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vendredi 29 juillet 2016

Le bonheur, un état ou une compétence ?





     J'ai récemment critiqué dans un de mes articles « Le bonheur est-il une compétence ? » un slogan du moine bouddhiste Matthieu Ricard qui figure sur une affiche en faveur de Karuna Shechen (son association caritative) et Imagine – Clarity (une application de smartphone pour apprendre la méditation). Ce slogan affirme vaillamment : « Le bonheur n'est pas quelque chose qui nous arrive, mais une compétence que nous développons ». Je critiquais notamment la connotation très libérale de ce terme « compétence », surtout quand on sait que Matthieu Ricard est proche des milieux de la finance, du business et des multinationales. J'ai insisté aussi sur le fait que le bonheur est un état, et pas une compétence. L'internaute Sb a objecté ceci à mon article :

     « Le bonheur, un état et pas une compétence? La fatigue est un état. Je constate que je suis un peu fatigué ou en pleine forme. Si je suis fatigué je peu influer sur cet état en allant dormir de bonne heure. Est-ce que je peux en dire de même du bonheur? Puis-je constater mon état de bonheur? Oui... Je suis en bonne santé, le monde ne va pas très bien mais moi ça va plutôt bien. Puis-je influer sur cet état? Oui par une hygiène de vie et en m'efforçant d'être gentil avec mon entourage qui en retour sera gentil avec moi. Dire que c'est une compétence, c'est dire autre chose, que c'est comme un sport et qu'il repose sur des techniques qui permettent d'aller plus loin. C'est ouvrir la porte au développement personnel, mais est-ce le propos de Matthieu Ricard ? Le propos de Matthieu Ricard, c'est plutôt de faire reposer le bonheur sur l'altruisme, il me semble. Seulement le mot altruisme est un mot moins sexy et vendeur que celui de bonheur. Si j'ai raison je ne vois pas pourquoi il serait incompatible avec le monde du business du commerce et des affaires? »

      Tout d'abord, mon propos n'était pas une critique en bloc de Matthieu Ricard. J'ai par ailleurs pris la défense de Matthieu Ricard contre le psychologue Serge Tisseron dans « Empathie et altruisme ». Je ne conteste donc pas la part de l'altruisme dans l'obtention du bonheur. Je critique seulement ce qui me semble bien être un flirt avec la culture d'entreprise actuelle, flirt qui pourrait conduire à une forme dévoyée de la méditation où on considérerait le bonheur comme une performance à atteindre dans une logique concurrentielle.

    Je tiens à dire aussi que je me considère comme un philosophe eudémoniste, quelqu'un qui considère le bonheur comme un but essentiel de la philosophie. Eudémonisme est un mot savant qui vient du grec εὐδαιμονία qui signifie bonheur, béatitude ; l'eudémonisme se dit donc d'une philosophie qui a placé l'obtention du bonheur comme une de ses fonctions essentielles. Le bouddhisme est un eudémonisme par excellence puisque dès son tout premier enseignement à Sarnath dans la banlieue de Bénarès en Inde, le Bouddha a enseigné les Quatre Nobles Vérités, à savoir :
  • la Noble Vérité de la souffrance,
  • la Noble Vérité de l'Origine de la souffrance,
  • la Noble Vérité de la Cessation de la souffrance,
  • la Noble Vérité du Chemin qui mène à la Cessation de la Souffrance.

     Le Bouddha a identifié le problème qui est la souffrance universelle. Il a identifié les causes du problème ainsi que l'état où on est débarrassé définitivement de ce problème. Enfin, il a indiqué un chemin qui permet d'aller de notre situation présente sujette à la souffrance vers un état délivré de souffrances, donc vers un état de bonheur total.

     Pourquoi le Bouddha ne parle-t-il pas directement de Bonheur dans ses Quatre Nobles Vérités ? Parce que simplement ce terme peut prêter à confusion. On pourrait avoir une belle maison, une femme, des enfants, une belle voiture et un chien obéissant et trouver que c'est là le bonheur. Et puis si on fait faillite, tout ce bonheur est renversé et réduit à néant. Il y a donc un bonheur relatif, qui dépend des conditions de vie et qui est toujours fragile, impermanent comme dit le Bouddha. Or le bonheur du Nirvāna est un bonheur qui dure, qui ne cesse jamais et qui est libre de toutes traces de souffrance et d'insatisfaction.

