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lundi 3 juin 2019

Un nomade de la raison - Conclusion




Un nomade de la raison sur les chemins d’Élis à Taxila

13ème partie


Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.





Conclusion


Sur le chemin du doute, un constat s’impose : peu de certitudes se dégagent de ce travail. Les influences grecques de Pyrrhon sont frappées de zones d’ombre. Et les influences indiennes s’avèrent incertaines. Le flou règne sur la vie et l’œuvre de Pyrrhon : tous les fragments sont analysés et recoupés ; et c’est à partir d’eux que l’on doit reconstituer les thèses et les doctrines du fondateur du scepticisme. Or des thèses contradictoires se manifestent sur les points qui paraissent le plus établis. 


Exemple emblématique : Pyrrhon, était-il seulement sceptique ? Cicéron et Numenius nous affirment le contraire : selon eux, Pyrrhon était un dogmatique ! On peut penser que Cicéron était peu au courant du philosophe d’Elis ; ses informations étaient peut-être biaisées. Mais Numenius était le disciple de Pyrrhon1 ! A moins que ce ne soit un autre Numenius2, là encore on en n’est pas vraiment sûr ! Mais Timon de Phlionte lui-même ne chante-t-il pas les louanges de Pyrrhon d’une manière assez surprenante pour des sceptiques ?



«  Voici, ô Pyrrhon, ce que mon cœur désire entendre :
Comment, n’étant qu’un homme, mènes-tu sans effort une vie si paisible,
Toujours sans souci, sans émotion, toujours dans la même disposition,
Sans prêter attention aux contes d’une science au doux langage ?
Comment peux-tu, seul, guider les hommes, semblable au dieu qui, menant sa course autour de toute la terre, tourne en renversant son cours,
Et découvre à nos yeux le disque enflammé de sa sphère au bel arrondi ? »


Et Timon de placer cette réponse dans la bouche de Pyrrhon :
« Je te dirai ce qui me paraît être :
Une parole de vérité, car j’ai une règle droite ;
Je te dirai quelle est, jour après jour, la nature du divin et du bien,
D’où vient pour l’homme la vie la plus égale3 ».


Sextus Empiricus était fort embarrassé par ce passage qu’il rapporte lui-même de Timon. Voici comment il explique  cet étrange éloge sceptique qui sonne comme une déclaration triomphale de dogmatisme : « Si un grammairien veut expliquer le vers de Timon, il dira qu’il a pour but de faire honneur à Pyrrhon. Un autre dira qu’il renferme une contradiction car le soleil éclaire, tandis que le sceptique obscurcit tout. Mais le vrai philosophe comprendra que si Pyrrhon ressemble au soleil, c’est que le soleil éblouit ceux qui le regardent trop attentivement4 ».


Marcel Conche voit dans ce petit poème une application pratique de l’aphasie qui transforme tout message de manière ironique : les vers de Timon ressemblent en effet très fortement aux éloges du dieu Apollon. Timon se livre donc à une parodie : il imite la manière des Grecs de consulter un oracle. D’ailleurs, derrière les paroles aux retentissements dogmatiques se cache la manière de parler des sceptiques : Pyrrhon ne dit pas une parole de vérité, mais ce qui lui paraît être une parole de vérité. C’est beaucoup plus convainquant que les explications de Sextus.


Mais on retrouve dans le jaïnisme et le bouddhisme des éloges au Mahâvîra et au Bouddha qui sont très similaires à ceux-ci. C’est donc peut-être autre chose qu’une parodie. A la longue, Pyrrhon aurait-il été convaincu du bien-fondé de sa méthode  qui comporte trois moments : suspension du jugement, indifférence et aphasie, au point de l’affirmer avec une certitude assurée comme une méthode éprouvée conduisant à l’ataraxie ? Serait-il devenu malgré tout un dogmatique ? Ou bien son seul charisme suffisait-il à doter ses disciples d’une telle certitude ? On le voit : même si la thèse de Conche paraît fort pertinente, elle ne permet pas de dégager une certitude absolue. Pyrrhon était peut-être le dogmatique que décrivaient Cicéron et Numénius. Peut-être pas aussi.


