1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie
En guise de conclusion forcément incomplète...
En guise de conclusion forcément incomplète...
La question était de répondre à
l’objection de David Olivier et Yves Bonnardel qui ne voient aucune harmonie
dans la Nature, aucun équilibre, aucune valeur ajoutée. On pourrait rappeler ce
passage que j’ai déjà cité plus haut : « Pour notre part, nous ne voyons dans la nature (la réalité) ni
harmonie, ni modèle à suivre, ni source de châtiments utiles ou mérités : on
pourrait détailler « ses » méfaits envers les humains ou les autres animaux ».
Pour reprendre l’expression du poète anglais Alfred Tennison : « Nature, red with teeth and claws »,
la nature rouge de ses crocs et des griffes. Le réalisateur allemand Werner
Herzog avait réalisé « Grizzly Man », un documentaire troublant et
fascinant sur un défenseur acharné des grizzlis, Timothy Treadwell, et qui est
mort dévoré par un de ces grizzlis qu’il chérissait plus que tout au monde ;
et Herzog conclut son documentaire en disant que, selon lui, Treadwell avait la
naïveté de ne voir dans la Nature qu’un système harmonieux alors que, toujours
selon lui, le dénominateur commun de l’univers n’est pas l’harmonie , mais
le chaos, l’hostilité et le meurtre.
J’ai essayé de montrer que cette
vision d’une Nature comme étant cruelle et chaotique n’était pas la seule, même
si on ne peut pas non plus la réfuter a
priori. Ma position donc pourra sembler ambigüe : je me contente de
montrer que l’on peut penser autrement, mais je n’affirme pas une position
claire et définitive sur le sujet. C’est que pour moi la Nature est dynamisme,
en constante évolution, création et destruction intimement imbriquée. On ne
peut se sortir de ce débat avec l’une ou l’autre position simple et
dogmatique :
- soit la Nature est mauvaise, il faut tout faire pour s’en arracher le plus vite possible et créer un monde artificiel où l’on sera délivré de la mort et de la souffrance ;
- soit la Nature comme harmonie radieuse où tout est beau et édénique.
L’une et l’autre me semble invalidée : vouloir
s’arracher à la Nature conduit à la destruction des écosystèmes et aux
problèmes environnementaux catastrophiques que l’humanité connaît aujourd’hui.
S’arracher à la Nature revient aussi à nier la nature en nous et être toujours
malheureux, malheur que l’on va essayer de dépasser en se fuyant soi-même par
des excès d’alcool, de drogue ou en consommant toujours plus les produits de
notre société de consommation, ce qui aggrave encore la crise écologique.
Voir la Nature avec une vision édénique est oublier tout ce
que les humains ont fait au cours de leur Histoire pour justement ne plus être
à la merci des aspects déplaisants de la Nature : faire des maisons pour
se protéger des éléments, pluie, vent, tempête, nuit glaciale, gel,
l’agriculture pour manger à sa faim, des canalisations pour avoir de l’eau en
permanence, des médicaments pour contrer la maladie.
Il faut aller plus loin dans la dialectique que de s’en tenir à
un de ces deux pôles opposés de cette antinomie. Mais quand on dépasse ces
points de vue trop simplistes, y a-t-il une place pour une mystique de la
Nature ? Je le pense. Il me semble que l’on peut se réintégrer dans la
Nature en comprenant les phénomènes d’interdépendance qui lient tous les êtres
vivants entre eux. C’est l’expérience spirituelle que Thich Nhat Hanh appelle
« méditation de l’inter-être ».
Il faut pouvoir écouter à nouveau la Nature, mais dans le
même temps, il faut pouvoir penser cette Nature avec des outils tant
philosophiques que scientifiques. Or les avancées de la science font évoluer la
science. Au XIXème, la conception dominante de la Nature selon la
science darwinienne était une Nature qui serait un gigantesque champ de
bataille livré à la sauvagerie et à la prédation féroce et implacable des
espèces. Ce que Darwin appelait le « struggle for life », la lutte
pour la survie et qui inspirait les vers du poète Alfred Tennison :
« Nature, red with teeth and claws »,
la nature rouge de ses crocs et des griffes. Aujourd’hui, on se rend compte que
la prédation n’est le fait que d’une minorité d’espèces et que les interactions
entre espèces vivantes ne sont pas seulement des rapports de prédation, mais
aussi de symbiose, de coopération, etc… Les éthologues ont mis en valeur
l’empathie chez les animaux. Cette idée était déjà présente dans les ouvrages
de Darwin comme « L’expression des
émotions chez l’homme et les animaux », mais s’est considérablement
développé ces deux ou trois dernières décennies avec des scientifiques comme
Frans de Waal ou Jane Goodall. La Nature n’a plus ce masque de violence et de
sauvagerie que le XIXème siècle lui avait collé.