      Quand je parle de bonheur comme un état, je veux dire des causes externes au bonheur : la réussite, la richesse, le soutien de la famille, des amis et des proches, la bonne santé. Et puis il y a des causes internes : certaines sont naturellement plus heureuses et enjouées que d'autres. D'autres personnes connaissent de par leur disposition personnelle ou leur histoire de vie la dépression, les crises d'angoisse, le désespoir, les maladies mentales, une sensibilité exacerbée. Ce qui fait que ces personnes ont plus de chances (ou de malchances en l'occurrence) d'être malheureuses dans la vie. Donc on ne part avec des chances égales en matière de bonheur. Chacun a un rapport particulier au bonheur et au malheur dans sa vie personnelle. Et puis il y a tout ce qu'on peut faire pour ne pas être le jouet du hasard et orienter sa vie vers le bonheur.

    Pour cela, il faut une bonne dose de sagesse et de persévérance pour accomplir toutes les actions qui vont produire du bonheur pour soi-même et autrui ainsi que pour tous les changements d'esprit qui seront nécessaires pour avoir une vision de l'existence et régler les problèmes qui se poseront inévitablement durant l'existence. Dans les actions, on peut citer en vrac et très rapidement : la modération en toutes choses, ne pas boire excessivement d'alcool par exemple, ne pas être violent, ne pas trahir ses amis, être généreux, ne pas mentir.... (Il y a bien sûr beaucoup d'autres choses, mais je ne rentre pas dans les détails). Au niveau de l'esprit, on peut citer la pratique de la méditation pour apaiser de la méditation, la pratique de l'amour bienveillant, de la compassion, de la joie et de l'équanimité, le détachement, le lâcher-prise. Et puis il y a effectivement l'altruisme. Un piège existentiel serait de croire que le bonheur ne touche que nous-mêmes (je ne peux pas être heureux à la place de mon voisin) et donc qu'il faut être égoïste, ne pas partager les bonnes choses de l'existence pour être le plus heureux possible. Cet égoïsme est un enfermement dans l'illusion. Dans le monde, tous les phénomènes sont interdépendants. Je ne peux être heureux qu'en rentrant dans cette dynamique de l'interdépendance et en pensant aux autres. L'altruisme est donc essentiel pour trouver le bonheur.

     Ce sont toutes ces pratiques qui rendent heureux. Le bonheur est un état de l'esprit et du corps qui est la conséquence de ces pratiques qui apportent le bien-être pour soi-même et pour autrui. Le bonheur n'est donc pas une compétence. Par ailleurs, le bonheur n'est pas toujours directement la conséquence directe de nos actions bienfaisantes et de nos pensées bienveillantes. La graine de l'arbre ne pousse pas en un jour. Il faut parfois persévérer pour voir les fruits de sa pratique. En outre, l'existence est remplie de difficultés et d'épreuves. Tout comme le ciel peut se remplir de nuages sombres et orageux, l'existence peut prendre de couleurs sombres et menaçantes. Même un habile marin peut avoir à traverser des tempêtes.










      Si on dit que le bonheur est une compétence et que vous êtes soudainement malheureux du fait de causes extérieures comme un divorce ou une perte d'emploi ou de causes intérieures comme une dépression, vous aurez l'impression d'être une personne inapte, incompétente, quelqu'un de complètement nul. Or le capitalisme moderne aime nous rabaisser en permanence parce que les personnes déprimées, angoissées ou souffrant de peu d'estime de soi sont plus faciles à manipuler dans le grand système de la consommation. Voilà pourquoi je pense que comparer le bonheur à une compétence comme le fait Matthieu Ricard ne me paraît pas très pertinent.

     Je suis parfaitement d'accord avec le fait que l'on peut entraîner l'esprit tout comme on trouve normal de s'entraîner dans des pratiques sportives pour courir plus vite, nager plus vite ou shooter mieux dans un ballon ou comme on s'entraîne à jouer du piano pour devenir un virtuose. On peut renforcer notre disposition d'esprit à trouver le bonheur pour soi-même et autrui. Et c'est important de le faire.