Un de mes proches soutient fermement que Jésus de Nazareth n’a pas existé. Très convaincu de sa thèse, il a mené des recherches dans les Évangiles et les documents historiques de l’époque pour bien mettre en évidence toutes les contradictions et les manquements dans les témoignages qui racontent la vie du fondateur de la religion chrétienne. Mais qu’en est-il alors du fondateur du scepticisme : Pyrrhon a-t-il seulement existé ? Là non plus pas de certitude absolue. Juste des présomptions. Les témoignages les plus récents sont ceux de Timon de Phlionte, son disciple, mais ceux-ci n’existent que sous la forme de fragments chez des auteurs fort tardifs : Diogène Laërce, Aristoclès de Messène et Sextus Empiricus principalement. Les sources pyrrhoniennes sont donc plus maigres que les sources chrétiennes, même si un esprit plus rationnel souffle sur les textes qui parlent de la vie de Pyrrhon, ce qui les rend peut-être plus crédibles que les sources touchant à la vie de Jésus. La question néanmoins demeure.


Nous voilà donc obligé d’admettre de fortes zones d’ombre et le flou qui entourent la vie et l’œuvre de Pyrrhon. Mais gageons que cette incertitude n’aurait pas déplu le moins du monde à Pyrrhon d’Elis ! Au fond, Pyrrhon n’est peut-être qu’un fantôme ou un mythe. Mais ce fantôme a hanté de nombreux philosophes depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours : Epicure, Aenesidème, Sextus Empiricus, Montaigne, Pascal, Nietzsche, Victor Brochard jusqu’à Marcel Conche. Le flou envahit toute la vie de Pyrrhon, certes ; mais il permet pourtant une recherche sérieuse et créative. La physique contemporaine a bien été obligée d’admettre le principe d’incertitude d’Heisenberg, l’incapacité de déterminer avec exactitude la position et la vitesse d’un électron en même temps. Cela a conduit à ce que les physiciens appellent le « flou quantique ». Or ce flou quantique n’empêche en rien l’essor de la physique. Que du contraire ! Il a mené à de solides avancées dans le domaine. De manière analogue, parler de Pyrrhon, même avec toutes les incertitudes qui l’accompagnent inévitablement, peut être profitable. Le scepticisme est donc une réflexion prolongée sur son propre doute. Et Pyrrhon, en tant qu’objet de connaissance, ne fait pas exception à cette emprise du doute !


Résumons donc très brièvement ce que nous savons ou ce qu’il nous paraît savoir à propos de Pyrrhon : Pyrrhon a fréquenté les gymnosophistes en Inde ; et ceux-ci l’ont durablement influencé dans son choix de vie et son rapport à l’existence. Ils lui ont appris le détachement et la sérénité ainsi que la bienveillance et la douceur à l’égard de tous les êtres. 


Les Grecs ne pouvaient s’empêcher de rapprocher ces gymnosophistes indiens à Diogène de Sinope, plus souvent appelé par son surnom Diogène le Chien. Certes, au niveau des apparences extérieures, les similitudes sont nombreuses : Diogène pourrait sembler naturellement plus proche des sages nus indiens que Pyrrhon qui s’habillait comme tout le monde et qui vivait comme tout le monde. Le proverbe nous dit pourtant : l’habit ne fait pas le moine. Pareillement : la nudité ne fait pas le gymnosophiste ! Intérieurement, Pyrrhon s’apparente aux ascètes de l’Inde par son acceptation douce et silencieuse des apparences, par la paix de l’esprit et le goût de la solitude. Et une de ses maximes favorites était : « dépouiller complètement l’homme 5». 


A l’opposé, Diogène le Chien tempête et vitupère contre la société et ses hypocrisies, recherchant le contact vif et la confrontation vigoureuse. Pyrrhon d’Elis n’a donc pas vécu comme un gymnosophiste, mais il a trouvé une vie qui correspondait mieux à sa nature profonde. Il l’a trouvée paradoxalement en acceptant la vie telle qu’elle s’est présenté, telle qu’elle s’est manifestée. Pyrrhon « a pris la vie pour guide » ; mais en étant libre par rapport à elle, en en faisant le jeu des apparences6.


