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dimanche 11 janvier 2015

Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature - 6ème partie

1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie  


      Comme je l’ai déjà dit, mon rapport à la Nature s’exprime essentiellement dans les balades et la méditation bouddhiste que j’aime particulièrement pratiquer dans la Nature. Méditer dans la nature est quelque chose d’extraordinaire et d’essentiel. N’oublions pas que le Bouddha a atteint l’Éveil sous un arbre. Il m’apparaît intéressant à ce point qu’éclairer la relation de la philosophie bouddhiste à la Nature. Il me faut commencer tout de suite par dire que cette question n’est pas simple et univoque. Il faut évoquer l’histoire des différentes écoles bouddhistes pour s’y retrouver car des différences sensibles se font sentir.


Photo de Camil Tulcan





D’emblée, il faut dire que la pensée indienne n’a pas forgé un concept de Nature en opposition avec celui de culture comme dans la pensée occidentale. Que ce soit dans le bouddhisme ou l’hindouisme, il n’y a pas non plus de différence de nature entre l’homme et l’animal. Vous pouvez renaître dans le monde animal ; et un animal peut éventuellement devenir un être humain après sa mort. Les hindouistes adhèrent à l’idée d’un tout cosmique dirigé par un ordre intrinsèque qui explique autant les phénomènes naturels que les phénomènes sociaux. Cet ordre cosmique ou Dharma, dans l’acceptation hindouiste du terme, justifie notamment le système des castes où chacun se voit attribué une place immuable en vertu de ses actes dans une vie antérieures. Je ne reviendrai pas sur ce que ce genre d’ordre naturel peut avoir d’inacceptable et d’odieux. J’en ai déjà  parlé dans le début de cet article.

            La conception bouddhiste admet elle aussi l’idée du karma, mais de manière purement explicative, aucunement de manière prescriptive : quelqu’un qui est né dans une famille pauvre le doit à ses actes antérieurs, mais rien ne l’oblige à rester toute sa vie dans cet état de pauvreté et occuper le même métier que ses ancêtres.

            Dans le bouddhisme Theravâda, l’accent est plutôt mis sur la première des Quatre Vérités du Bouddha, à savoir la vérité de la souffrance : tous les êtres sensibles sont soumis à la souffrance. Dans cet ordre d’idées, la Nature n’a pas vraiment bonne presse : les animaux souffrent dans la nature comme les êtres humains. On y souffre de la cruauté des autres animaux qui tentent de nous dévorer qu’ils soient grands ou petits ; on souffre de la cruauté des conditions naturelles : le froid, la chaleur, le manque de nourriture, le manque d’eau, mais aussi les maladies qui frappent tous les êtres sensibles. On souffre de la cruauté de notre condition existentielle : la vieillesse et la mort qui sont aussi le lot de notre nature. Dans ce monde où tout est souffrance, la perspective de renaître à nouveau après notre mort n’est absolument pas un réconfort, mais une grande malédiction ! Renaître veut dire souffrir encore et encore ! Le sage cherche dont à ne plus renaître, à éteindre le cycle naturel des existences comme le feu sur notre tête qui enflammerait notre chevelure pour reprendre une image bouddhiste.

Pour dépasser notre condition existentielle, il faut pratiquer à la fois la vertu (ou discipline morale), la méditation et la sagesse. Le but dans la méditation est d’apaiser l’esprit pour l’élever spirituellement au-delà du monde naturel et connaître des mondes divins de plus en plus transcendants pour enfin dépasser le monde entier. La conscience s’élève d’abord vers le monde des dieux du désir où on expérimente des plaisirs particulièrement raffinés, intenses et durables. Puis la conscience accède au monde divin de la Forme où on cesse d’être obsédé par les objets des sens pour se focaliser sur sa forme personnelle : le corps se raffine pour devenir un corps de lumière et le méditant entre dans les absorptions méditatives (jhâna en pâli, dhyâna en sanskrit) qui comprennent 4 stades de plus en plus subtils. Enfin la conscience du méditant peut transcender toute forme physique dans le monde divin de la Sans-Forme : le méditant s’immerge dans quatre sphères avec l’infini pour horizon. Ce sont la sphère de l’espace infini, la sphère de la conscience infinie, la sphère du Néant et enfin la cime du samsâra : la sphère de ni perception, ni non-perception. Parvenu à ce stade, le méditant peut pratiquer la méditation du non-soi de tous les phénomènes et entrer dans la sphère de cessation des sensations et des perceptions, autrement dit le Nirvâna.

