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dimanche 11 janvier 2015

Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature - 7ème partie

1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie 



En guise de conclusion forcément incomplète...

            La question était de répondre à l’objection de David Olivier et Yves Bonnardel qui ne voient aucune harmonie dans la Nature, aucun équilibre, aucune valeur ajoutée. On pourrait rappeler ce passage que j’ai déjà cité plus haut : « Pour notre part, nous ne voyons dans la nature (la réalité) ni harmonie, ni modèle à suivre, ni source de châtiments utiles ou mérités : on pourrait détailler « ses » méfaits envers les humains ou les autres animaux ». Pour reprendre l’expression du poète anglais Alfred Tennison : « Nature, red with teeth and claws », la nature rouge de ses crocs et des griffes. Le réalisateur allemand Werner Herzog avait réalisé « Grizzly Man », un documentaire troublant et fascinant sur un défenseur acharné des grizzlis, Timothy Treadwell, et qui est mort dévoré par un de ces grizzlis qu’il chérissait plus que tout au monde ; et Herzog conclut son documentaire en disant que, selon lui, Treadwell avait la naïveté de ne voir dans la Nature qu’un système harmonieux alors que, toujours selon lui, le dénominateur commun de l’univers n’est pas l’harmonie , mais le chaos, l’hostilité et le meurtre. 

            J’ai essayé de montrer que cette vision d’une Nature comme étant cruelle et chaotique n’était pas la seule, même si on ne peut pas non plus la réfuter a priori. Ma position donc pourra sembler ambigüe : je me contente de montrer que l’on peut penser autrement, mais je n’affirme pas une position claire et définitive sur le sujet. C’est que pour moi la Nature est dynamisme, en constante évolution, création et destruction intimement imbriquée. On ne peut se sortir de ce débat avec l’une ou l’autre position simple et dogmatique :
  •         soit la Nature est mauvaise, il faut tout faire pour s’en arracher le plus vite possible et créer un monde artificiel où l’on sera délivré de la mort et de la souffrance ;
  •          soit la Nature comme harmonie radieuse où tout est beau et édénique.




L’une et l’autre me semble invalidée : vouloir s’arracher à la Nature conduit à la destruction des écosystèmes et aux problèmes environnementaux catastrophiques que l’humanité connaît aujourd’hui. S’arracher à la Nature revient aussi à nier la nature en nous et être toujours malheureux, malheur que l’on va essayer de dépasser en se fuyant soi-même par des excès d’alcool, de drogue ou en consommant toujours plus les produits de notre société de consommation, ce qui aggrave encore la crise écologique. 

Voir la Nature avec une vision édénique est oublier tout ce que les humains ont fait au cours de leur Histoire pour justement ne plus être à la merci des aspects déplaisants de la Nature : faire des maisons pour se protéger des éléments, pluie, vent, tempête, nuit glaciale, gel, l’agriculture pour manger à sa faim, des canalisations pour avoir de l’eau en permanence, des médicaments pour contrer la maladie.

Il faut aller plus loin dans la dialectique que de s’en tenir à un de ces deux pôles opposés de cette antinomie. Mais quand on dépasse ces points de vue trop simplistes, y a-t-il une place pour une mystique de la Nature ? Je le pense. Il me semble que l’on peut se réintégrer dans la Nature en comprenant les phénomènes d’interdépendance qui lient tous les êtres vivants entre eux. C’est l’expérience spirituelle que Thich Nhat Hanh appelle « méditation de l’inter-être ».





Il faut pouvoir écouter à nouveau la Nature, mais dans le même temps, il faut pouvoir penser cette Nature avec des outils tant philosophiques que scientifiques. Or les avancées de la science font évoluer la science. Au XIXème, la conception dominante de la Nature selon la science darwinienne était une Nature qui serait un gigantesque champ de bataille livré à la sauvagerie et à la prédation féroce et implacable des espèces. Ce que Darwin appelait le « struggle for life », la lutte pour la survie et qui inspirait les vers du poète Alfred Tennison : « Nature, red with teeth and claws », la nature rouge de ses crocs et des griffes. Aujourd’hui, on se rend compte que la prédation n’est le fait que d’une minorité d’espèces et que les interactions entre espèces vivantes ne sont pas seulement des rapports de prédation, mais aussi de symbiose, de coopération, etc… Les éthologues ont mis en valeur l’empathie chez les animaux. Cette idée était déjà présente dans les ouvrages de Darwin comme « L’expression des émotions chez l’homme et les animaux », mais s’est considérablement développé ces deux ou trois dernières décennies avec des scientifiques comme Frans de Waal ou Jane Goodall. La Nature n’a plus ce masque de violence et de sauvagerie que le XIXème siècle lui avait collé.
 