La Nature présente de multiples visages et il faut la
prendre dans sa complexité. La Nature est une dynamique constante de croissance
et d’évolution. On ne peut pas s’attacher à l’un ou l’autre qi viendrait
définir une réalité fixe. Le mot grec φυσις (physis) qui a donné le mot
français « physique » et qui vient de la racine ϕ́υεσθα qui signifie
« naître » ou « croître » (de même que natura en latin vient de la racine nasci, « naître »). Pour
qui veut penser la Nature, on ne peut adopter l’attitude de l’observateur d’un
fleuve qui regarderait ce fleuve coulant continument d’un point fixe qui serait
la rive. Nous sommes nous-mêmes un être de nature qui observe la nature. Nous
sommes un tourbillon dans le fleuve qui observe l’écoulement du fleuve. Tantôt
nous combattons la nature, nous nous arrachons à elle, tantôt nous nous
apaisons et nous aspirons à réintégrer la Nature. Mais le tourbillon qui va à
contre-courant du fleuve est toujours le fleuve ; l’homme qui s’arrache à
la Nature qui construisant des demeures, des villes et des machines est
toujours quelque part la Nature.
La Nature présente de multiples facettes. Héraclite disait
déjà, il y a bien longtemps : « Φύσις κρύπτεσθαι φιλεῖ (phusis krupesthai philei)»,
en français, « la nature aime à se cacher ». La Nature aime à se cacher précisément
en étant insaisissable, toujours dynamique, toujours dans la fluidité et le
mouvement.
Pour autant, faut-il penser comme Yves Bonnardel et David
Olivier qu’il faut substituer le concept de réalité à celui de nature ?
« La notion de « réalité » nous suffit, elle est descriptive, et non
prescriptive comme l’est celle de « nature ». On imagine des actes «
contre-nature » ; mais des actes « contre-réels » ? On ne viole pas la réalité,
ni ne la transgresse : débarrassés d’une crainte religieuse, nous sommes alors
libres de réfléchir à ce qu’il est bon ou mauvais de faire [1]».
Je pense, au contraire, que beaucoup de problèmes contemporains nous poussent à
questionner le concept de Nature et qu’on ne peut pas faire l’économie de le
questionner. Les problèmes environnementaux évidemment. Mais pas seulement, des
questions de bien-être, de mode de vie et d’habitat pour les êtres humains.
Notre rapport à la science et aux technologies. La question animale est
également largement contaminée par la Nature, et on ne pourra pas toujours
escamoter le fait que, comme les êtres humains, les animaux sont des êtres de
nature. Les animaux sont réels certes, mais pas seulement, ils sont aussi naturels
et vivent en interdépendance avec les écosystèmes.
Bien sûr, les antispécistes râleront contre les écologistes
quand ces derniers se préoccuperont de la disparition des écosystèmes et des
espèces, notamment les questions de menace sur la biodiversité. J’ai très
récemment lu un article d’Yves Bonnardel dans Le Nouvel observateur à propos de la pêche intensive[2],
où celui-ci regrette que la France abandonne les quotas de pêche sous l’effet
des lobbys qui ne voient que des intérêts financiers à court terme. Mais il met
dans le même panier (ou même filet) les lobbyistes de la pêche, les politiciens
français ou les technocrates de Bruxelles : « Seules
des organisations écologistes s’alarment et s’indignent. Mais en fait, elles
non plus ne parlent pas des soles.
Que l’on soit écologiste, pêcheur ou technocrate européen, on ne parle jamais
des animaux comme d'êtres ayant des intérêts propres qui leur importent, comme
à nous-mêmes nous importe ce qui nous affecte ».