Dans cette perspective, le monde matériel de la nature est une expérience particulièrement grossière. Un paysage de verdure et de forêt peut, par exemple, nous apparaître comme très beau, voire sublime, à couper le souffle. Mais cela n’égale en rien les promesses incomparables de beauté et de transcendance des paysages divins que l’on peut contempler dans les absorptions méditatives. Cela n’égale pas non plus le sentiment grisant de l’infini dans laquelle la conscience est plongée dans les mondes divins de la Sans-Forme. Il faut renoncer à ce monde afin de connaître d’autres mondes, pour, in fine, être délivré de tous les mondes, ce qui est la plus grande béatitude, le Nirvâna.

         Vu sous ce seul angle, le bouddhisme n’a pas grand-chose d’une philosophie de la Nature ! Mais c’est sans compter sans la doctrine de la production conditionnée ou production interdépendante de tous les phénomènes. Selon la philosophie du Bouddha, toutes les choses dépendent d’autres choses pour se produire et persister dans le temps. Cette chose est aussi nécessairement une cause ou une condition pour l’émergence ou la disparation d’autres choses dans l’univers ; et ainsi en est-il de toutes choses dans l’univers et de tout être qu’il soit sensible ou pas, vivant ou pas. Pour chaque phénomène, il faut la conjonction d’une multitude de causes. Il en ressort qu’un lien de causalité et d’interdépendance nous unit à tous les phénomènes de l’univers.

Comme l’explique le moine vietnamien Thich Nhat Hanh :
« Si vous êtes poète, vous verrez clairement un nuage flotter dans cette feuille de papier. Sans nuage, il n’y aurait pas de pluie ; sans pluie, les arbres ne pousseraient pas ; et sans arbre, nous ne pourrions pas faire de papier. Le nuage est essentiel pour que le papier soit ici devant nous. Sans le nuage, pas de feuille de papier. Ainsi, il est possible de dire que le nuage et la feuille de papier "inter-sont". Le mot "inter-être" ne figure pas encore dans le dictionnaire, mais en combinant le préfixe "inter" et le verbe "être", nous obtenons un nouveau verbe, inter-être. Sans nuage, nous n’aurions pas de papier ; nous pouvons donc dire que le nuage et la feuille de papier inter-sont.
En regardant encore plus en profondeur dans cette feuille de papier, nous y voyons aussi le soleil. Sans soleil, la forêt ne pourrait pousser. En fait, rien ne pourrait pousser, nous ne pourrions nous développer. Par conséquent, nous percevons aussi la présence du soleil dans cette feuille de papier. Le papier et le soleil inter-sont.
En continuant d’observer, nous découvrons également le bûcheron qui a coupé l’arbre et l’a amené à la fabrique de papier. Et nous voyons aussi le blé : nous savons que cet homme n’aurait pu vivre sans son pain quotidien. C’est pourquoi le blé qui a servi à la confection du pain dont s’est nourri le bûcheron, est présent dans cette feuille de papier. Et le père et la mère du bûcheron y sont également. Si nous observons de cette manière, nous remarquons que, sans tous ces éléments, cette feuille de papier ne pourrait exister.

