Sur
mon portrait
Le
lac froid sur mille lieues détrempe la teinte du ciel.
Soir
paisible : un poisson aux écailles chatoyantes
Plonge
jusqu'au fond et puis va
Et
vient ici et là ; la flèche envenime la plaie.
Sans
fin, la surface de l'eau lustre l'éclat de la lune.
Dôgen
Zenji (1200-1253), Poèmes
chinois de l'Eihei Kôroku.
Quand
un peintre veut faire son auto-portrait, il lui faut avoir recours à
un miroir pour pouvoir distinguer les traits de son visage. Dôgen
lui regarde son reflet dans l'eau froide d'un lac. Cela pourrait
faire penser à Narcisse qui avait contemplé lui aussi son portrait
dans les reflets d'un cours d'eau. Pourtant, toute similitude
s'arrête immédiatement là : Narcisse est obsédé par la
beauté de sa personne. Dôgen, fidèle à son principe d'abandonner
et le corps et l'esprit, voit le ciel se refléter dans le lac, et la
dualité entre le ciel et lui-même a cessé d'exister pour quelqu'un
immergé dans l'absorption méditative, le dhyâna.
Cette
contemplation de soi-même comme non-séparation de soi et du monde
environnant a quelque chose de particulièrement apaisant. « Soir
paisible... » nous dit Dôgen. En effet, le fait de ne pas être centré sur sa seule petite personne permet de relativiser grandement
ses problèmes personnels et de s'apaiser. La personne narcissique,
au contraire, toujours à s'observer et à se chérir soi-même prend
chaque contrariété de la vie pour une montagne. Le moindre regard
de travers, la moindre parole malheureuse devient l'occasion de se
lamenter, se tracasser et de ruminer son malheur et son ressentiment.
Comme
le dit Dôgen dans le Genjôkoan : « Étudier la Voie
du Bouddha, c'est s'étudier soi-même. S'étudier soi-même, c'est
s'oublier soi-même ». Étudier notre personne, ce que nous
sommes, ce n'est pas pour devenir obsédé par soi-même, mais
comprendre que nous n'existons qu'en interdépendance avec l'ensemble
des êtres et notre milieu naturel. Passant dès lors quelques
moments au bord d'un lac ou au bord d'une rivière, on peut pratiquer
la méditation du Bouddha dont le premier stade, shamatha,
consiste justement à apaiser l'esprit en laissant passer toutes les
pensées et toutes les agitations de l'esprit et revenir sans cesse à
la conscience de notre corps, notamment en focalisant notre attention
sur le va-et-vient de notre respiration.
Dans
cette état de quiétude où l'esprit reflète l'esprit infini
traversé de pensées, de souvenirs et d'émotions comme le lac dont
la surface reflète le ciel avec ses nuages blanc ou gris et ses
éclairs sans pour autant s'attacher à ces phénomènes
météorologiques. La conscience du méditant est alors comme ce
poisson aux écailles chatoyantes qui plonge dans les dhyâna,
les états d'absorption méditatives de plus en plus intenses. Ce
poisson va et vient dans les profondeurs de notre esprit et prend
d'autant plus de couleurs qu'il connaît la béatitude de la
méditation.
Pourtant,
dans ce tableau idyllique de paix et de sérénité, Dôgen parle
d'une flèche qui s'est fiché dans le poisson aux écailles
chatoyantes et qui envenime la plaie. C'est là une référence que
le Bouddha emploie dans les soutras. Imaginons un homme qui a été
touché par une flèche. Celui-ci ne veut pas qu'on lui retire la
flèche tant qu'on ne lui a pas dit d'où venait la flèche, qui a
tiré la flèche, de quelle caste était était le tireur et de quel
bois est fait la flèche, de quelle matière est la pointe. Il pourra
bien entendu mourir sans qu'on ait fini de lui répondre et surtout
avant qu'on lui ai retiré la dite flèche ! Notre condition
existentielle est semblable en ce que nous voulons à tout prix
connaître les réponses aux grandes questions métaphysiques qui
sont hors de portée de notre entendement : par exemple, qui a
créé le monde ? Y a-t-il des dieux ? Combien sont-ils ?
L'univers est-il éternel ou non ? Est-il fini ou non ? Le
corps et l'âme sont-ils deux choses distinctes ou une seule ?
Le problème n'est pas de répondre à ces problèmes métaphysiques,
mais bien de résoudre le problème de la souffrance de manière
définitive et entière.
Ce
qu'évoque Dôgen, c'est également le problème de la souffrance ;
et dans l'esprit du Bouddha, il insiste sur le fait que les états
d'absorption méditative, les dhyâna (ou jhâna en
langue pâlie), sont certes de profondes expériences qui permettent
au méditant de se mouvoir dans les profondeurs de la conscience et
de connaître une grande béatitude. Mais pour autant, ces états
d'absorption méditative sont encore liées à l'existence. Bien sûr,
elles élèvent l'esprit vers les mondes divins de la Forme, voire
même de la Sans-Forme. Mais ces mondes divins sont encore liés de
manière subtile à la souffrance et à l'impermanence des choses. Tôt
ou tard, on redescend de ces états divins. Pour le Bouddha, « seul
le Nirvâna est la paix ».
Il
faudra donc se détacher même de ce poisson multicolore aux écailles
chatoyantes qu'est la conscience plongée en samadhi et laisser la
lueur de l’Éveil se manifester dans la conscience, symbolisée ici
par la clarté de la lune que l'eau de l'esprit semble lustrer sans
pour autant chercher à s'y attacher.
Puisse l’Éveil être pour vous une lueur dans l'obscurité comme le reflet de la lune dans l'eau du lac.
On trouvera une traduction des poèmes de l'Eihei Kôroku dans : Jacques Brosse, Polir la lune et labourer les nuages, Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 1998, pp. 245-252.
Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :
Commentaires au Genjôkôan:
1ère partie 2ème partie 3ème partie 4ème partie
Autour de Dôgen Zenji sur Le Reflet de la Lune :
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1ère partie 2ème partie 3ème partie 4ème partie
- éveil et reflet de la lune
Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
- Adoration
- Trésor de l'Œil du Véritable Dharma
Sanshô Doei : - la voix des gouttes de pluie
- Adoration
- Trésor de l'Œil du Véritable Dharma
soir paisible..... oui puisse l 'éveil être pour nous ,pour moi, une lueur dans l'obscurité comme le reflet de la lune dans l'eau d'un lac. Bien à vous et merci : Chloé
RépondreSupprimerNuit paisible pour vous reflétée dans les eaux du lac Léman...
RépondreSupprimer:) :) :) :)
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