Si j’adhère à la critique d’idée de Nature comme ordre
naturel, je serais nettement plus sceptique quand Bonnardel et Olivier
attaquent l’idée de Nature comme harmonie et attaquent par là-même une certaine
vision écologique du monde. Que disent-ils ? Dans le texte d’Yves Bonnardel (d’après un texte d’Estiva
Reus) « Pour en finir avec l’idée de
nature (renouer avec l’éthique et la politique) », on peut lire ce
passage que je cite in extenso :
« On assiste
ainsi aujourd’hui à la résurgence d’une pensée religieuse, laïcisée grâce au
remplacement du mot Dieu par celui de Nature. On la devine par exemple derrière
les discours qui élèvent le respect des équilibres naturels au rang de valeur
en soi. (…) L’équilibre des écosystèmes se mue en « ordre de la nature » ou en«
harmonie naturelle ». La notion d’ordre évoque un système où chaque être ou
catégorie d’êtres se trouve à sa juste place. Celle d’harmonie fait songer à un
état d’union ou d’entente, où chaque partie s’accorde au mieux avec les autres
pour contribuer à la beauté de l’ensemble. Ces mots font naître l’image d’une
Nature ordonnatrice du monde pour le bien de ses créatures, tout en faisant
sentir le danger qu’il y aurait à en déranger la perfection.
Dans la mesure où la
croyance ne se laisse guère formaliser, nous croyons plus adapté de parler de
mystique de la nature plutôt qu’immédiatement de religion. Omniprésente, elle
est comme dissoute dans la vie sociale : formant l’un des bruits de fond de nos
existences, elle n’est formulée explicitement comme système que par certains.
Ceux-là sont la voix d’une religiosité qui se distingue des religions
traditionnelles en ce qu’elle est parfaitement en phase avec la société moderne
: une religiosité individuelle mais commune, commune mais non collective. Une
mystique diffuse, qu’élaborent les individus atomisés, et qu’ils ne célèbrent
le plus souvent qu’individuellement, dans le secret de leur esprit – en toute laïcité.
Cette mystique se porte
bien : une bonne partie de la population classe les activités ou les
réalisations humaines en « naturelles » (ou bonnes, originelles,
authentiques...) et artificielles (dégénérées, dénaturées, mauvaises...). Si
certains communient dans les associations de « protection de la Nature » ou les
magasins « bios » (et excommunient les médicaments, les pilules, la chimie et
le béton...), bien plus nombreux sont les croyants non pratiquants. De nombreuses
personnes ressentent ainsi la crise écologique actuelle en termes naturalistes
: notre espèce, vue comme groupe biologique, poserait question en elle-même,
l’humanité serait en quelque sorte maudite et ne pourrait par essence que «
détruire la nature ». Cette façon d’aborder des problèmes très réels escamote
la question des rapports sociaux (c’est bien ce à quoi sert d’invoquer la
nature) et ne permet pas de rechercher de solutions concrètes, politiques : à
l’évidence, ce ne sont pourtant pas tous les humains ni toutes les activités
sociales qui pèsent d’un même poids destructif sur notre environnement et sur
nos vies... Quant à croire que les peuples « premiers », prétendument « proches
de la nature » (pourquoi ne pas dire simplement, comme au bon temps des
colonies : « peuples primitifs » ou « naturels » ?) pourraient nous aider en
nous délivrant une sorte de « sagesse originelle »... Ne serait-il pas plus utile
de reparler des rapports sociaux d’exploitation, capitalistes, patriarcaux,
etc. ?
Pour notre part, nous ne voyons dans la
nature (la réalité) ni harmonie, ni modèle à suivre, ni source de châtiments
utiles ou mérités : on pourrait détailler « ses » méfaits envers les humains ou
les autres animaux. »
*****
Des antispécistes comme Bonnardel et
Olivier refusent de voir dans la Nature une harmonie, un équilibre des
écosystèmes, une beauté intrinsèque, soulignant que la Nature est un lieu
d’affrontements et de souffrance pour beaucoup d’animaux. En quoi l’antilope
qui vient d’être happée par les crocs du tigre voit-elle l’harmonie de la
Nature ? En quoi la mésange essuyant le blizzard d’une nuit d’hiver
trouve-t-elle qu’il est réconfortant d’appartenir à un écosystème en
équilibre ? Je me rappelle ces images d’un documentaire magnifique de la
BBC sur les océans où entre deux paysages marins chatoyants, on assistait à la
scène éprouvante de la chasse d’un baleineau par deux orques : les orques
tentaient d’épuiser le baleineau en le noyant et puis en le mordant, cela
pendant des heures et à côté de la mère baleine grise à bosse, totalement
impuissante à sauver son enfant, pour finir par la mise à mort du baleineau. Où
est l’harmonie dans un tableau aussi sombre et aussi tragique ?