En examinant encore plus profondément, nous y découvrons aussi notre présence. Ce n’est pas difficile à voir : lorsque nous regardons cette feuille, celle-ci fait partie de notre perception. Votre esprit s’y trouve et le mien aussi. Par conséquent, nous pouvons dire que tout est présent dans cette feuille de papier. Il vous sera impossible de me montrer une seule chose qui n’y soit pas - le temps, l’espace, la terre, la pluie, les minéraux du sol, le soleil, le nuage, la rivière, la chaleur. . . Tout coexiste avec cette feuille de papier. Voilà pourquoi je pense que le mot "inter-être" devrait être dans le dictionnaire. "Etre, c’est inter-être". Vous ne pouvez pas "être" simplement par vous-même. Vous devez forcément inter-être avec toutes les autres choses. Cette feuille de papier est parce que tout le reste est.
Supposez que nous essayions de retourner un seul de ces éléments à sa source. Supposez que nous renvoyions sa lumière au soleil. Pensez-vous que l’existence de cette feuille de papier soit alors possible ? Non, sans la lumière du soleil, rien ne peut exister. Si nous retournions le bûcheron à sa mère, nous n’aurions pas non plus de papier. Le fait est que cette feuille est uniquement constituée d’éléments "non-papier", et que, si nous retournions ces éléments "non-papier" à leurs sources respectives, il n’y aurait alors plus de papier du tout. Sans ces éléments "non-papier", tels que l’esprit, le bûcheron, la lumière du soleil, etc., il n’y a pas de papier. Aussi fine que soit cette feuille, elle contient en elle-même tout l’univers[1] ».




Le Bouddha nous invite donc à voir les interrelations à l’œuvre dans la Nature. Et cette méditation profonde nous fait ressentir que nous « inter-sommes » comme dit Thich Nhat Hanh, que nous sommes reliés par toutes sortes de liens de causalité avec chaque chose dans le monde entier. A ce point de la réalisation de la nature des choses, il y a cet appel à cultiver toujours plus de bienveillance, de compassion, de joie et d’équanimité envers tous les êtres sensibles de ce monde : tous les êtres sensibles étant reliés les uns aux autres dans ce vaste réseau d’interrelations et de symbioses qu’est la Nature, le sort de chaque être dépend toujours d’autres êtres. C’est pourquoi le Bouddha demande à ses disciples de répandre ce sentiment d’amour bienveillant, de compassion, de joie et d’équanimité dans toutes les directions de l’univers comme autant d’expressions de la reconnaissance de ces liens profonds entre les êtres.

La Nature au sens de Nature vivante revêt alors un autre visage : le lieu de la vie, le lieu de la rencontre entre les êtres sensibles qui a besoin d’une harmonie, d’un équilibre pour que l’ensemble des vies soient possibles quand bien même au niveau individuel, la nature puisse revêtir l’aspect d’un chaos, d’une lutte sauvage pour la survie, de la pourriture ou de la mort à bien des endroits.


On trouve donc une conception analytique du monde combinée à une conception holiste du monde. La conception analytique est plutôt l’apanage du Theravâda, le bouddhisme ancien tandis que la conception holiste est plutôt du ressort du bouddhisme du Grand Véhicule. Je dis bien « plutôt » car il faut se rappeler qu’une présentation trop schématique des choses ne rend pas toujours compte de la profondeur des choses et des discours philosophiques en présence. On retrouve en fait des éléments de conception holiste dans le bouddhisme ancien, et vice-versa ; mais en première approximation, on peut dire que l’approche analytique est « plutôt » dans le camp du bouddhisme ancien, aussi appelé de manière un péjorative « petit véhicule » par les adeptes du Grand Véhicule.

Cette approche analytique consiste à tout analyser des phénomènes qui composent notre expérience : ainsi en va-t-il des « agrégats » qui composent l’expérience vécue : forme, sensation, perception, formation mentale et conscience, mais aussi tous les phénomènes physiques comme les phénomènes mentaux. On arrive à une conception atomiste du monde au niveau de la matière tandis que la conscience se ramène à un flux d’instants de conscience, flux dans lequel une conscience individuelle stable et permanente n’est rien d’autre qu’une illusion.