La Nature présente de multiples visages et il faut la prendre dans sa complexité. La Nature est une dynamique constante de croissance et d’évolution. On ne peut pas s’attacher à l’un ou l’autre qi viendrait définir une réalité fixe. Le mot grec φυσις (physis) qui a donné le mot français « physique » et qui vient de la racine ϕ́υεσθα qui signifie « naître » ou « croître » (de même que natura en latin vient de la racine nasci, « naître »). Pour qui veut penser la Nature, on ne peut adopter l’attitude de l’observateur d’un fleuve qui regarderait ce fleuve coulant continument d’un point fixe qui serait la rive. Nous sommes nous-mêmes un être de nature qui observe la nature. Nous sommes un tourbillon dans le fleuve qui observe l’écoulement du fleuve. Tantôt nous combattons la nature, nous nous arrachons à elle, tantôt nous nous apaisons et nous aspirons à réintégrer la Nature. Mais le tourbillon qui va à contre-courant du fleuve est toujours le fleuve ; l’homme qui s’arrache à la Nature qui construisant des demeures, des villes et des machines est toujours quelque part la Nature.

La Nature présente de multiples facettes. Héraclite disait déjà, il y a bien longtemps : « Φύσις κρύπτεσθαι φιλε(phusis krupesthai philei)», en français, « la nature aime à se cacher ». La Nature aime à se cacher précisément en étant insaisissable, toujours dynamique, toujours dans la fluidité et le mouvement.




Pour autant, faut-il penser comme Yves Bonnardel et David Olivier qu’il faut substituer le concept de réalité à celui de nature ? « La notion de « réalité » nous suffit, elle est descriptive, et non prescriptive comme l’est celle de « nature ». On imagine des actes « contre-nature » ; mais des actes « contre-réels » ? On ne viole pas la réalité, ni ne la transgresse : débarrassés d’une crainte religieuse, nous sommes alors libres de réfléchir à ce qu’il est bon ou mauvais de faire [1]». Je pense, au contraire, que beaucoup de problèmes contemporains nous poussent à questionner le concept de Nature et qu’on ne peut pas faire l’économie de le questionner. Les problèmes environnementaux évidemment. Mais pas seulement, des questions de bien-être, de mode de vie et d’habitat pour les êtres humains. Notre rapport à la science et aux technologies. La question animale est également largement contaminée par la Nature, et on ne pourra pas toujours escamoter le fait que, comme les êtres humains, les animaux sont des êtres de nature. Les animaux sont réels certes, mais pas seulement, ils sont aussi naturels et vivent en interdépendance avec les écosystèmes.

Bien sûr, les antispécistes râleront contre les écologistes quand ces derniers se préoccuperont de la disparition des écosystèmes et des espèces, notamment les questions de menace sur la biodiversité. J’ai très récemment lu un article d’Yves Bonnardel dans Le Nouvel observateur à propos de la pêche intensive[2], où celui-ci regrette que la France abandonne les quotas de pêche sous l’effet des lobbys qui ne voient que des intérêts financiers à court terme. Mais il met dans le même panier (ou même filet) les lobbyistes de la pêche, les politiciens français ou les technocrates de Bruxelles : « Seules des organisations écologistes s’alarment et s’indignent. Mais en fait, elles non plus ne parlent pas des soles. Que l’on soit écologiste, pêcheur ou technocrate européen, on ne parle jamais des animaux comme d'êtres ayant des intérêts propres qui leur importent, comme à nous-mêmes nous importe ce qui nous affecte ».