Partant de là, Bonnardel et Olivier
refusent toute « mystique de la Nature », l’adhésion intuitive à un
Tout harmonieux qui serait la Nature. Me voilà bien embarrassé, parce que je
ressens profondément cette mystique de la Nature, ce sentiment d’union et de
plénitude quand je vais me balader dans la Nature, à la campagne, dans une
forêt, sur une plage, dans les dunes ; et ce sentiment me procure en
général de la paix, du bien-être, une certaine profondeur spirituelle, la
sensation d’être dépassé par quelque chose de plus vaste et englobant, la
sensation aussi d’être confronté à une harmonie qui dépasse les êtres
individuels, autant moi que l’écureuil ou le pinson dans les arbres. Ce n’est
pas une idée, mais bien une expérience intime régulièrement vécue qui provoque
en moi un changement dans mon moral et mon état psychique et qui transforme mon
rapport au monde.
Photo de Lizzy Gadd |
Pour autant, que ce rapport intime à
la Nature soit d’abord un rapport intuitif et sensuel ne doit pas empêcher pour
autant le travail de raison. Que du contraire, la raison philosophique peut
tenter d’éclairer cette relation à la Nature et à interroger cette entité
appelée « Nature » et dont les contours sont loin d’être clairs.
« La Nature aime à se cacher »
disait déjà Héraclite dans l’Antiquité[1]. La
tâche du philosophe de la Nature est peut-être de donner un sens à ce mot de
Nature, de définir le terme en regard d’autres entités ontologiques comme la
« réalité », « l’Être » ou
le « monde ». Le problème de cette tâche est que ce sens est
mouvant : la Nature se meut et déborde des sens que l’on veut bien lui
donner. Le concept de « réalité » qu’Yves Bonnardel préfère au
mot « Nature » est certes plus objectif, plus concret, plus
neutre et apparemment plus facile à penser et à conceptualiser. La réalité se
donne comme un objet concret, sans affect, plus facilement objectivable (au
moins en apparence) tandis que la Nature implique des sentiments que l’on
ressent à son égard, de crainte, d’admiration, etc... La Nature implique une
relation plus subjective. La réalité
semble être le terrain de l’investigation rationnelle tandis que la Nature
semble être le champ un peu sauvage du Mystère. Ceci étant dit, la Nature est
aussi le domaine d’exploration des scientifiques et le domaine de conquête de
la technologie et de l’industrie. « Devenir comme maître et possesseur de
la Nature » disait Descartes.
Il faut donc essayer de penser cette
Nature avec la Raison tout en creusant ce rapport intime que l’on entretient
dans certains moments avec elle de manière plus étroite : une balade en
forêt par exemple où il peut m’arriver de m’asseoir en méditation et de
ressentir ce sentiment d’être submergé par la Nature avec une acuité
extraordinaire, d’éprouver toutes sortes de résonnances intimes qu’on peut
appeler « mystiques ». Néanmoins, même au cœur d’une ville, on reste aussi
plongé dans la Nature : le simple fait de respirer fait de vous un être
naturel qui dépend de son environnement pour approvisionner ses poumons en
oxygène.
Cette réflexion sur la Nature et la relation que nous
tissons avec la Nature dépend aussi de toute une Histoire de la pensée qui
modèle en des sens très divers nos schémas de pensées et notre attitude par
rapport au monde. Il faut aussi en tenir compte pour éclairer ce que nous
entendons par « Nature ». Je
prendrai un exemple : notre relation à la Nature est fortement marquée
historiquement par la période romantique (fin XVIIIème – début XIXème).
