La
semaine passée, sur les réseaux sociaux, lors d'un débat sur
l'empathie, un ami a eu la gentillesse de partager un de mes
articles : « L'empathie
est-elle une calamité ? » . Une intervenante
a réagi à mon article en affirmant : « C’est quand
même déroutant cette automatisme d’utiliser empathie à la place
de compassion ou au préalable de la compassion ». Je
voudrais réagir à cela.
Pour
moi, non, l'empathie n'est pas la même chose que la compassion même
si beaucoup assimilent les deux notions, un peu trop vite à mon
goût. Par contre, je pense effectivement que l'empathie est une
condition préalable à la compassion. C'est une condition qui
favorise son apparition, mais peut-être pas non plus une condition
absolument nécessaire. S'il n'y avait pas l'empathie, peut-être que
la compassion serait encore possible, même s'il y a peu de chance
qu'elle puisse se répandre dans une population qui serait
complètement privée d'empathie.
Tout
d'abord, définissons ces deux termes : empathie et compassion.
L'empathie est la capacité de se mettre à la place des autres. Très
grossièrement, on peut voir deux types d'empathie : 1°) une
empathie affective où, intuitivement, on peut comprendre ce que perçoit
l'autre, parfois en se mettant à sa place et en éprouvant ce qu'il
éprouve, 2°) une empathie cognitive où on utilise la réflexion
pour comprendre ce que l'autre ressent. Pour moi, l'empathie est une
disposition mentale pré-morale. Qu'est-ce que j'entends par là ?
Simplement le fait que l'empathie nous prédispose à être attentif
aux autres et donc à veiller à leur bien-être, mais ce n'est pas
non plus une disposition complètement morale, car l'empathie peut
être utilisée à des fins qui ne sont pas morales.
Prenons
un tueur à gage ou un chasseur : avec l'empathie cognitive, ce
sombre individu peut se mettre à la place de sa victime et anticiper
l'endroit où il sera le plus facile de l'abattre. Une personne
manipulatrice peut utiliser une certaine forme d'empathie pour
séduire et manipuler une autre personne : comprendre où sont
ses faiblesses, ses manques, ses fragilités pour pouvoir mieux faire
pression sur cette personne et l'exploiter à sa guise.
Donc
l'empathie n'est pas nécessairement morale : elle peut être
utilisée à mauvais escient, et elle peut nous tromper de temps en
temps. Par exemple quand l'empathie nous met dans la situation
d'éprouver la détresse d'un alcoolique en manque d'alcool et à qui
on va donner de l'alcool pour combler la détresse du moment présent,
ce qui n'est pas très sage vu que donner de l'alcool ne lui sera pas
une aide très propice. Néanmoins, malgré ces usages déviants ou
erronés de l'empathie, on peut dire que l'empathie nous prédispose
à des comportements moraux d'entraide et de solidarité, ce qui est
précieux dans une société. La balance bénéfice/risque de
l'empathie me semble très en faveur de l'empathie. Rien d'ailleurs
que la sagesse ne puisse corriger.
Et
un des avantages majeurs de l'empathie, c'est de nous aider à
percevoir et comprendre la souffrance des autres. Et parfois on
perçoit la tristesse ou le désespoir des autres comme si c'était
NOTRE tristesse et NOTRE désespoir. Et comme on ne veut pas souffrir
nous-mêmes, l'empathie devient comme un moteur pour développer la
compassion. La compassion est définie comme le souhait ardent de
voir une personne libérée de la souffrance qui l'accable ainsi que
des causes de cette souffrance. Souhaiter l'absence de souffrance ne
suffit pas parce qu'on peut ne pas souffrir maintenant, mais
travailler activement à son malheur : pour prendre un exemple
simple, une personne qui fume des cigarettes ne souffre peut-être
pas aujourd'hui, elle apprécie peut-être sincèrement inhaler la
fumée d'une cigarette, mais elle contribue maintenant à un cancer
futur. Il faut souhaiter pas seulement l'absence de souffrance, mais
le fait de mettre en place les causes et les conditions d'une absence
durable de souffrance. Ces causes et conditions sont résumées par
la Bouddha de la façon suivante : éviter de faire le mal,
contribue au bien et développer la sagesse.
