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samedi 1 septembre 2018

Un nomade de la raison - 1ère partie




Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila


Le scepticisme antique en Grèce et en Inde



1ère partie




    Voici une étude sur le philosophe antique Pyrrhon d’Élis et les influences possibles des philosophies indiennes sur sa pensée, que j'avais rédigée en 2007. 



Introduction


     Pyrrhon, le fondateur de l’école sceptique, a connu une expérience qui a bouleversé sa vie. Il a voyagé en compagnie des armées d’Alexandre le Grand et ce voyage l’a conduit jusqu’en Inde. Là-bas, il a rencontré les ascètes indiens que les Grecs appelaient gymnosophistes, et dont l’étymologie signifie littéralement « sages nus ». Ceux-ci ont considérablement marqué Pyrrhon. Diogène Laërce, dans sa « Vies et doctrines des philosophes illustres », témoigne de cette influence que ces ascètes indiens ont exercé sur Pyrrhon : « Il faisait retraite, et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses proches. Il agissait ainsi pour avoir entendu un Indien faire des reproches à Anaxarque, en lui disant qu’il ne saurait enseigner à un autre comment être homme de bien, puisqu’il fréquentait lui-même la cour des rois1 ». 



       De fait, Pyrrhon aurait certainement pu tirer grand profit de la gloire et de la réputation gagnée à suivre le grand homme, Alexandre. Mais contrairement à toute attente, Pyrrhon a vécu selon les conseils de ce sage indien : loin des grands centres de pouvoirs, loin des grands centres intellectuels, Pyrrhon s’en est retourné dans la modeste ferme familiale et a vécu une vie simple et sans prétention. L’influence que ces gymnosophistes ont exercée sur le jeune Pyrrhon d’Elis a donc été marquante. La curiosité alors s’éveille pour savoir si cette influence a été seulement le fait du mode de vie si particulier des gymnosophistes indiens : aller par monts et par vaux totalement nus dans un dépouillement complet. Ou est-ce aussi les théories philosophiques de l’Inde dont Pyrrhon a pu apprendre certains fragments qui a nourri la réflexion philosophique de Pyrrhon ? Ou bien, et c’est le plus probable, un mélange des deux ? Je veux dire que l’esthétique d’existence des gymnosophistes se dessine par rapport aux idées et aux doctrines auxquelles ils adhèrent.








Pyrrhon
illustration tirée de "History of Philosophy" de Thomas Stanley (1655-1661)









   L’aspect pratique d’une philosophie est toujours intrinsèquement lié à l’aspect théorique. Exactement comme la vie de Diogène le Chien si choquante et si frappante pour les mœurs en vigueur s’explique par une certaine conception de la société et de la nature. Vivre dans un tonneau comme font les chiens, traîner en guenilles dans les rues d’Athènes, supporter bravement toutes les intempéries et toutes les duretés de la vie au grand air comme font les animaux dans leur environnement naturel, se livrer à toutes sortes de provocations et de bouffonneries dans la société bien-pensante, tout cela, Diogène le Chien l’a fait parce qu’il avait une idée préconçue de l’homme dans la nature. Comme disait Diogène, l’autre Diogène, celui de Laërce, l’historien antique de la philosophie à propos de Diogène le cynique : « Rien, absolument rien, disait-il, ne réussit dans la vie sans ascèse ; celle-ci est capable, en revanche, de triompher de tout. Par conséquent, alors qu’ils devraient vivre heureux en ayant choisi, au lieu de labeurs inutiles, ceux qui sont conformes à la nature, les gens, à cause de leur folie, sont malheureux2 ». 


      Le message est clair : Diogène prône un retour à la nature, loin des conventions sociales qui nous oppressent et qui nous étouffent. Il prône une vie libre et naturelle. La Cité est donc le lieu où s’exerce l’oppression de notre nature et qu’il fallait combattre en repoussant les mœurs hypocrites et les lois vaines et inutiles. L’homme n’appartient à un Cité, mais à la Nature toute entière : « La seule vraie citoyenneté est celle qui s’exerce dans l’univers3 ». D’où une idée cosmopolite dont Alexandre va se sentir proche à certains égards ; Onésicrite, un disciple de Diogène, accompagna même le jeune roi de Macédoine dans son périple, il pilota même son navire, c’est dire la confiance qu’Alexandre portait aux cyniques.