Toute une réflexion se fait jour à cette époque sur l’expérience du sublime que
l’homme peut éprouver face à un paysage à couper le souffle. Par exemple, l’analytique
du sublime dans la Critique de la faculté
de Juger d’Emmanuel Kant (1790). A cette époque, le penseur romantique voit
dans la Nature un ailleurs à la société, au monde mesquin et artificiel des
hommes, inspiré en cela par « Les Rêveries d’un promeneur solitaire »
(1776-1777) de Jean-Jacques Rousseau dont la première promenade s’ouvre par ces
mots : « Me voici donc seul sur
la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même.
Le plus sociable et le plus aimant des humains a été proscrit par un accord
unanime. Ils ont recherché dans les raffinements de leur haine quel tourment
pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous
les liens qui m’attachaient à eux. J’aurais aimé les hommes en dépit
d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection.
Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu.
Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me
reste à chercher ». Rousseau, solitaire, s’en va dès lors dans de
longues ballades comme autant d’errances où il peut développer librement sa
pensée et aussi alimenter sa passion pour les herbiers.
Photo de Lizzy Gadd |
Le penseur romantique voit dans cet ailleurs qu’est la
Nature un lieu privilégié dans lequel l’homme peut trouver des résonnances avec
sa propre condition existentielle, des reflets colorés ou brumeux tant de son
exaltation que de sa mélancolie. La Nature s’oppose au monde tumultueux et superficiel
des hommes où règnent la tromperie et la déception. C’est dans le silence
bruissant de la Nature que le penseur romantique peut retrouver son véritable
moi, le cours de ses pensées et de ses sentiments où il est réellement
lui-même, où il est spontanément en présence de lui-même. Comme Rousseau, il
fuit les hommes mesquins et méchants avec lequel il ne peut plus dialoguer et
recherche la solitude dans la Nature, solitude où il pourra cette fois-ci avoir
un dialogue plus véritable avec cet interlocuteur silencieux et mystérieux
qu’est la Nature.
Le peintre qui symbolise certainement le mieux ce rapport
romantique à la Nature est à mes yeux Caspar David Friedrich. Chez lui, on
retrouve de manière récurrente toutes les tonalités que peut prendre ce dialogue
avec la Nature : tantôt le murmure du vent dans les branchages des grands
arbres qui appelle à la contemplation des mouvements intimes de son âme, tantôt
le promeneur qui se retrouve confronté face à un paysage sublime de montagne, tantôt
le paysage apaisé de la mer qui appelle à la traversée et au voyage.
Caspar David Friedrich, Femme devant le coucher de soleil (vers 1818) |
Caspar David Friedrich, Promeneur au-dessus d'une mer de nuages, 1817 |
Caspar David Friedrich, Lever de lune sur la mer, 1821. |
Caspar David Friedrich, Moine en contemplation devant la mer, 1810. |
Pour Caspar David Friedrich :
« Le peintre ne doit pas seulement peindre que qu’il voit en face de
lui, mais aussi ce qu’il voit en lui». Très régulièrement, les personnages
dans les œuvres de Friedrich tournent le dos au spectateur. Il tourne le dos
aux hommes pour faire tout entier face à la Nature.
Ce n’est pas seulement Caspar David Friedrich, mais toute la
philosophie romantique qui voit dans la Nature un interlocuteur privilégié de
notre âme. Pour Schelling, la connaissance est divisée en trois grands
pôles :
◊ Tout d’abord, la science qui étudie la Nature, mais de
manière analytique. Pour connaître le vivant, le scientifique procède à la
dissection d’une grenouille. On la découpe en morceaux pour connaître son
fonctionnement interne, son anatomie. Et évidemment, la grenouille ne se porte
pas très bien de cette dissection ! Pareillement, pour connaître la
composition de l’eau, Lavoisier tente de décomposer l’eau en ses constituants.
Les physiciens d’aujourd’hui ne procèdent pas autrement quand ils essayent
d’établir l’existence du boson de Higgs en projetant des particules dans le LHC
(Large Hadron Collider), l’accélérateur de particules du CERN à Genève et font
exploser cette particule afin de voir ce qu’il y a à
l’intérieur. La science décortique le monde ; et qui plus est, la
science se développe en se subdivisant sans cesse en des savoirs de plus en
plus éparpillés et spécialisés. Un ami physicien me racontait la blague du
physicien spécialiste des électrons lents qui va la conférence d’un collègue
spécialiste des électrons rapides et qui ne comprend rien à la conférence.