       Personnellement, il m'arrive d'être malheureux tant pour des causes externes que pour des raisons internes, le sentiment d'avoir à porter le poids du monde qui s'empare soudainement de moi et qui semble ne jamais vouloir repartir. Quand cela m'arrive, je m'arrête. Je me pose et je m'assieds en posture de méditation. Je pratique l'attention au va-et-vient de la respiration, la bienveillance illimitée, la compassion illimitée, la joie illimitée et l'équanimité illimitée. Je cultive la bodhicitta, l'esprit d'Éveil. Je pratique le détachement. Je reviens au caractère impermanent et illusoire des phénomènes. Je laisse reposer l'esprit en lui-même, je laisse mon corps être ce qu'il est, avec toutes ses imperfections et ses limitations. J'avais lu dans un livre sur le sang que il ne faut pas une seconde pour que le sang commence à coaguler quand une plaie vient déchirer le tissu de la peau. J'avais trouvé cela fascinant, cette disposition du corps à se guérir lui-même ! Et bien l'esprit a aussi une disposition essentielle à se guérir lui-même, à retrouver la luminosité très vite, même si certaines émotions noires sont venues l'assombrir. Même quand on a toutes les raisons d'être malheureux, on peut trouver les ressources spirituelles pour retrouver le sourire. Certaines personnes pensent que je suis toujours heureux parce que très souvent souriant. En fait, pas nécessairement, mais souvent je rejaillis dans la méditation et cela me donne la force de sourire à la vie.

     Enfin, je trouve que comparer le bonheur à une compétence met beaucoup trop la pression sur les épaules des gens. En tant qu'eudémoniste, je considère le bonheur comme un but essentiel de l'existence. Épicure disait dans la Lettre à Ménécée : « Il faut méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque quand on l’a, on a tout, et lorsqu’il manque, nous faisons tout pour l’avoir ». Néanmoins, il est sage par moment de se détacher de ce but suprême de trouver le bonheur, de pratiquer le lâcher-prise. Parfois, on trouve le bonheur en cessant de le chercher partout. Le fait de chercher le bonheur de manière trop tendue, en étant trop crispé pour le trouver risque de nous éloigner du bonheur plus qu'autre chose. Parfois, il faut lâcher-prise devant la déprime, la tristesse et le désespoir, accepter d'être mélancolique et triste un soir ou l'autre. C'est alors qu'un bonheur plus essentiel survient et s'empare de nous. Le bonheur est quelque chose de plus subtil que le fait de savoir conduire une automobile ou de savoir mener un projet d'entreprise à bien.


*****



        Enfin, Sb me reproche de ne pas accepter qu'on puisse méditer et s'ouvrir à l'altruisme dans le monde de l'entreprise. En fait, je n'ai aucun problème avec cela ! Tant mieux si les cadres supérieurs de Google trouvent trop cool de pratiquer la méditation de pleine conscience ! Je dis qu'il faut simplement faire attention à ne pas être contaminé par le discours de propagande de la culture d'entreprise ultra-libérale ; et « compétence » est un de ces termes à haute densité idéologique ! Ce serait dommage pour les méditants, mais ce serait aussi dommage pour les entreprises elles-mêmes. On comprend leur tentation de vouloir formater encore un peu plus leurs employés au travers de la méditation. La rentabilité est une obsession pour eux. Mais la méditation est plus efficace quand elle n'est pas entachée par ce genre de déviations. La méditation apporte du bonheur à l'esprit et de la libération à l'esprit. Ce bonheur et cette libération peuvent s'exprimer en-dehors de l'entreprise. Mais globalement, des employés vraiment heureux rapporteront plus de bénéfices à l'entreprise que des employés endoctrinés à être plus « performants » et à être « plus heureux dans la performance ». Laissez l'esprit des gens tranquilles, aurais-je envie aux grands leaders de la Silicone Valley. Faites confiance à la liberté naturelle de l'esprit ! On ne pratique pas la méditation pour l'entreprise, mais pour être plus heureux dans la vie, dans ses relations humaines, avec sa famille, ses amis, les gens qu'on rencontre dans la rue et aussi ses collègues au bureau. 





















