
De
fait, Pyrrhon aurait certainement pu tirer grand profit de la gloire
et de la réputation gagnée à suivre le grand homme, Alexandre.
Mais contrairement à toute attente, Pyrrhon a vécu selon les
conseils de ce sage indien : loin des grands centres de
pouvoirs, loin des grands centres intellectuels, Pyrrhon s’en est
retourné dans la modeste ferme familiale et a vécu une vie simple
et sans prétention. L’influence que ces gymnosophistes ont exercée
sur le jeune Pyrrhon d’Elis a donc été marquante. La curiosité
alors s’éveille pour savoir si cette influence a été seulement
le fait du mode de vie si particulier des gymnosophistes indiens :
aller par monts et par vaux totalement nus dans un dépouillement
complet. Ou est-ce aussi les théories philosophiques de l’Inde
dont Pyrrhon a pu apprendre certains fragments qui a nourri la
réflexion philosophique de Pyrrhon ? Ou bien, et c’est le
plus probable, un mélange des deux ? Je veux dire que
l’esthétique d’existence des gymnosophistes se dessine par
rapport aux idées et aux doctrines auxquelles ils adhèrent.
Pyrrhon illustration tirée de "History of Philosophy" de Thomas Stanley (1655-1661) |
L’aspect
pratique d’une philosophie est toujours intrinsèquement lié à
l’aspect théorique. Exactement comme la vie de Diogène le Chien
si choquante et si frappante pour les mœurs en vigueur s’explique
par une certaine conception de la société et de la nature. Vivre
dans un tonneau comme font les chiens, traîner en guenilles dans les
rues d’Athènes, supporter bravement toutes les intempéries et
toutes les duretés de la vie au grand air comme font les animaux
dans leur environnement naturel, se livrer à toutes sortes de
provocations et de bouffonneries dans la société bien-pensante,
tout cela, Diogène le Chien l’a fait parce qu’il avait une idée
préconçue de l’homme dans la nature. Comme disait Diogène,
l’autre Diogène, celui de Laërce, l’historien antique de la
philosophie à propos de Diogène le cynique : « Rien,
absolument rien, disait-il, ne réussit dans la vie sans ascèse ;
celle-ci est capable, en revanche, de triompher de tout. Par
conséquent, alors qu’ils devraient vivre heureux en ayant choisi,
au lieu de labeurs inutiles, ceux qui sont conformes à la nature,
les gens, à cause de leur folie, sont malheureux2 ».
Le message est clair : Diogène prône un retour à la nature,
loin des conventions sociales qui nous oppressent et qui nous
étouffent. Il prône une vie libre et naturelle. La Cité est donc
le lieu où s’exerce l’oppression de notre nature et qu’il
fallait combattre en repoussant les mœurs hypocrites et les lois
vaines et inutiles. L’homme n’appartient à un Cité, mais à la
Nature toute entière : « La
seule vraie citoyenneté est celle qui s’exerce dans l’univers3 ».
D’où une idée cosmopolite dont Alexandre va se sentir proche à
certains égards ; Onésicrite, un disciple de Diogène,
accompagna même le jeune roi de Macédoine dans son périple, il
pilota même son navire, c’est dire la confiance qu’Alexandre
portait aux cyniques.
Nicolas-André Monsiau- Alexandre et Diogène - Huile sur toile, 1818 "Ôtes-toi de mon soleil !" |
Je ne parle pas ici de Diogène le
Chien par hasard. Les historiens antiques ont systématiquement
rapproché ce dernier des gymnosophistes. Et à bien des égards, ils
partagent le même style de vie. Néanmoins, les gymnosophistes n’ont
pas la même philosophie théorique qui soutienne leurs actes :
le tiraillement entre la société et la nature n’est pas un thème
qui a marqué l’Inde philosophique. Les gymnosophistes n’essayent
pas d’imiter le monde naturel en déambulant dans le plus simple
appareil. La grande idée des gymnosophistes, toutes traditions
confondues, est le détachement. Il s’agit de ne plus être lié
par les biens matériels, les richesses, la possession des terres,
l’argent, le luxe, le pouvoir et de vivre dans la plus grande
simplicité possible. Dans les deux cas, on a un comportement proche,
mais des motivations différentes. En outre, les sages indiens,
recherchant la paix de l’esprit, ils manifestent une attitude plus
calme et plus sereine dans la vie. Ils ne cherchent pas la
provocation ; l’exemple de leur vie d’ascèse suffit
largement à frapper les esprits des gens des villes aux
préoccupations mondaines. En fait, ils se tiennent généralement en
marge des villes, dans des forêts, dans des cimetières, en haut des
montagnes ou dans d’autres lieux déserts, là où ils recherchent
la solitude et la tranquillité pour s’adonner au yoga dans le plus
grand silence.