Nicolas-André Monsiau- Alexandre et Diogène - Huile sur toile, 1818
"Ôtes-toi de mon soleil !"








      Je ne parle pas ici de Diogène le Chien par hasard. Les historiens antiques ont systématiquement rapproché ce dernier des gymnosophistes. Et à bien des égards, ils partagent le même style de vie. Néanmoins, les gymnosophistes n’ont pas la même philosophie théorique qui soutienne leurs actes : le tiraillement entre la société et la nature n’est pas un thème qui a marqué l’Inde philosophique. Les gymnosophistes n’essayent pas d’imiter le monde naturel en déambulant dans le plus simple appareil. La grande idée des gymnosophistes, toutes traditions confondues, est le détachement. Il s’agit de ne plus être lié par les biens matériels, les richesses, la possession des terres, l’argent, le luxe, le pouvoir et de vivre dans la plus grande simplicité possible. Dans les deux cas, on a un comportement proche, mais des motivations différentes. En outre, les sages indiens, recherchant la paix de l’esprit, ils manifestent une attitude plus calme et plus sereine dans la vie. Ils ne cherchent pas la provocation ; l’exemple de leur vie d’ascèse suffit largement à frapper les esprits des gens des villes aux préoccupations mondaines. En fait, ils se tiennent généralement en marge des villes, dans des forêts, dans des cimetières, en haut des montagnes ou dans d’autres lieux déserts, là où ils recherchent la solitude et la tranquillité pour s’adonner au yoga dans le plus grand silence.



      C’est pourquoi on ne s’étonnera pas si Pyrrhon d’Elis, de retour en Grèce, eut un comportement très différent de Diogène de Sinope, notre cynique. Quelque chose des gymnosophistes l’a inspiré. C’est certain. Mais quoi ? Il est évident aussi que Pyrrhon n’a pas singé les gymnosophistes : il ne s’est pas promené tout nu dans les campagnes et les montagnes du Péloponnèse ! S’il vivait en solitaire, il vivait quand même dans une ferme. Sa vie n’est donc pas celle d’un ascète. Pyrrhon a donc été influencé par le monde philosophique grec et par le monde philosophique indien. C’est à partir de ces deux influences et de sa propre expérience qu’il a fondé sa philosophie sceptique. Cet essai se propose donc d’étudier les retentissements philosophiques du voyage de Pyrrhon lors des conquêtes d’Alexandre en premier lieu. Ensuite de voir les influences grecques des philosophies qui précèdent Pyrrhon. Après cela, cet essai abordera le monde indien : qu’est-ce qui, dans la pensée indienne, a pu être une source d’inspiration dans l’élaboration de la philosophie de Pyrrhon ? Et enfin, l’on s’attardera sur la philosophie de Pyrrhon proprement dite. Ce sont donc là les quatre parties de ce travail.