Dans la conception holiste, tous les phénomènes sont inter-reliés. On ne peut pas pourtant pas non plus identifier un grand Tout, car selon la philosophie bouddhiste du Grand Véhicule, aucun phénomène n’a d’existence ultime ; donc ni un atome, ni un grand Tout n’ont d’existence ultime, tout n’est qu’interdépendance. Comprenant cela, le but n’est pas de transcender le monde : le monde n’a pas d’existence et l’au-delà de ce monde n’a pas non plus d’existence ultime ! Non, comprenant les relations d’interdépendance qui régissent le monde, il faut plutôt agir pour éveiller tous les êtres sensibles dans l’univers et œuvrer à transformer ce monde en développant l’esprit d’Éveil, bodhicitta en sanskrit.

Cet esprit d’Éveil peut changer la face du monde et notre rapport à la Nature. Comme le dit le philosophie indien Shântideva : « Les Bouddhas ont perçu que l’esprit d’Éveil est salutaire, car grâce à lui, la masse illimitée des êtres atteindra sans peine la suprême félicité[2] ». Là où le bouddhisme ancien est plus pessimiste : on ne changera pas le monde, tout dans ce monde est souffrance, il suffit de regarder le spectacle des hommes et des animaux qui souffrent livrés à eux-mêmes dans la nature, l’esprit d’Éveil donne une énergie et une perspective pour transformer le monde et remédier à cette océan de souffrance titanesque qu’est le monde.

Le bouddhisme du Grand Véhicule n’est pourtant pas complètement naïf : on se doute bien que ce travail risque d’être long, voire long et s’étendre sur un nombre considérable de générations. C’est pourquoi l’idéal dans le Mahâyâna n’est pas l’Arahant du bouddhisme ancien qui s’est délivré du monde et n’aura plus à renaître dans le monde, mais plutôt l’idéal du bodhisattva qui renaît un nombre considérable de fois dans toutes sortes de vies différentes pour libérer tous les êtres sensibles de l’univers. Le bodhisattva agit dans l’immanence de ce monde et développe sa bienveillance et sa compassion en association avec la sagesse qui réalise les liens d’interdépendance entre tous les phénomènes.

Dans cette vision, la Nature n’est pas rejetée : bien sûr, il peut y régner la prédation, la maladie, la faim et la soif, le froid hivernal ou les chaleurs désertiques. Mais la Nature n’est pas qu’un chaos, l’harmonie y règne d’une certaine manière, car les êtres sensibles ont la nature-de-Bouddha, un germe d’Éveil que la bodhicitta peut réveiller. Pas en un jour : ce n’est pas parce que vous souhaitez ardemment que tous les êtres sensibles soit définitivement libérés de la souffrance et connaissent la perfection de sagesse d’un bouddha que votre vœu va se réaliser du jour au lendemain, comme par enchantement. Mais lentement, lentement, lentement, la Nature évolue. Certes l’évolution des espèces peut sembler chaotique parfois elle aussi, mais la conscience évolue elle aussi. Chez les humains, mais pas seulement, on apprend à des chimpanzés et des gorilles à communiquer via des signes de plus en plus complexes. L’esprit d’Éveil permet d’envisager une évolution à l’ensemble des êtres. On peut imaginer que d’autres espèces animales vont se développer et connaître une forme d’Éveil qui les dégagera de la souffrance.

La Nature n’est donc plus frappée du sceau de la négativité, mais comme un surgissement de possibilités nouvelles, pour peu qu’on soit capable de s’intégrer dans l’équilibre de ce monde interdépendant. Les hommes ont un pouvoir particulier d’action, mais cette action ne doit pas se retourner contre nous : notre exploitation avide des ressources de la Terre nous conduit à notre perte. Il est temps que plus de sagesse vienne inspirer notre conscience et que l’esprit d’Éveil nous engage dans une nouvelle relation où les savoirs, les techniques et les sciences servent pour le plus grand bien de tous les êtres.   