C’est
pourquoi on ne s’étonnera pas si Pyrrhon d’Elis, de retour en
Grèce, eut un comportement très différent de Diogène de Sinope,
notre cynique. Quelque chose des gymnosophistes l’a inspiré. C’est
certain. Mais quoi ? Il est évident aussi que Pyrrhon n’a pas
singé les gymnosophistes : il ne s’est pas promené tout nu
dans les campagnes et les montagnes du Péloponnèse ! S’il
vivait en solitaire, il vivait quand même dans une ferme. Sa vie
n’est donc pas celle d’un ascète. Pyrrhon a donc été influencé
par le monde philosophique grec et par le monde philosophique indien.
C’est à partir de ces deux influences et de sa propre expérience
qu’il a fondé sa philosophie sceptique. Cet essai se propose donc
d’étudier les retentissements philosophiques du voyage de Pyrrhon
lors des conquêtes d’Alexandre en premier lieu. Ensuite de voir
les influences grecques des philosophies qui précèdent Pyrrhon.
Après cela, cet essai abordera le monde indien : qu’est-ce
qui, dans la pensée indienne, a pu être une source d’inspiration
dans l’élaboration de la philosophie de Pyrrhon ? Et enfin,
l’on s’attardera sur la philosophie de Pyrrhon proprement dite.
Ce sont donc là les quatre parties de ce travail.
Deux remarques
doivent être immédiatement apportées pour éviter des malentendus
concernant l’intention de cet essai. La première remarque est que
la troisième partie, celle sur l’Inde philosophique, est beaucoup
plus étendue que sur les influences grecques de Pyrrhon. Cela
pourrait laisser sous-entendre que Pyrrhon a été beaucoup plus
marqué par l’Inde que les penseurs grecs. En fait, loin de moi,
cette idée ! Pyrrhon d’Elis est né en Grèce, a vécu le
plus clair de son temps en Grèce et est mort à nonante ans dans sa
Cité d’Elis en Grèce. Pyrrhon n’a vécu que trois ans tout au
plus en Inde : c’est suffisant pour être considérablement
marqué par l’Inde. Mais Pyrrhon reste un Grec, baigné dans la
culture hellène. C’est très visible quand on étudie sa vie et
ses références intellectuelles. Il est donc raisonnable de penser
que l’influence grecque a été la plus importante. Il y a donc une
disproportion flagrante dans le traitement que j’accorde aux
penseurs indiens par rapport aux penseurs grecs ! Mais je le
fais parce que la philosophie grecque est généralement bien connue
(ou devrait être bien connue) ; tandis que l’Occident a vécu
dans le XXe siècle dans ce que Roger-Pol Droit a appelé l’ « oubli
de l’Inde4 ».
C’est la propension à minimiser ou à omettre la pensée indienne
du champ de la philosophie, voire, dans certains cas, à dire que la
raison et la philosophie ont pour seule source Athènes, et nulle
part ailleurs. C’est là un préjugé ethnocentrique que je
voudrais modestement dissiper ici. Par ailleurs, je voulais être le
plus complet en ce qui concerne les philosophies de l’Inde pour
rendre le climat et l’atmosphère spirituelle qui régnaient alors
à l’époque et montrer les possibilités d’influence avec
Pyrrhon.
La
deuxième remarque vise à prévenir d’un autre malentendu :
celui de croire que je ne parle ici que de penseurs sceptiques aussi
bien en Inde qu’en Grèce. Démocrite dit : « Convention
que le chaud, convention que le froid, convention que le doux,
convention que l’amer ; en réalité, les atomes et le
vide5 ».
Quand les sceptiques (qui se revendiquent de l’héritage de
Démocrite) écoutent cette formule, ils en retiennent évidemment la
première partie et laissent tomber la seconde dans l’abîme.
Pareillement, aussi étrange que cela puisse paraître, on verra que
les sceptiques se revendiquent de Parménide qui apparaît pourtant
comme le philosophe dogmatique par excellence. Visiblement (pour
autant que l’on puisse comprendre leur démarche), ce que les
sceptiques trouvent intéressant à retenir de Parménide :
c’est la distinction entre l’apparence et l’Être (là encore
pour faire passer l’Être à la trappe). Pareillement, pas plus que
la pensée de Démocrite ou de Parménide, le jaïnisme, le
bouddhisme et l’hindouisme ne sont des scepticismes. Mais il est
possible que Pyrrhon ait été cherché en Inde des éléments de sa
philosophie dans la pensée dogmatique indienne, de la même façon
qu’il s’inspire de la formule démocritéenne : « Convention
que le chaud…. ». Pyrrhon serait ainsi une sorte de brigand
de grand chemin qui déleste ses victimes de leurs bijoux et leurs
richesses, tout en leur laissant leurs haillons et leurs objets de
peu de valeur. Blaise Pascal écrivait ces lignes d’une grande
lucidité à propos de Pyrrhon et des sceptiques :
« Rien
ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont
point pyrrhoniens. Si tous l’étaient, ils auraient tort ».
Et
encore : « Cette
secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis,
car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne
le connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent6 ».