Lire la première partie de cet article: 



À propos de la méditation de Pleine Conscience pratiquée dans les entreprises, on peut lire : 


   On entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness dans le management. En soi, cela me paraît être une bonne chose : si les entrepreneurs s'enthousiasment pour la méditation et veulent organiser des séances de zazen au milieu de l'open space. Pourquoi pas, en fait ? Néanmoins, quelque chose me laisse sceptique : est-il judicieux de réduire la méditation à une pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ? Est-on plus aware des objectifs quantitatifs fixés par l'entreprise quand on s'est livré à une séance de pleine conscience ? Est-ce qu'on est un meilleur employé quand on s'applique sagement à s'asseoir en lotus et à faire le vide dans son entreprise ?







Voir également à propos de la question du bonheur: 



Le bonheur et les autres :     Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ? Dans le milieu du développement personnel et de la spiritualité, on n'entend souvent que le bonheur est en nous, et nulle part ailleurs, et que ce bonheur ne dépend pas des situations heureuses (comme la richesse, la réussite, la réputation, la chance, la santé) ou de telles ou telles personnes (la famille, les personnes aimées, les amis, les collègues...). Il faut chercher ce bonheur en soi-même, au plus profond de son être et savoir rester équanime face aux aléas heureux ou malheureux de la vie. Ce n'est pas faux, cela recèle même une part fondamentale de vérité : je défends personnellement l'idée que le bonheur véritable est d'abord le fruit d'un travail spirituel et philosophique sur soi-même. Néanmoins affirmer que le bonheur ne dépend pas du tout des autres me laisse sceptique. Il me semble que la problématique est plus complexe que cela.

Voir aussi le Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta) ainsi que son commentaire.










Voir aussi à propos de Matthieu Ricard  :



       Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste ‪‎Matthieu Ricard‬ sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme‬ pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?

renouer avec la nature  

s'occuper aussi des animaux

Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace


- Liberté

      Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce la possibilité de faire ce qu'on veut ? Ou y a-t-il une dimension plus intérieure de la liberté ?


- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
     Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soûtra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soûtras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soûtras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





13 commentaires:

  1. Je sais bien que c'est un contre-argument un peu facile mais il me semble que l'usage du mot compétence par Mathieu Ricard est un moyen habile. Que cela l'expose à la critique est une bonne chose. Personnellement je ne reconnais pas le principe d'autorité et ce n'est pas parce que j'aime beaucoup Mathieu Ricard que tout ce qu'il dit est nécessairement vrai. Par conséquent le reconnais la validité du danger que tu pointes derrière le mot compétence.

    Néanmoins je ne suis pas d'accord avec le fait que le mot compétence est un mot réservé au monde de l'entreprise et du Business. Je n'aime pas beaucoup Wikipedia parce qu'on y trouve tout et son contraire mais jettes y un œil quand même. Le sens premier est juridique et désigne des capacités.

    Bref pour faire court l'idée derrière le mot compétence est celui d'une maitrise possible de son destin par des pratiques et des exercices.

    On peut considérer le bonheur à la manière d'Epicure, c'est à dire de manière négative comme absence de souffrance par une sobriété raisonné ce en quoi il se rapproche beaucoup du bouddhisme qui pose comme possible la cessation de la souffrance.

    Par conséquent dire que le bonheur est seulement un état est beaucoup trop faible.

    Je pense que l'on est en grande partie, mais pas totalement, responsable de notre malheur, même si cette responsabilité est en grande partie collective. et c'est bien la raison pour laquelle nous passons notre temps à nous sermonner. Il ne faut pas confondre responsabilité et culpabilité. La responsabilité implique que nous pouvons agir et que nous sommes tous potentiellement compétant pour ce faire.