Particulièrement emblématique dans le courant du bouddhisme Mahâyâna (le Grand Véhicule), la Nature joue un grand rôle dans le bouddhisme Zen. Le bouddhisme Zen reprend à son compte des affirmations des soutras du grand Véhicule : par exemple, le Soutra du Lotus[3] explique que, pour qui sait écouter, même le bruissement du feuillage d’un arbre chante le Soutra du Lotus et tous les enseignements du Bouddha. Dès lors, l’accent est clairement mis dans le Zen sur l’intuition qui perçoit les signes de la nature comme autant de signes d’Éveil. Ainsi, Dôgen Zenji, évoquant justement le Soutra de Lotus, dans un de ses courts poèmes du Sanshô Dôei, les Chants de la voie du Pin Parasol :
« Aux murmures de la vallée,
Aux cris des singes sur les hauteurs,
Prêtez une oreille attentive
Ils ne font que psalmodier le Soutra du Lotus[4] ».


Dans le même esprit, Su Dongpo, poète et mystique chinois, prêche aussi la contemplation assidue des paysages naturels :
« Les sons des vallées naissent de la voix énorme de l’Éveillé.
Les formes des montagnes ne sont autres que le corps pur de l’Éveillé.
Moi qui ai entendu les quatre-vingt-quatre mille poèmes durant la nuit,
Comment, le jour venu, puis-je les exposer aux hommes ?[5] »


La pratique de la méditation exacerbe une sensibilité qui met l’homme à l’écoute des bruissements naturels du monde et les entend comme autant d’échos de l’enseignement du Bouddha. La Nature permet de se soulager des pensées mondaines que sont la réussite, l’échec, la gloire ou le discrédit, les honneurs ou l’infamie, l’argent ou la pauvreté, la compétition sociale, le quand dira-t-on. Et elle permet de trouver une vérité plus profonde en absorbant sa pensée dans sa contemplation. Ainsi Dôgen dans un poème intitulé « Retraite » :
« Tard dans la nuit s’est prolongé zazen, pourtant le sommeil ne vient pas.
Je comprends de mieux en mieux qu’on ne puisse s’efforcer sur la Voie qu’au sein des forêts de montagne.
Le tintement du torrent dans la vallée emplit les oreilles, la clarté de la lune transperce les paupières.
On ne peut penser à rien d’autre ».


A titre de contraste, les textes anciens du canon pâli sont beaucoup moins enthousiastes quand il s’agit d’évoquer la méditation en pleine nature. Ainsi, ce texte où le Bouddha évoque la condition des ascètes méditant en pleine nuit au beau milieu de la forêt : « En effet, il est vraiment difficile de supporter de vivre solitaire dans les forêts et les jungles ; la solitude est pénible, la concentration n’est pas agréable ; les forêts troublent l’esprit du moine qui n’a pas obtenu la concentration[6] ». Pour tous les ascètes et les méditants entachés de fautes morales et l’esprit envahi par la cupidité, la malveillance, la paresse, l’angoisse, l’agitation, le doute, l’orgueil, le mépris ou l’ignorance, le fait de résider isolé en plein milieu de la Nature sauvage sera source de crainte et de terreur. A l’inverse, pour les moines vertueux et l’esprit paré des qualités de l’esprit comme la générosité, la bienveillance, la résolution, la quiétude, la conviction profonde, l’humilité et la sagesse, « le goût de la vie solitaire l’envahit[7] ». Il lui reste alors à combattre sa crainte et sa terreur de se retrouver seul, isolé dans la Nature sauvage au milieu de la nuit glacée. C’est ce qu’a fait le Bouddha et voilà comment il relate l’expérience :
« Et pendant que j’étais là dans ces parcs, ces forêts et sous ces arbres, où règnent la crainte et la terreur, un daim survint, un paon fit tomber une branche, le vent agita le feuillage. Alors je pensais : voici que sont venues la crainte et la terreur.
Puis je me dis : vais-je demeurer là, attendant la crainte ? Ce serait bien si j’écartais cette crainte et cette terreur, quelles qu’elles soient, en quelque attitude que je puisse avoir. (…)
Cette crainte et cette terreur vinrent à moi tandis que j’étais assis, et je ne voulus ni me coucher, ni marcher, ni me lever, tant que je n’eux pas, assis, maîtrisé cette crainte et cette terreur[8] ».