◊
Ensuite, il y a l’Histoire qui permet de connaître les Hommes, l’évolution de
leurs mœurs, de leur société. C’est l’étude des hommes par les hommes. Il
s’agit pour Schelling de comprendre l’homme en tant que sujet pensant.
L’Histoire est une connaissance qui permet de comprendre comment l’Homme
connaît les choses et le monde, comment il se perçoit en lutte avec ce monde
pour sa survie ou son progrès. Comment l’homme impose sa volonté dans le monde
et œuvré à son devenir. Tant qu’on en reste à l’étude de la science et de
l’Histoire, on en reste à une conception qui divise le monde en sujet et objet,
entre, d’un côté, moi qui réfléchit et perçoit les choses en tant qu’homme
parmi d’autres hommes et, de l’autre côté, le monde naturel, objet de notre
connaissance.
◊ Ce que vise alors Schelling, c’est de réaliser l’identité
transcendantale entre l’Homme et la Nature. Comprendre que dans l’Absolu, il ne
saurait y avoir de division. Et pour Schelling, ce qui permet d’avoir cette connaissance
de cette identité profonde à l’œuvre dans l’Absolu, c’est l’Art. La
contemplation esthétique réunit le sujet et l’objet, l’Esprit et la Nature dans
l’Absolu. La Nature selon la science n’est qu’une masse inerte découpée en
petit morceaux, « analysées » par ses soins ; tandis que dans
l’Absolu, la Nature est un Tout vivant dont l’Artiste, le Poète ou le Mystique
peut avoir une intuition.
Les romantiques ont cette conscience qu’il faut renouer le
lien antique perdu avec la Nature. Il faut en revenir avec la communion qui
prévalait jadis avec la Nature. Les romantiques ont eu une tendance certaine à
idéaliser le rapport que les Anciens avaient tissé avec la Nature. Il y a là
probablement un part importante de fantasmes à toujours vouloir dresser un tableau
idyllique des Anciens en harmonie avec la Nature. Tous ces tableaux
représentant l’Antique Arcadie, une région de la Grèce, où les bergers paissent
paisiblement avec leur troupeau et où les champs de blé ondoyant s’étendant à
perte du vue, sans limite précise et rayonnant d’une clarté dorée sont très
figuratifs de cette sensibilité et de cette représentation imaginaire qui a
dominé au XVIIème siècle jusqu’au début du XIXème aussi.
Jacob Philippe HACKERT, Paysage d’Arcadie, 1805, Alte Nationalgalerie, Berlin |
.
.
C’est le thème d’un poème de Friedrich Schiller, très
emblématique de cette tendance : « Les dieux de la Grèce », où
Schiller chante son désarroi face à une Nature qui a perdu toute sa magie, une
Nature que les dieux ont déserté, chassés par les hommes avec leurs
raisonnements froids et géométriques qui viennent « désenchanter la
Nature ».
« (…) Quand le voile magique de la poésie
Flottait encore plein de grâce autour de la vérité,
Alors à travers la création s’écoulait de la plénitude de la
vie
Et ce qui jamais n’éprouvera de sentiment, éprouvait alors
du sentiment.
Pour la serrer sur le sein de l’amour,
On prêtait à la Nature une plus haute noblesse !
Tout indiquait aux regards initiés,
Tout indiquait la grâce d’un dieu.
Là où de nos jours, ainsi que l’affirment nos savants,
Un globe de feu sans âme tourne sur lui-même,
En ce temps-là, il conduisait son char d’or,
Hélios en sa majesté silencieuse,
Ces hauteurs, les Orcades les peuplaient,
Une dryade vivat dans cet arbre.
Des urnes de gracieuses Naïades
Jaillissait l’écume d’argent des fleuves (…)[2] »
Pour Schiller, la Nature
n’était pas cette chose sans âme, cette mécanique aveugle et silencieuse. « Ce qui jamais n’éprouvera de sentiment,
éprouvait alors du sentiment ». La Nature ressentait et éprouvait les
choses. La connaissance véritable était l’affaire des poètes plus que des
hommes sciences : « Quand le voile
magique de la poésie flottait encore plein de grâce autour de la vérité ».