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  2. D'ailleurs c'est drôle de voir à quel point la lecture de Nietzsche a influencé ma propre pensée : tiens regarde cette critique Nietzschéenne de l'eudémonisme:

    "Comment se fait-il que les articles de foi fondamentaux, en psychologie, sont tous la pire déformation et le plus odieux faux monnayage ? « L’homme aspire au bonheur », par exemple – qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Pour comprendre ce que c’est que la vie, quelle sorte d’aspiration et de tension exige la vie, la formule doit s’appliquer aussi bien à l’arbre et à la plante qu’à l’animal. « A quoi aspire la plante ? » – Mais là nous avons déjà imaginé une fausse unité qui n’existe pas. Le fait d’une croissance multiple, avec des initiatives propres et demi-propres, disparaît et est nié si nous supposons d’abord une unité grossière, « la plante ». Ce qui est visible avant tout, c’est que ces derniers « individus », infiniment petits, ne sont pas intelligibles dans le sens d’un « individu » métaphysique et d’un « atome », et que leur sphère de puissance se déplace sans cesse ; mais chacun de ces individus, s’il se transforme de la sorte, aspire-t-il au bonheur ? – Cependant toute tendance à s’étendre, toute incorporation, toute croissance, est une lutte contre quelque chose qui est accompagnée de sensations de déplaisir : ce qui est ici le motif agissant veut certainement autre chose en voulant le déplaisir et en le recherchant sans cesse. – Pourquoi les arbres d’une forêt vierge luttent-ils entre eux ? Pour le « bonheur » ? – Pour la puissance !… L’homme devenu maître des forces de la nature, l’homme devenu maître de sa propre sauvagerie et de ses instincts déchaînés (les désirs ont appris à obéir, à être utiles) – l’homme comparé à un pré-homme représente une énorme quantité de puissance – et non pas une augmentation de « bonheur ». Comment peut-on prétendre qu’il a aspiré au bonheur ?"

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  3. Il y aurait beaucoup à dire mais difficile de nier que l'humain et le vivant n'aspire en tous cas pas à souffrir (par instinct de survie ?), voire aspire à jouir (mais peut-être seulement pour une part ; puissance, jouir, n'est-ce pas similaire au fond ?). Et s'il existe une seule direction ou logique (j'évite "sens" qui est malheureusement biaisé) au sein du vivant - cela n'implique absolument aucune volonté pour autant - il me semble que cela concerne le fait de se perpétuer (j'ai lu des trucs sur les gènes égoïstes qui vont dans ce sens) mais bon, rien n'est sûr.
    Quant à Nietzsche, il n'est pas non plus l'alpha et l'omega bien que passionnant, mais je lui ai toujours préféré Schopenhauer, enfin, ça n'engage que moi.

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  4. Aucun philosophe n'est l'alpha ni l'oméga. Il me semble que les critiques de l'eudémonisme sont assez rares et je préfère celle de Nietzsche à celle de Kant.
    Mais il est vrai qu'il est curieux d'opposer la volonté de puissance au bonheur. Je pense que l'idée de Nietzsche est peut-être de montrer l'hypocrisie qui se cache derrière le mot bonheur qui n'est peut-être qu'une expression de la volonté de puissance et on sait que toute les religions se démarquent les unes des autres par leur proposition d'un paradis à chaque fois différent et différé pour après la mort.

    On remarquera, et c'est ce qui m'interpelle le plus dans l'argumentation de Nietzsche qu'il prend la plante pour modèle de ce qui veut quelque chose et qui a des sensations de déplaisir. Qu'une plante soit susceptible de souffrir semble donc également une évidence pour Nietzsche. Comme quoi, nous sommes quand même nombreux, à travers les ages, à partager cette évidence.

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  5. J'ai même anticipé le cours de notre philosophe national et populaire:
    http://www.franceculture.fr/emissions/breve-encyclopedie-du-monde/botanique-de-la-volonte-de-puissance
    Lui n'hésite pas à dire que les plantes ont une conscience. En même temps Onfray à la mauvaise habitude de ne pas faire dans la nuance.
    C'est en tous cas, ce que je lui reproche le plus. Il défend également une position hédoniste et eudémoniste à laquelle je ne souscris pas.

    A qui souscris-je d'ailleurs?
    Je placerais la sagesse au dessus du bonheur. La sagesse n'est pas le moyen d'atteindre le bonheur mais le bonheur un moyen d'atteindre la sagesse.