      Deux remarques doivent être immédiatement apportées pour éviter des malentendus concernant l’intention de cet essai. La première remarque est que la troisième partie, celle sur l’Inde philosophique, est beaucoup plus étendue que sur les influences grecques de Pyrrhon. Cela pourrait laisser sous-entendre que Pyrrhon a été beaucoup plus marqué par l’Inde que les penseurs grecs. En fait, loin de moi, cette idée ! Pyrrhon d’Elis est né en Grèce, a vécu le plus clair de son temps en Grèce et est mort à nonante ans dans sa Cité d’Elis en Grèce. Pyrrhon n’a vécu que trois ans tout au plus en Inde : c’est suffisant pour être considérablement marqué par l’Inde. Mais Pyrrhon reste un Grec, baigné dans la culture hellène. C’est très visible quand on étudie sa vie et ses références intellectuelles. Il est donc raisonnable de penser que l’influence grecque a été la plus importante. Il y a donc une disproportion flagrante dans le traitement que j’accorde aux penseurs indiens par rapport aux penseurs grecs ! Mais je le fais parce que la philosophie grecque est généralement bien connue (ou devrait être bien connue) ; tandis que l’Occident a vécu dans le XXe siècle dans ce que Roger-Pol Droit a appelé l’ « oubli de l’Inde4 ». C’est la propension à minimiser ou à omettre la pensée indienne du champ de la philosophie, voire, dans certains cas, à dire que la raison et la philosophie ont pour seule source Athènes, et nulle part ailleurs. C’est là un préjugé ethnocentrique que je voudrais modestement dissiper ici. Par ailleurs, je voulais être le plus complet en ce qui concerne les philosophies de l’Inde pour rendre le climat et l’atmosphère spirituelle qui régnaient alors à l’époque et montrer les possibilités d’influence avec Pyrrhon.


    La deuxième remarque vise à prévenir d’un autre malentendu : celui de croire que je ne parle ici que de penseurs sceptiques aussi bien en Inde qu’en Grèce. Démocrite dit : « Convention que le chaud, convention que le froid, convention que le doux, convention que l’amer ; en réalité, les atomes et le vide5 ». Quand les sceptiques (qui se revendiquent de l’héritage de Démocrite) écoutent cette formule, ils en retiennent évidemment la première partie et laissent tomber la seconde dans l’abîme. Pareillement, aussi étrange que cela puisse paraître, on verra que les sceptiques se revendiquent de Parménide qui apparaît pourtant comme le philosophe dogmatique par excellence. Visiblement (pour autant que l’on puisse comprendre leur démarche), ce que les sceptiques trouvent intéressant à retenir de Parménide : c’est la distinction entre l’apparence et l’Être (là encore pour faire passer l’Être à la trappe). Pareillement, pas plus que la pensée de Démocrite ou de Parménide, le jaïnisme, le bouddhisme et l’hindouisme ne sont des scepticismes. Mais il est possible que Pyrrhon ait été cherché en Inde des éléments de sa philosophie dans la pensée dogmatique indienne, de la même façon qu’il s’inspire de la formule démocritéenne : « Convention que le chaud…. ». Pyrrhon serait ainsi une sorte de brigand de grand chemin qui déleste ses victimes de leurs bijoux et leurs richesses, tout en leur laissant leurs haillons et leurs objets de peu de valeur. Blaise Pascal écrivait ces lignes d’une grande lucidité à propos de Pyrrhon et des sceptiques :
« Rien ne fortifie plus le pyrrhonisme que ce qu’il y en a qui ne sont point pyrrhoniens. Si tous l’étaient, ils auraient tort ».


      Et encore : « Cette secte se fortifie par ses ennemis plus que par ses amis, car la faiblesse de l’homme paraît bien davantage en ceux qui ne le connaissent pas qu’en ceux qui la connaissent6 ».



    Et il est vrai que les sceptiques ont une façon assez déconcertante de faire l’histoire de la philosophie : en allant chercher des arguments chez ceux qui leur sont le plus opposés en apparence (Parménide, Héraclite, Démocrite). Les sceptiques ne se construisent jamais seul : ils se construisent toujours par rapport aux autres ; et même leurs critiques contre les différents dogmatismes est une manière de se nourrir de ces doctrines philosophiques.