Au terme de ce combat contre la peur et la terreur, le Bouddha trouve l’Éveil et il décrit longuement les étapes de sa béatitude et de son absorption méditative ainsi que les pouvoirs spirituels qui en résultent. Le rapport à la Nature prend ici les dimensions d’une épreuve de vérité sur sa capacité à vaincre la peur et toutes les négativités de l’esprit qui lient la conscience à la peur, la crainte et la terreur. Il suffit de se retrouver au milieu de la forêt en pleine randonnée avec le soir qui s’avance à grand pas pour faire l’expérience de cette crainte dont parle le Bouddha !

Il est vrai pourtant que l’expérience dont parle le maître zen Dôgen n’est pas tout à fait comparable. Le Bouddha parle de se retrouver seul et isolé au milieu des bois sans personne qui pourrait entendre nos appels à l’aide, ce qui était le mode de vie des moines de la forêt dans l’Inde ancienne ; tandis que Dôgen fait probablement référence à son expérience à sa méditation dans un ermitage de montagne avec d’autres moines zen autour de lui, c’est-à-dire un petit ilot de civilisation, entouré de nature, de forêts et de cours d’eau, où l’on peut pratiquer zazen, l’esprit empli de quiétude, par contraste avec la ville où tout n’est que cris, murmures désapprobateurs, rumeurs, messes basses, commérages, propos malveillants et agitation mondaine malveillante.

Néanmoins, il est intéressant de noter en confrontant ces deux textes que l’on apprécie et admire d’autant mieux la Nature qu’on la regarde et la contemple à partir du point de vue qu’est la civilisation. C’est un peu comme admirer et trouver sublimes les flots marins déchaînés dès lors qu’on les observe à partir d’une falaise le long de la mer ! Perdu dans la Nature sauvage et désarmé, on est nettement moins fier ! Il est intéressant aussi de noter que ce qui crée la crainte et l’effroi dans la Nature sont, comme le fait remarquer le Bouddha, des choses toutes simples et insignifiantes, des craquements de brindilles, le vent qui agite les feuilles, l’apparition d’un daim inoffensifs : la Nature suscite en nous une imagination galopante qui nous joue bien des tours.


Shi Tao, Chine, XVIIème s.


Inversement, cet imaginaire de la Nature peut nous conduire à la sérénité. Ainsi, ce poème de Dôgen intitulé « Adoration » où le méditant s’immerge dans la contemplation d’un paysage enneigé traversé par le vol d’un héron se fondant dans la blancheur du décor :
« Sous la neige
Ont disparu les herbes de l'hiver
Un héron blanc
Cache son corps
A l'ombre de sa blancheur [9] ».

Que la neige vienne à recouvrir les prairies et les champs, et un sentiment d’unité vient recouvrir l’incroyable diversité des formes de la Nature. Et qu’un héron blanc passe et se fonde dans toute cette blancheur ; et l’esprit peut s’apaiser dans l’unité retrouvée avec la Nature. Appel du silence pour se retrouver soi-même. La Nature nourrit aussi l’imaginaire poétique de la contemplation.

Ici dans la pensée bouddhiste Zen, la Nature n’est pas à comprendre dans son sens actuel d’écosystème, ni même comme un Tout, un cosmos qui ferait sens par lui-même, un peu comme quand on parle de « Dame Nature » ou de « notre mère, la Terre », mais dans le sens de l’expression chinoise ziran 自然, littéralement « de soi-même, ainsi », que l’on peut traduire par « spontanéité » et qui en est venu à désigner la Nature dans la langue chinoise comme l’ensemble des choses qui poussent, qui émergent ou qui apparaissent par eux-mêmes, spontanément. Ainsi, les germes du blé qui poussent par eux-mêmes sans qu’on doive exercer de force pour les tirer hors du sol, les arbres qui croissent lentement pour faire des forêts, la pluie qui tombe sans avoir eu la volonté de venir nous arroser, les rivières qui coulent sans suivre d’itinéraire, tout cela est la spontanéité de la Nature.