Et il est vrai que les sceptiques ont
une façon assez déconcertante de faire l’histoire de la
philosophie : en allant chercher des arguments chez ceux qui
leur sont le plus opposés en apparence (Parménide, Héraclite,
Démocrite). Les sceptiques ne se construisent jamais seul : ils
se construisent toujours par rapport aux autres ; et même leurs
critiques contre les différents dogmatismes est une manière de se
nourrir de ces doctrines philosophiques.
Inversement,
les religions et les philosophes, à leur tour, se sont saisis des
principes philosophiques pour nourrir leur propre dogmatisme. Ainsi,
des penseurs aussi différents que Pascal, Descartes, Hegel mais
aussi le Bouddha se sont servis du scepticisme comme d’un
faire-valoir. Le scepticisme joue un rôle apologétique bien
déterminé dans le cheminement parfois tortueux vers la foi ou vers
la connaissance. Echange de bons procédés finalement. Au XVIe et
XVIIe siècle, Hervet et Huet (qui était évêque d’Avranche) ont
réhabilité le scepticisme que tous deux voient comme une méthode
pour revenir à la religion et à la foi. L’homme est trop faible
dans sa raison pour connaître la vérité. Il a besoin du
scepticisme pour se débarrasser des dogmes des différentes
philosophies pour avoir le cœur vide et ouvert à la révélation
chrétienne (sans voir que la croyance en Jésus, fils de Dieu est
aussi
un dogme comme les autres !)7.
Pascal, qui s’est beaucoup interrogé par rapport à Pyrrhon,
disait : « Il
faut être pyrrhonien, géomètre et chrétien : (…) douter là
où il faut, assurer là où il faut, et obéir là où il faut8 ».
On connaît le doute hyperbolique dans les Méditations
Métaphysiques
de Descartes qui débouche sur un fondement solide dans la
connaissance, le « je pense, je suis »9.
Hegel parlait d’un « scepticisme
en voie d’accomplissement » :
cheminer vers le savoir absolu veut dire chez Hegel éprouver ce
sentiment profond de perte. Perte de quoi ? De la certitude
d’avoir raison. « Pour
cette raison, on peut le regarder comme chemin du doute, ou à parler
plus proprement, comme chemin du désespoir10 ».
Mais ce chemin de désespoir consiste à réintégrer au final le
savoir absolu. Le Bouddha prend aussi parti du scepticisme pour
arriver à une connaissance parfaite : on verra notamment plus
loin sa relation avec le philosophe « sceptique » Sanjaya
Belatthiputta. Michel de Montaigne, grand passionné des philosophies
antiques, oscillait constamment entre le stoïcisme, l’épicurisme
et le pyrrhonisme, mais lui ne cherchait pas vraiment à sortir de
son pyrrhonisme bienveillant et joyeux : constamment il y
revient, puis repart vers les autres maîtres de l’Antiquité11.
Donc on ne s’étonnera pas de trouver
ici l’exposé de doctrines dogmatiques parmi les doctrines
sceptiques. Puisque les sceptiques ont puisé chez les dogmatiques en
les transformant les principes qui sont les leurs. Et c’est
d’ailleurs un procédé d’influences réciproques qui s’est
déroulé, confirmant ainsi l’indifférenciation pyrrhonienne !
Mais n’allons pas trop vite. Commençons par le début : le
voyage de Pyrrhon d’Elis.
Voir la deuxième partie d'un Nomade de la Raison
Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.
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1
Diogène
Laërce, « Vies
et doctrines des philosophes illustres »,
Librairie Générale Française, Paris, 1999, IX, 63.
2
Diogène
Laërce, ibid.,
VI, 71.
3
Diogène
Laërce, ibid.,
VI, 72.
4
Roger-Pol
DROIT, « L’oubli
de l’Inde, une amnésie philosophique »,
Seuil, Paris, 2004 (2e
éd.).
5
Diogène Laërce, op. cit.,
IX, 72.
6
Blaise
Pascal, « Pensées »,
édition Sellier (67 & 68), éd. Brunschvig (374 & 376), éd.
Lafuma (33 & 34).
7
Jean GRENIER
& Geneviève GORON, « Œuvres
choisies de Sextus Empiricus »,
Aubier/Ed. Montaigne, Paris, 1948, pp. 21-33. Jean-Paul DUMONT, « Le
scepticisme et le phénomène », Vrin, Paris, 1985, pp. 51-57.
8 Blaise
Pascal, « Pensées »,
éd. Sellier : fragment 201, éd. Brunschvig : frag. 268,
éd. Lafuma : frag. 170.
9
René Descartes, « Méditations
métaphysiques »,
GF-Flammmarion, Paris, 1979 (édition établie par Michelle et
Jean-Marie Beyssade).
10
Hegel,
« Phénoménologie
de l’Esprit »
(traduction de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière),
Gallimard, 1993, p. 94.
11
MONTAIGNE
Michel, « Essais »,
Gallimard, Paris, 1965, trois tomes. Voir particulièrement
« L’apologie
de Raymond Sébond »,
dans le tome II, chap. XII.
Edwin Smith - Temple de Poséidon, Cap Sounion - Grèce, 1962 |
Concernant Pyrrhon, voir également :
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