Les écologistes, bien sûr, défendent les quotas de pêches,
mais pas pour le bien-être des animaux. La logique des écologistes est de
penser de « ressources halieutiques » où il faut un minimum
d’individus pour que l’espèce puisse se reproduire et se maintenir dans les
océans. C’est la question de la préservation des espèces qui taraude les
écologistes, que ce soit la sole, le saumon, le thon ou d’autres. Mais ce que
ressent telle ou telle sole, tel ou tel saumon, tel ou tel cabillaud quand on
le pêche et qu’on le laisse agoniser dans des filets pendant des heures n’est
pas le sujet de préoccupation principale des défenseurs de la nature. Comme le
dit Yves Bonnardel, toujours dans le même article : « Le problème
moral, qui tient avant tout au fait de massacrer des myriades d’individus
sensibles pour rien, sans aucune nécessité, est totalement occulté. On
parle des poissons d’une façon purement écologiste, en gestionnaire des
ressources : on les mentionne en tant qu’espèces, populations, stocks. On se
désole volontiers de leur raréfaction. Mais jamais ils n’apparaissent comme des
individus qui mériteraient d’être pris en compte, de voir leurs intérêts
propres considérés ».
Personnellement, je n’opposerai pas une logique contre une
autre. Du point de vue de l’éthique animale, effectivement, il faut prendre en
compte ce que ressent le poisson, sa sensibilité, sa souffrance, sa volonté de
ne pas être réduit à un simple produit de pêche, à être une composante d’un
« stock halieutique ». D’un point de vue écologiste, on envisage
plutôt les espèces et les écosystèmes. Les détruire revient aussi à nuire au bien-être des animaux marins. Et le
problème se concentre surtout sur la pêche industrielle avec ses filets de
plusieurs kilomètres de long et le chalutage en eau profonde qui racle les
fonds marins.
Ces deux logiques ne sont pas nécessairement
contradictoires, bien qu’effectivement certains écologistes affirment que,
puisque la prédation existe dans la Nature, on peut, nous êtres humains, se
nourrir aussi d’animaux, du moment que l’exploitation animale se fasse dans des
proportions raisonnables : chasse de survie comme les Amérindiens en
Amazonie, élevage de taille familial, pêche avec des petits chalutiers qui
n’épuisent à grande vitesse les ressources des océans.
Je ne suis évidemment pas d’accord avec cette vision : la
pêche, la chasse et l’élevage, même à une échelle restreinte ne sont pas
comparables à la chasse, la pêche, la prédation des animaux dans la Nature.
Tout d’abord, les animaux ne disposent pas de la liberté dont les êtres humains
disposent. Un tigre doit manger des antilopes pour survivre ; son instinct
le pousse vers l’antilope, pas vers un gros bloc de tofu. Si le tigre était
plus évolué, alors nous pourrions exiger qu’il fasse l’effort moral de se
passer de viande, mais en attendant, je pense qu’on ne peut pas le condamner
pour cela. Il est une petite part d’un écosystème plus large, et
inconsciemment, son activité carnassière régule la population des antilopes. Ce
n’est ni bien, ni mal, c’est juste un processus naturel sur lequel il ne faut
pas surimposer des jugements moraux.
L’homme, lui, que ce
soit pour le meilleur ou pour le pire, s’est arraché à la Nature. Il a gagné
avec cela une plus grande liberté, mais également une plus grande
responsabilité morale. Par ailleurs, il n’est plus dépendant de telle ou telle
proie que son instinct lui dicterait de manger. Il peut se passer tant de la
chasse, que de l’élevage ou de la pêche. Ces activités ne sont pas, par
ailleurs, naturelles, mais largement culturelles, puisque l’homme emploie des
arcs, des flèches, des arbalètes, des fusils, des filets, des barrières ou
toutes sortes d’autres outils pour faire la chasse, la pêche ou de l’élevage.
Donc l’argument qui veut que ces activités soient naturelles ne tient
pas : on ne peut pas faire l’amalgame entre la prédation du tigre ou du
requin dans la Nature et les activités de chasse, de pêche ou d’élevage parmi
les êtres humains. Si l’homme chassait tout nu et à main nue, oui, ce serait
une activité purement naturelle, mais sinon non !
*****
Voilà pourquoi je suis d’avis qu’il ne faut pas en finir
avec l’idée de Nature. Certes, l’idée de Nature comme ordre naturel avec
sa hiérarchie ne tient plus, mais la Nature en tant qu’écosystème, en tant que
milieu naturel ne doit pas écartée d’un revers de la main. Il y a là encore
matière à penser.
[1] Yves Bonnardel, Pour en finir avec l’idée de Nature, op. cit., p. 5.
[2] Yves Bonnardel, « Quotas de pêche
: la France saborde les efforts européens. Mettons fin à ce massacre ! », Nouvel
Observateur, 26 décembre 2014.
1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici..
Le 11 janvier 2015,
Wow super intéressant, merci
RépondreSupprimer