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  6. Quelques brefs commentaires :

    1°) Je ne suis pas sûr que Nietzsche soit une référence en la matière. Je rappelle qu'il était quand même cinglé.

    2°) Reste chez lui des intuitions poétiques très fortes. Nietzsche est plus pour moi un poète qu'un philosophe à proprement parler. Il est souvent passionnant, mais j'ai quand même du mal à prendre ce qu'il dit totalement au sérieux, surtout qu'il dit tout et son contraire sur tous les sujets.

    3°) Les critiques contre l'eudémonisme ne sont pas rares, surtout au sein des facultés universitaires de philosophie. C'est même pour cela que Matthieu Ricard a cru bon d'écrire un « Plaidoyer pour le bonheur ».

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    1. Pendant mon cursus universitaire dans le département de philosophie Nietzsche est le philosophe sur lequel j'ai eu le pus de cours : 4 cours d'une année entière. Je souviens d'un prof qui disait que si Nietzsche est un poète c'est un piètre poète (sous entendu c'est un grand philosophe). Sur la folie, j'écoutais une émission hier "http://plus.franceculture.fr/un-nouveau-regard-sur-les-troubles-psychiques" qui mettait l'accent sur les discriminations et les violences faites aux personnes fragiles psychologiquement. Disqualifier la pensée de Nietzsche sous prétexte qu'il a sombrer à la fin de sa vie dans la folie est un peu facile. A l'inverse je me souviens d'un prof qui disait que même les plus fous des fous sont parfois d'une grande cohérence. De fait je trouve la pensée de Nietzsche très cohérente même dans les billets dit "de la folie". Encore faut-il avoir les clefs de lecture.

      Pour l'avoir étudié d'assez près, il n'y a pas de contradiction qui ne trouve une explication. Je rappelle que Nietzsche dit lui-même qu'il ne reconnais pas le principe de non-contradiction car il se veut "libre-penseur". Nous sommes également libre de ne pas suivre Nietzsche dans ses facéties à partir du moment où nous faisons l"effort de chercher à comprendre ce qu'il dit.

      La pensée de Nietzsche comme celle de Dogen d'ailleurs est une pensée qui pense et qui incite à penser... Ce n'est pas un corpus de thèses qu'il faudrait apprendre par cœur et dans lequel on n'aurait qu'à puiser pour ne pas penser.

      Onfray rappelle que la sœur de Nietzsche a beaucoup fait pour rendre inintelligible la pensée de Nietzsche notamment en publiant "La volonté de puissance" dans le but de mettre Nietzsche au service des nazis. Il faut donc rester prudent.

      Sur le 3°) je suis d'accord... mon jugement était un peu rapide

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  7. 4°) L'eudémonisme et les religions n'ont généralement rien à voir. Quand j'ai défini l'eudémonisme dans mon article, j'ai été beaucoup trop succinct. J'ai juste dit que c'est un courant philosophique qui met le bonheur comme but central de son cheminement. Il faudrait ajouter que c'est un bonheur ici et maintenant, dans cette vie ici-bas que l'eudémonisme vise ! C'est le contraire des religions qui prônent qu'il faut souffrir le martyr dans cette vie-ci pour pouvoir aller au paradis et être heureux après la mort. Il faut être heureux dans cette vie, et il faut l'être le plus tôt possible.

    5°) Sur la citation de Nietzsche proprement dit, il y a des choses à en dire et je reviendrai peut-être dessus dans un prochain article. Mais très rapidement, deux remarques :

    A. L'eudémonisme n'est pas un impératif moral. On ne doit pas être heureux, on n'est pas obligé de vouloir être heureux. Si vous préférez être malheureux et déprimé, libre à vous de l'être ! Simplement, la plupart des gens cherchent le bonheur et fuient le malheur. L'eudémonisme prend simplement compte de cette dimension du psychisme humain.