Or ce concept de spontanéité est clairement un concept-clé de la pensée taoïste développé par des philosophes tels que Tchouang-Tseu et Lao-Tseu. Et cette pensée taoïste a clairement influencé le Zen. On dit parfois que le Zen a le bouddhisme pour père et le taoïsme pour mère. Il y a beaucoup de vrai dans cette affirmation. Que l’on compare le langage des maîtres Zen avec celui des maîtres du Tao, et tant dans les métaphores poétiques que dans les apories et les situations paradoxales, on retrouve un esprit commun.

Pour les taoïstes, le Tao, la Voie emprunte les chemins de la spontanéité pour se manifester à l’homme. A l’homme de ne pas se battre contre cette spontanéité et de se laisser aller au cours naturel des choses. C’est la doctrine du wuwei 舞為, le non-agir. Mieux vaut se laisser porter par le courant de la rivière, plutôt que de faire des efforts incessants pour ramer à contre-courant.

Dans le champ de la pensée chinoise, les taoïstes prennent clairement parti envers la Nature contre les confucéens qui prennent eux le parti de la culture et de la civilisation, où la volonté d’agir est essentielle pour parvenir au bien-être et à l’harmonie de la société. Pour les taoïstes au contraire, il suffit de contempler la Nature pour se rendre compte que un champ pousse tout seul et que la Nature s’autorégule pour produire encore et encore de la vie en abondance. L’essentiel de la spiritualité étant d’apprendre justement à se contenter d’une vie simple et naturelle, d’abandonner aussi le superflu et les artifices des sociétés humaines. Enfin, se laisser être, se laisser porter par le cours des choses sans vouloir précipiter les choses. Dans chaque bruissement du feuillage, dans chaque parcours du soleil ou de la lune, dans chaque clapotis du ruisseau, dans le chant des oiseaux, la Voie, le Tao se fait entendre et conduit à la réelle harmonie. C’est une leçon qui a certainement marqué les maîtres Zen !




Lire la suite: 7ème partie 


Shi Tao, Retour au foyer, XVIIème s., Chine





[1] Thich Nhat Hanh, Le Cœur de la Compréhension, édition du Village des Pruniers, pp. 7-10.
 [2] Shântideva, Bodhisattvachâryavâtara, I, 7. 2 traductions : Georges Driessens, « Vivre en héros pour l'Éveil », Georges Driessens, Seuil/Points Sagesse, Paris, 1993 et « La marche vers l'Éveil », Comité Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2007 (2e édition).
[3] De son nom complet, Soutra du Lotus Blanc du Véritable Dharma Saddharma Pundarika Sûtra.
[4] Dôgen, « Polir la lune et labourer les nuages », traduction de Jacques Brosse, Albin Michel / Spiritualités Vivantes, Paris, 1998, p. 220.
[5]. Dôgen, « Shôbôgenzô », tome 1, traduction de Yoko Orimo, éd. Sully, p. 54.
[6] Soutra de la Crainte et de la Terreur, Bhaya Bherava Sutta, Majjhima Nikâya, 4, traduit en français  dans : « Majjhima Nikâya, Les moyens discours du Bouddha », Les Deux Océans, Paris, 1987, p. 52.
[7] Soutra de la Crainte et de la Terreur, op. cit., pp. 52-58.
[8] Soutra de la Crainte et de la Terreur, op. cit., pp. 58-59.
[9] Dôgen, Sanshô Dôei, Les chants de la Voie du Pin Parasol, 23, dans : Dôgen, « Polir la lune et labourer les nuages », op. cit., p. 226.


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