Cette connaissance poétique des choses de la Nature conservait dans cet acte
même de connaissance un immense respect à son égard, comme si le respect, la
crainte et la secrète admiration fait partie de cette connaissance : «On prêtait à la Nature une plus haute
noblesse ! », contrairement à cette modernité qui ne voit en la
Nature qu’une masse informe de ressources à exploiter, rien qui ne soit sacré,
rien qu’il ne faille admirer, rien devant quoi il faille se taire pour être
contemplé dans le silence apaisé de l’âme. Pour Schiller, la Nature a
inexorablement perdu son âme. Le soleil n’est plus qu’un globe de feu dans la
conscience moderne, la Nature n’est plus qu’une horloge.
Mais là ou se lamente
Schiller, Schelling, par contre, pense possible la réconciliation avec la
Nature. La séparation qu’impose la modernité d’avec la Nature n’est pas
définitive. L’homme moderne doit courageusement traverser l’étape de la rupture
pour dépasser celle-ci pour revenir à une communion retrouvée avec l’âme de la
Nature sacrée, ce Tout vivant grâce aux différentes manifestations de l’art.
*****
Par-là, les romantiques se sont sensiblement éloignés d’Emmanuel
Kant, représentant par excellence de la philosophie des Lumières. Dans la Critique de la Faculté de Juger, Kant
interroge le sentiment du sublime, et notamment ce sentiment qui vient nous
couper le souffle quand on se retrouve confronté à un paysage grandiose :
« Le surplomb audacieux des rochers menaçants,
des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et s’avançant parcourues
d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des
ouragans semant la destruction, l’océan sans limites soulevé en tempête, la
chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc., réduisent notre faculté de
résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais leur
spectacle n’en devient que plus attirant dès qu’il est plus effrayant, à la
seule condition que nous soyons en sécurité ; et c’est volontiers que nous
appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent la force de l’âme au-delà de
leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance
d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente
toute-puissance de la nature [3] ».
William Turner, Tempête de neige en mer, 1842 |
Kant pense que, devant un spectacle de la nature grandiose,
on se sent tout d’abord tout petit, infime fétu de paille devant l’immensité de
la force naturelle. Mais pour peu qu’on soit à l’abri du danger, sur la rive ou
sur une falaise quand éclate, par exemple, une tempête et que se déchaîne la
houle et les embruns, et pas sur un frêle esquif ballotté dangereusement au gré
des vagues (Suave mari magno, disait
Lucrèce…), le sublime nous donne des ailes pour dépasser la peur et l’effroi. Ce
spectacle qui devrait nous remplir d’effroi et nous signifier notre
insignifiance est, au contraire, quelque chose de très excitant et qui nous
plonge dans l’euphorie, car ces phénomènes « élèvent la force de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font
découvrir en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous
donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature ».
Autrement dit, cette perception du sublime, loin de nous
accabler, nous donne des ailes pour que nous, êtres humains, fondions des
projets et des entreprises qui vont défier cette « apparente toute-puissance de la nature ». Par exemple, devant
ce spectacle de l’océan immense, on pourrait se sentir comme tenu en respect
par la Nature, tenu de rester arrimé à la terre ferme. Mais non, les hommes ont
toujours bâti des navires de plus en plus performants pour se lancer à
l’aventure et défier les océans et voir ce qu’il y avait bien au-delà des
horizons inaccessibles. C’est ainsi que Christophe Colomb a découvert
l’Amérique. Face à l’immensité de la voûte céleste, les hommes ont conçu le projet
fou d’explorer l’espace intersidéral. Du temps de Kant, ce n’était qu’un rêve
un peu, comme celui de Cyrano de Bergerac (le vrai, pas celui de la pièce d’Edmond
Rostand) qui voulait atteindre la lune avec une nacelle soulevée et tirée par
des oies. Mais aujourd’hui, la conquête spatiale est une réalité. Face à une
comète, l’homme du Moyen-Âge se sentait empli de terreur et voyait un signe
funeste annonciateur de désastres futurs et de malédictions ; mais à
l’époque moderne, les astronomes ont relevé le défi de comprendre le phénomène,
et Galilée, Kepler, Huyghens, Newton, Halley et Kant lui-même qui était
astronome également ont percé les mystères de ce phénomène céleste
progressivement, chacun apportant sa pierre à l’édifice du savoir et de la
science moderne.