    B. Donc, si si vous cherchez le pouvoir plutôt que le bonheur, pourquoi pas ? Mais est-ce satisfaisant ? Imaginez que, par un coup de baguette magique, je puisse transformer vos existences selon cette alternative : soit vous devenez un empereur surpuissant, mais malheureux comme un chien, soit vous avez une vie humble, sans pouvoir, sans gloire, mais extrêmement heureuse et satisfaisante. Quelle vie choisissez-vous ? Le pouvoir ou le bonheur. Je ne sais pas les autres, mais moi, je prends le bonheur sans hésiter.

    Si on succombe à la volonté de puissance, c'est généralement parce qu'on se dit que la puissance va nous protéger des personnes malveillantes. Par exemple, un esclave (quelqu'un qui n'a aucun pouvoir dans la société) risque beaucoup plus d'être malheureux qu'un seigneur. Les gens cherchent le pouvoir pour se rassurer. Mais c'est souvent une grossière illusion. La quête du pouvoir amène conflits, luttes et affrontements.

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  8. 4°) Discute avec un témoin de Jehovah et tu verras qu'il y a un lien très fort entre son bonheur présent dans sa communauté et l'espérance d'une vie après la résurrection des corps. L'espérance est un ressort très fort de l'eudémonisme et des religions. Évidemment la position bouddhiste par rapport au bonheur est très décalé et très critique vis à vis de l'espérance qui nie l'impermanence. Tu sais ça mieux que moi. Je suis eudémoniste à condition d'avoir une vision pluraliste du bonheur et non moniste. Le paradis présent et futur des Témoins de Jehovah serait pour moi un enfer. Je préfère encore le monde tel qu'il est avec ses contradictions.

    5°) A. mouis, je trouve quand même que les terroristes ont une étrange manière de chercher le bonheur et de fuir le malheur. Ils ne sont pas eudémonistes? Le califat ne represente-t-il pas le bonheur auquel ils aspirent?

    B. Je choisis la puissance car la puissance est la condition de la justice. Qui, en tant que bouddhiste, ne rêverait de reproduire l'expérience d'Ashoka?

    Je dis ça mais j'ai tout fait, dans ma vie, pour me tenir éloigné de toute forme de pouvoir. Je place la liberté au dessus du bonheur. Peut-être que je n'ai jamais recherché le pouvoir parce qu'en France nous vivons dans une société relativement libre.

    "La quête du pouvoir amène conflits, luttes et affrontements."

    Oui et non. L'idée de Nietzsche n'est pas de légitimer la violence qu'impliquerait la volonté de puissance. L'idée c'est plutôt de voir les forces qui sont à l’œuvre dans le monde et d'y consentir (je l'entends au sens bouddhiste d'harmonie avec le cosmos)

    Je déplore tout autant l'abus de puissance de la Chine sur les pays qui lui sont frontaliers que le défaut de puissance de l'ONU pour faire respecter le droit international (notamment face à la chine). Mon consentement a malgré tout ses limites.



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  9. Sincèrement, j'ai du mal à comprendre comment on peut détacher l'idée de puissance de celle de jouissance. Tous les êtres ont bien un instinct de survie et fuient le danger, non ? Au delà même, ils cherchent à reproduire les expériences plaisantes et à rejeter les expériences déplaisantes. Cette constatation de base (en est-ce une?) me semble être une condition déterminée par notre biochimie (est-elle universelle néanmoins ? Est-elle réfutable ? A vrai dire, je n'en sais rien et n'ai pas tout le bagage philosophique et/ou biologique pour le dire). Ainsi, la fuite des expériences déplaisantes et la recherche de celles plaisantes ne correspond pas nécessairement à une recherche de bonheur mais cela ressemble malgré tout singulièrement à une recherche de plaisir au moins dans sa seconde partie (même dans la première en fait). Je vais faire dans l'opposition grossière et galvaudée sans doute mais l'hédonisme me semble lié à la recherche éperdue du plaisir (finalement, c'est très déterminé biologiquement si on suit mon raisonnement) quand l'épicurisme serait lié au plaisir dans l'instant présent si et seulement si il n'entraine pas de nuisance à venir pour soi voire pour autrui (si l'altruisme entre en jeu), en bref s'il accroît mon expérience globale de bonheur et ne recherche pas seulement à reproduire les expériences a priori agréables comme le ferait un accro à une drogue finalement (les hormones et autres facteurs biologiques ne sont-ils pas des drogues à vrai dire ?). Vous l'aurez compris, je me détache nettement de l'hédonisme qui, au contraire de l'épicurisme me semble une recherche vaine et très égoïste, en ce sens qu'on peut aller jusqu'à légitimer de nuire à autrui pour avoir une expérience agréable, souvent nuisible à soi et à autrui. Maintenant, la culture est capable de (ré)conditionner tout ça dans un sens ou dans un autre et il ne faut pas s'étonner de voir des gens se faire sauter s'ils espèrent un hypothétique avenir de jouissance.
    Enfin pour revenir à mon interrogation du début, à quoi bon la puissance en soi si elle ne permet pas d'empêcher sa propre souffrance et d'éprouver une jouissance ? Je n'en vois pas l'intérêt et je ne vois pas finalement ce qui la motiverait chez les assoiffés de pouvoir ? (mais peut-être me manque-t-il une réflexion qu'on voudra bien m'apporter, merci).