       Inversement, les religions et les philosophes, à leur tour, se sont saisis des principes philosophiques pour nourrir leur propre dogmatisme. Ainsi, des penseurs aussi différents que Pascal, Descartes, Hegel mais aussi le Bouddha se sont servis du scepticisme comme d’un faire-valoir. Le scepticisme joue un rôle apologétique bien déterminé dans le cheminement parfois tortueux vers la foi ou vers la connaissance. Echange de bons procédés finalement. Au XVIe et XVIIe siècle, Hervet et Huet (qui était évêque d’Avranche) ont réhabilité le scepticisme que tous deux voient comme une méthode pour revenir à la religion et à la foi. L’homme est trop faible dans sa raison pour connaître la vérité. Il a besoin du scepticisme pour se débarrasser des dogmes des différentes philosophies pour avoir le cœur vide et ouvert à la révélation chrétienne (sans voir que la croyance en Jésus, fils de Dieu est aussi un dogme comme les autres !)7. Pascal, qui s’est beaucoup interrogé par rapport à Pyrrhon, disait : « Il faut être pyrrhonien, géomètre et chrétien : (…) douter là où il faut, assurer là où il faut, et obéir là où il faut8 ». On connaît le doute hyperbolique dans les Méditations Métaphysiques de Descartes qui débouche sur un fondement solide dans la connaissance, le « je pense, je suis »9. Hegel parlait d’un « scepticisme en voie d’accomplissement » : cheminer vers le savoir absolu veut dire chez Hegel éprouver ce sentiment profond de perte. Perte de quoi ? De la certitude d’avoir raison. « Pour cette raison, on peut le regarder comme chemin du doute, ou à parler plus proprement, comme chemin du désespoir10  ». Mais ce chemin de désespoir consiste à réintégrer au final le savoir absolu. Le Bouddha prend aussi parti du scepticisme pour arriver à une connaissance parfaite : on verra notamment plus loin sa relation avec le philosophe « sceptique » Sanjaya Belatthiputta. Michel de Montaigne, grand passionné des philosophies antiques, oscillait constamment entre le stoïcisme, l’épicurisme et le pyrrhonisme, mais lui ne cherchait pas vraiment à sortir de son pyrrhonisme bienveillant et joyeux : constamment il y revient, puis repart vers les autres maîtres de l’Antiquité11.


     Donc on ne s’étonnera pas de trouver ici l’exposé de doctrines dogmatiques parmi les doctrines sceptiques. Puisque les sceptiques ont puisé chez les dogmatiques en les transformant les principes qui sont les leurs. Et c’est d’ailleurs un procédé d’influences réciproques qui s’est déroulé, confirmant ainsi l’indifférenciation pyrrhonienne ! Mais n’allons pas trop vite. Commençons par le début : le voyage de Pyrrhon d’Elis.








Voir la deuxième partie d'un Nomade de la Raison 


Pour consulter les autres parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.










1 Diogène Laërce, « Vies et doctrines des philosophes illustres », Librairie Générale Française, Paris, 1999, IX, 63.

2 Diogène Laërce, ibid., VI, 71.

3 Diogène Laërce, ibid., VI, 72.

4 Roger-Pol DROIT, « L’oubli de l’Inde, une amnésie philosophique », Seuil, Paris, 2004 (2e éd.).

5 Diogène Laërce, op. cit., IX, 72.

6 Blaise Pascal, « Pensées », édition Sellier (67 & 68), éd. Brunschvig (374 & 376), éd. Lafuma (33 & 34).

7 Jean GRENIER & Geneviève GORON, « Œuvres choisies de Sextus Empiricus », Aubier/Ed. Montaigne, Paris, 1948, pp. 21-33. Jean-Paul DUMONT, « Le scepticisme et le phénomène », Vrin, Paris, 1985, pp. 51-57.

8 Blaise Pascal, « Pensées », éd. Sellier : fragment 201, éd. Brunschvig : frag. 268, éd. Lafuma : frag. 170.

9 René Descartes, « Méditations métaphysiques », GF-Flammmarion, Paris, 1979 (édition établie par Michelle et Jean-Marie Beyssade).

10 Hegel, « Phénoménologie de l’Esprit » (traduction de Gwendoline Jarczyk et Pierre-Jean Labarrière), Gallimard, 1993, p. 94.

11 MONTAIGNE Michel, « Essais », Gallimard, Paris, 1965, trois tomes. Voir particulièrement « L’apologie de Raymond Sébond », dans le tome II, chap. XII.

















Edwin Smith - Temple de Poséidon, Cap Sounion - Grèce, 1962











Concernant Pyrrhon, voir également : 














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