Sa philosophie se résume donc en trois moments : 1°) la suspension du jugement ou épochè dans la contemplation théorétique de la nature des choses. 2°) l’indifférence ou adiaphoria dans la vie pratique ; 3°) l’aphasie et l’ataraxie comme fruit. La suspension du jugement nous montre les choses comme indifférentes, immesurables et indécidables. Elle permet au sceptique de s’abstenir de coller toutes sortes de déterminations aux objets, comme le vrai ou le faux, le juste ou l’injuste, l’être ou le non-être, le bon ou mauvais, et ainsi de suite… C’est le ou mallon pyrrhonien : les choses ne sont pas davantage ceci que cela. Tout se résorbe en apparence qui renvoie à d’autres apparences. 



Comme le dit Timon de Phlionte : « L’apparence, où qu’elle se présente, règne en toutes choses7 ». Et ce ou mallon conduit à l’indifférence et l’imperturbabilité. On n’est plus affecté par les événements dès lors que l’on a cessé de les cataloguer dans un sens ou dans un autre. S’ensuit de cette indifférence l’aphasie, le retour au silence, et l’ataraxie, l’absence de troubles, le bonheur. Comme le dit Marcel Conche : « Le discours pyrrhonien comporte une ironie à l’égard de lui-même et renvoie au silence8 ».




Frédéric Leblanc, 
Liège, août 2007.













1 D.L., op. cit., IX, 68 & 102.
2 Peut-être le platonicien Numenius d’Apamée. Voir à ce propos : D.L, ibid., IX, 68, p. 1105, note 5.
3 Marcel Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., chap. IX, pp. 122-124, d’après des citations se recoupant de Diogène Laërce (IX, 65) et Sextus Empiricus (Adv. Math., XI, 1).
4 Passage cité dans : Victor Brochard, « Les sceptiques grecs », op. cit., livre I, chap. III, pp. 76-77.
5 D.L., op. cit., IX, 66.
6 D.L, op. cit., IX, 62. Un débat a eu lieu entre Marcel Conche et Jean-Paul Dumont sur la traduction de ce passage : άκόλουθος δ’ην και τω βίω C’est Dumont qui propose cette traduction « prendre la vie pour guide » arguant des considérations grammaticales (« Le scepticisme et le phénomène », op. cit., préface, V) ; tandis que Marcel Conche propose « se conformer à ses principes dans la vie » invoquant plutôt le contexte (où Pyrrhon brave des précipices et d’autres choses dangereuses) (« Pyrrhon ou… », p. 46). « Prendre la vie pour guide » peut faire penser au conformisme de Sextus et des phénoménistes ; la vie et la société s’imposent à nous, et n’ayant pas de dogmes ou de certitudes quant à la conduite à tenir, il faut s’en remettre aux mœurs et aux usages. C’est pourquoi Marcel Conche rejette cette traduction
Néanmoins, on peut interpréter « prendre la vie pour guide » autrement, plus dans le sens de Conche, me semble-t-il. La vie est comme un guide de montagne que l’on suit, que l’on accompagne, que l’on écoute et que l’on ferait mieux d’écouter, mais que rien n’oblige à suivre aveuglément. On peut suivre la vie, tout en agissant sur elle en retour, comme un danseur suit sa partenaire, mais l’entraîne aussi dans ses mouvements.
7 D.L., op. cit., IX, 105.
8 Marcel Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », p. 304.
















Vincent J. Musi - Sanctuaire d'Athena Pronaia à Delphes 










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Concernant Pyrrhon, lire également : 










Voir aussi : 


- Rien de certain


La vie est un songe un peu moins inconstant















Ruines du temple d'Athéna à Priene dans la province d'Aydın - Anatolie,  Turquieµ
Photographie d'Ismail Bulbul












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