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  10. Il suffit de lire Tristes Tropiques de Levi Strauss qui montre comment les chefs deviennent des chefs sur une base individuelle qui dépasse la sociologie. Dans ces sociétés que Levi Strauss considère comme les plus primitives. Le chef devient chef en faisant preuve de générosité et en prenant soin de sa tribu et en organisant la vie de la collectivité et en trouvant et connaissant la bonne distance avec les autres tribus amis et ennemis.
    La vie de chef est loin d'être la plus cool car la responsabilité est lourde et repose sur le consentement mutuel des autres qui peuvent se détourner à tout instant de ce chef pour partir auprès d'une autre tribu et donc d'un autre chef. La seule contre partie du pouvoir qui implique de de ne rien posséder (du fait de la générosité du chef) c'est la polygamie alors que les autres de la tribu sont monogames... (la description que fait Levi Strauss de cette polygamie consentie par la tribu fait envie)

    De cela découle le fait que non la puissance ne s'oppose pas à la jouissance mais qu'elle a des contre-partie autant en terme de responsabilité mais qu'en dernier ressort elle repose sur une base individuelle ce qui semble le plus surprendre Levi-strauss. Certains seraient plus fait pour commander et diriger et d'autres pour obéir. Ceci explique que tous le monde ne recherche pas la puissance et inversement tout le monde ne recherche pas à obéir. En revanche tout le monde recherche un équilibre dans lequel il a sa place. Ce qui est le plus remarquable c'est la fluidité de ces sociétés... qu'hélas nos sociétés occidentales ont détruites...

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  11. Ok mais là, on est donc dans quelque chose qui ressemble à une prise de responsabilité, de l'ordre du devoir, qui peut tout à fait être déconnecté de toute jouissance, pas dans une conquête du pouvoir pour avoir le pouvoir, non ?

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  12. Chez un philosophe comme Levinas, la jouissance est à la base de la subjectivité et c'est elle qui nous pousse vers l'Autre et qui du coup va faire l'expérience de la responsabilité. En langage bouddhiste on dirait que l'avidité propre à l'homme est de n'être jamais satisfaite et c'est lorsqu'il en prend conscience qu'il peut s'engager sur la voie.

    Du coup la puissance est d'abord une puissance sur soi même comme lorsque le bouddha dit : "« Conquerrait-il mille fois mille hommes sur le champ de bataille, vraiment, il est le victorieux le plus noble s'il se conquiert lui-même »

    Nietzsche fait souvent de l'homme individuel une sorte de parlement de forces où la plus forte décide. Chez Nietzsche l'individuel est collectif.

    Parfois chez moi c'est le moralisme qui l'emporte parfois c'est l'hédonisme mais dans les cas il s'agit de faire les meilleurs choix au moment opportun en tenant compte des Autres. La réalité est plus fluide qu'on ne l'imagine. Le pouvoir pour le pouvoir n'a de sens que dans la durée... A quoi bon conquérir avec tant de mal un château si c'est pour le perdre le lendemain... Pareil pour l'hédonisme. La responsabilité est aussi là pour introduire de la durée et rendre la société viable.

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