Selon Kant, le sublime incite l’Homme à dépasser sa
petitesse et à faire reculer toujours plus l’empire de la Nature. C’est une
logique de conquête qui s’inscrit dans la logique de Descartes qui, dans le
Discours de la Méthode, appelait à devenir « comme maître et possesseur de la Nature ». On reconnaît là
aussi l’esprit des Lumières qui ne jure que par le progrès de l’humanité où
l’Homme impose sa volonté et sa puissante au détriment de « l’apparente toute-puissance de la nature ».
La scission d’avec la Nature dans l’esprit des Lumières ne saurait être plus
forte. Kant voit d’ailleurs l’homme comme un être d’anti-nature, qui s’arrache
à sa liberté, sa raison et la loi morale inscrite dans son cœur.
C’est évidemment à l’opposé de la conception romantique, qui
est notamment une réaction contre les Lumières, devant cette scission de
l’Homme et de la Nature. Tout ce à quoi aspirent les romantiques est de
retrouver cette intuition de l’unité entre l’Homme et la Nature.
Historiquement, c’est dans cette période romantique, qu’il faut rechercher le
sentiment moderne que dénonce Yves Bonnardel (dans l’article déjà cité plus
haut) : « Ceux-là sont la voix
d’une religiosité qui se distingue des religions traditionnelles en ce qu’elle
est parfaitement en phase avec la société moderne : une religiosité
individuelle mais commune, commune mais non collective. Une mystique diffuse,
qu’élaborent les individus atomisés, et qu’ils ne célèbrent le plus souvent
qu’individuellement, dans le secret de leur esprit – en toute laïcité ». Le romantisme
essaye de revenir à l’état d’avant la scission entre l’homme et la Nature, et
l’art, la poésie, la peinture, la philosophie, en un mot, la culture, ont un
rôle à jouer pour re-solidariser l’homme avec la Nature. Cette « mystique diffuse » telle qu’elle
est décrite par Yves Bonnardel doit beaucoup à cette influence culturelle du
romantisme.
Historiquement, il n’est pas inintéressant de noter que cet
avènement du romantisme dans la culture occidentale coïncide avec l’émergence
de la révolution industrielle. C’est quand le lien avec la Nature a commencé à
s’amenuiser du fait des machines et des usines que les penseurs occidentaux ont
réinterrogé ce lien avec la Nature. La Nature perdait son évidence du fait des
progrès de la science et de l’industrialisation, d’où cette résistance qui
pouvait prendre la forme d’une « mystique
diffuse » de la Nature. Schelling avait d’ailleurs inversé la célèbre
formule de Spinoza : « Deus sive natura » (Dieu, c’est-à-dire la
Nature) en : la Nature, c’est-à-dire Dieu. Contre Kant qui se défiait de
« l’apparente toute-puissance de la
nature », Schelling réinstaure la Nature comme un Absolu et comme un
Sujet avec lequel l’homme peut s’entretenir. Bien sûr, Schelling n’était
fantaisiste au point de discuter avec les arbres, mais une personne sensible
plongée dans la contemplation artistique peut entretenir une relation intuitive
avec la Nature, avoir le sentiment que la Nature lui communique quelque chose,
non pas avec des mots ou des messages rationnels, mais au travers d’un
inconscient qui s’exprime à travers des signes subtils et qui indique une
finalité.
1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie
[1] Voir à ce sujet le livre de Pierre
Hadot, « Le voile d’Isis »,
éd. Gallimard, Paris, 2004, (sous-titré : Essai sur l’histoire de l’idée de Nature) où Pierre Hadot montre
les ambiguïtés du sens de la formule héraclitéenne « la Nature aime à se cacher » et sa pérennité dans son
pouvoir d’inspiration au sein de l’Histoire
de la philosophie occidentale.
[2] Schiller, « Poèmes philosophiques », traduction de R. d’Harcourt,
cité dans Pierre Hadot, « Le voile d’Isis », Gallimard,
Paris, 2004, p. 96.
[3] Emmanuel Kant, « Critique de la Faculté de Juger »,
1ère partie, Livre II : Analytique
du Sublime, B §28, Gallimard/Folio, Paris, 1985, p. 203.
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