Par
ailleurs, dans le bouddhisme, une compassion simple devient une
compassion incommensurable ou compassion illimitée si cette
compassion se tourne vers l'ensemble des êtres sensibles dans
l'univers, si elle est inconditionnelle, impartiale et si son essence
de vouloir éteindre toutes les souffrances de ces êtres de manière
définitive. C'est un exercice spirituel fondamental dans le
bouddhisme que de développer et d'étendre le rayon de cette
compassion encore et encore.
La
compassion est donc quelque chose de beaucoup plus vaste que
l'empathie, et elle ne se produit pas nécessairement en dépendance
de cette empathie. Imaginez que vous preniez l'avion et que la
personne assise à vos côtés souffrent sévèrement de phobie
concernant les vols d'avion. Vous, vous n'avez aucune peur ou aucune
inquiétude prenant l'avion. Vous ne ressentez absolument pas ce que
cette personne ressent ; pourtant, vous êtes capable d'éprouver
de la compassion à son endroit. Vous souhaitez qu'elle ne ressente
pas cette peur et vous essayez de lui adresser quelques paroles de
réconfort : tout va bien se passer, l'avion est un moyen sûr
de voyager, etc...
L'empathie
est un outil au service de la compassion : elle vous aide à
reconnaître qu'une personne souffre, et la compassion prend alors le
relais en souhaitant que cette souffrance cesse. Si vous n'aviez
aucune empathie, vous passeriez à côté des gens sans jamais voir
ou comprendre que ces personnes souffrent. Ce ne serait pas par
méchanceté, mais ce serait perçu par les autres comme une
indifférence ou de la condescendance. Donc, dans les grandes lignes,
l'empathie est effectivement un préalable à la compassion. Dans
l'Histoire naturelle de l'évolution des êtres humains, je pense que
l'empathie a été première, une évolution biologique que l'on
partage avec beaucoup d'animaux eux aussi capables d'empathie, et la
compassion est venu ensuite comme une évolution de notre morale.
Maintenant,
on pourrait se poser la question : est-ce qu'il en est
nécessairement ainsi ? L'empathie est-elle un passage obligé ?
Imaginons un être à l'apparence humaine et dotée par des
scientifiques d'une intelligence artificielle. Appelons cet être
« Dolorès ». Dolorès ressemble en tout point à une
jeune femme, elle bouge, elle parle, elle manipule des objets et peut
observer le monde, mais elle n'est pas humaine. Les concepteurs de
Dolorès n'ont pas jugé bon de la doter de faculté d'empathie, mais
elle est capable de produire des raisonnements complexes comme un
être humain, voire peut-être plus développés qu'un être humain.
Dolorès va-t-elle pouvoir développer une capacité de compassion
par elle-même, par sa propre réflexion ? Elle va peut-être
constater que les humains décrivent la souffrance comme un problème,
et Dolorès va peut-être estimer que c'est son devoir moral de
résoudre les problèmes des humains. Dolorès va dès lors inventer
la compassion pour résoudre les problèmes de souffrance des
humains. Peut-être. Ou peut-être pas. Elle sera peut-être
éternellement incapable de voir la souffrance comme un problème et
ne souciera jamais de ce que ressentent les humains... Ou peut-être
que la faculté de raisonnement de Dolorès la mènera à considérer
l'humanité comme le principal problème à éliminer...
On
peut se poser la question. Mais nous qui sommes des êtres humains,
l'empathie fait partie de notre nature. Ce n'est pas un outil parfait
certes, mais nous sommes plein d'imperfections... L'empathie est pour
une grande part une bonne chose, mais elle devient une meilleure
chose si celle-ci se développe avec la compassion et la sagesse.
Elle peut alors s'étendre plus facilement aux inconnus, aux
étrangers ou aux autres espèces animales, et elle est moins
susceptible de nous tromper.