Les écologistes, bien sûr, défendent les quotas de pêches, mais pas pour le bien-être des animaux. La logique des écologistes est de penser de « ressources halieutiques » où il faut un minimum d’individus pour que l’espèce puisse se reproduire et se maintenir dans les océans. C’est la question de la préservation des espèces qui taraude les écologistes, que ce soit la sole, le saumon, le thon ou d’autres. Mais ce que ressent telle ou telle sole, tel ou tel saumon, tel ou tel cabillaud quand on le pêche et qu’on le laisse agoniser dans des filets pendant des heures n’est pas le sujet de préoccupation principale des défenseurs de la nature. Comme le dit Yves Bonnardel, toujours dans le même article : « Le problème moral, qui tient avant tout au fait de massacrer des myriades d’individus sensibles pour rien, sans aucune nécessité, est totalement occulté. On parle des poissons d’une façon purement écologiste, en gestionnaire des ressources : on les mentionne en tant qu’espèces, populations, stocks. On se désole volontiers de leur raréfaction. Mais jamais ils n’apparaissent comme des individus qui mériteraient d’être pris en compte, de voir leurs intérêts propres considérés ».




Personnellement, je n’opposerai pas une logique contre une autre. Du point de vue de l’éthique animale, effectivement, il faut prendre en compte ce que ressent le poisson, sa sensibilité, sa souffrance, sa volonté de ne pas être réduit à un simple produit de pêche, à être une composante d’un « stock halieutique ». D’un point de vue écologiste, on envisage plutôt les espèces et les écosystèmes. Les détruire revient aussi à nuire au bien-être des animaux marins. Et le problème se concentre surtout sur la pêche industrielle avec ses filets de plusieurs kilomètres de long et le chalutage en eau profonde qui racle les fonds marins.

Ces deux logiques ne sont pas nécessairement contradictoires, bien qu’effectivement certains écologistes affirment que, puisque la prédation existe dans la Nature, on peut, nous êtres humains, se nourrir aussi d’animaux, du moment que l’exploitation animale se fasse dans des proportions raisonnables : chasse de survie comme les Amérindiens en Amazonie, élevage de taille familial, pêche avec des petits chalutiers qui n’épuisent à grande vitesse les ressources des océans.

Je ne suis évidemment pas d’accord avec cette vision : la pêche, la chasse et l’élevage, même à une échelle restreinte ne sont pas comparables à la chasse, la pêche, la prédation des animaux dans la Nature. Tout d’abord, les animaux ne disposent pas de la liberté dont les êtres humains disposent. Un tigre doit manger des antilopes pour survivre ; son instinct le pousse vers l’antilope, pas vers un gros bloc de tofu. Si le tigre était plus évolué, alors nous pourrions exiger qu’il fasse l’effort moral de se passer de viande, mais en attendant, je pense qu’on ne peut pas le condamner pour cela. Il est une petite part d’un écosystème plus large, et inconsciemment, son activité carnassière régule la population des antilopes. Ce n’est ni bien, ni mal, c’est juste un processus naturel sur lequel il ne faut pas surimposer des jugements moraux.

 L’homme, lui, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire, s’est arraché à la Nature. Il a gagné avec cela une plus grande liberté, mais également une plus grande responsabilité morale. Par ailleurs, il n’est plus dépendant de telle ou telle proie que son instinct lui dicterait de manger. Il peut se passer tant de la chasse, que de l’élevage ou de la pêche. Ces activités ne sont pas, par ailleurs, naturelles, mais largement culturelles, puisque l’homme emploie des arcs, des flèches, des arbalètes, des fusils, des filets, des barrières ou toutes sortes d’autres outils pour faire la chasse, la pêche ou de l’élevage. Donc l’argument qui veut que ces activités soient naturelles ne tient pas : on ne peut pas faire l’amalgame entre la prédation du tigre ou du requin dans la Nature et les activités de chasse, de pêche ou d’élevage parmi les êtres humains. Si l’homme chassait tout nu et à main nue, oui, ce serait une activité purement naturelle, mais sinon non !


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Voilà pourquoi je suis d’avis qu’il ne faut pas en finir avec l’idée de Nature. Certes, l’idée de Nature comme ordre naturel avec sa hiérarchie ne tient plus, mais la Nature en tant qu’écosystème, en tant que milieu naturel ne doit pas écartée d’un revers de la main. Il y a là encore matière à penser.   









[1] Yves Bonnardel, Pour en finir avec l’idée de Nature, op. cit., p. 5.
[2] Yves Bonnardel, « Quotas de pêche : la France saborde les efforts européens. Mettons fin à ce massacre ! », Nouvel Observateur, 26 décembre 2014.

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Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la libération animale ici..




Le 11 janvier 2015,


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