Un nomade de la raison
sur les chemins d’Élis à Taxila
12ème partie
12ème partie
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Le silence et la paix de l'âme
Troisième
et dernier point évoqué dans le texte d’Aristoclès de Messène :
« ce
qui résultera pour ceux qui sont dans cette disposition ».
« Pour
ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit
Timon, c’est d’abord l’aphasie, puis l’ataraxie ».
L’abstention du jugement conduit à l’indifférence et
l’imperturbabilité. Et l’indifférence conduit à l’aphasie
qui, elle-même, ouvre à l’ataraxie, l’absence de trouble. Il
faut noter cette corrélation étroite entre l’aphasie et
l’ataraxie, car elle est typique du pyrrhonisme. Le langage est
lourd de ce qu’il porte l’être du phénomène. Le langage tend
implicitement à dire l’Être et donc à camoufler l’apparence
fine des choses.
Est-ce à dire que Pyrrhon ne sortait jamais de son
silence ? Non, tel n’était pas le cas : Pyrrhon pouvait
briller dans ses discours et fasciner son auditoire. L’aphasie est
l’incapacité à dire les choses puisqu’on se retrouve à dire de
« chaque
chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle
est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas ».
Si une chose n’est ni a, ni non-a, ni à la fois a et non-a, ni à
la fois ni a, ni non a, on ne peut pas dire a de la chose, ni b, ni
c, ni d, et ainsi de suite… Les mots ne s’appliquent jamais
parfaitement à la chose. Dès lors, le rôle du langage est soit de
préparer au silence, soit de se distancier de sa propension à
véhiculer l’être, le réel grâce à l’évocation, la
suggestion ou l’ironie. Il s’agit de souligner le décalage entre
le langage et le réel tel qu’il s’égrène d’heure en heure,
d’instant en instant. Pyrrhon appelle à vivre la vie sans que des
commentaires viennent constamment troubler le silence de
l’expérience.
Bien
sûr, Pyrrhon n’a pas arrêté complètement de parler dès lors
qu’il a découvert l’aphasie. En Inde, certains yogins respectent
parfois des vœux de silence qui peuvent courir dans certains cas pas
moins de douze ans durant lesquels ils ne prononcent pas un mot.
Pourtant, ils communiquent encore : le silence n’abolit pas la
communication. Certaines choses se communiquent par des sourires, des
gestes, des attitudes, des regards, etc. Mais pour autant qu’on le
sache, en-dehors de ses retraites solitaires, Pyrrhon parlait ;
et il parlait même très bien si l’on en croit Nausiphane :
Pyrrhon savait excellemment captiver son auditoire. Epicure
d’ailleurs insistait beaucoup auprès de Nausiphane pour avoir des
nouvelles de Pyrrhon1.
Certes, Pyrrhon fascinait par son esthétique d’existence si
particulière ainsi que son absence complète de moralisme alliée à
une vie très morale et très rigoureuse : Victor Brochard
considère même que Pyrrhon « fut
une sorte de saint sous l’invocation duquel le scepticisme se
plaça2 ».
Mais Pyrrhon fascinait aussi pour ses discours et par son éloquence
si particulière. Aphasie ne veut donc pas dire absence de langage,
mais un rapport différent à ce langage, plus apaisé, qui ne
s’impose pas constamment à la pensée intérieure, qui n’enferme
pas l’individu dans toutes sortes de jugements à propos de tout et
de rien. Ce bavardage mental se calme sous l’effet de
l’indifférence et quand il cesse de vouloir donner à l’apparence
un habit et une consistance faite d’être et non-être, de réalité
et d’irréalité, d’estimable ou de méprisable, alors l’esprit
fait l’expérience de l’aphasie pyrrhonienne. Dans l’aphasie,
le langage existe encore, mais il ne s’oppose plus aux apparences.
Il laisse les apparences se succéder les unes aux autres dans le
flux de la vie comme le courant du fleuve qui s’écoule
tranquillement sans faire d’histoire. Dans l’aphasie, le langage
s’apparente au chant des oiseaux, aux babillements d’un bambin
ou au bruit du vent dans le feuillage; le langage redevient une
apparence qui ne s’oppose pas au silence de la nature.
Et
donc l’aphasie conduit à l’ataraxie, l’absence de trouble, la
paix de l’esprit. Le pyrrhonisme est donc un eudémonisme : le
philosophe cherche ce bonheur et cette quiétude née d’une vie
simple et égale. Marcel Conche souligne le caractère anti-tragique
de la philosophie de Pyrrhon : « On
remarque que sa conception de la non-différence des choses entre
elles, d’où résultent l’annulation des différences de valeur,
la négation de la morale, ect…, abolit tout le tragique de
l’existence. Le pyrrhonisme est si exactement une conception
antitragique de l’existence que l’on peut se demander, compte
tenu de l’espèce de contraste entre la jeunesse de Pyrrhon et sa
maturité rassise et philosophique, si le fond de sa nature n’était
pas le sentiment tragique de la vie – l’ironie étant une
réaction à ce sentiment fondamental3 ».
Pyrrhon s’est détourné du fracas de sa vie de jeunesse pour
s’abandonner à une vie tranquille emplie de bienveillance et de
douceur à l’égard de son prochain. Comme plus rien n’est
vraiment sérieux, il ne reste qu’une douce chaleur humaine à
diffuser dans toutes les circonstances de la vie quotidienne :
voilà l’ataraxie... « La
philosophie de l’apparence doit conduire à une absolue
bienveillance »
nous dit Marcel Conche. « Si
j’aime véritablement, écrit-il
encore,
ce n’est pas « moi » qui aime. La charité est le feu
universel où les différences disparaissent4 ».
Accepter les autres dans la simplicité de la vie et leur apporter de
la bienveillance et de la douceur, voilà ce qu’était peut-être
l’essence de la vie de Pyrrhon, philosophe d’Elis.
Diogène
Laërce conclut d’ailleurs sa notice fort fournie sur Pyrrhon et sa
pensée ainsi : « Certains
disent aussi que les sceptiques désignent l’insensibilité comme
la fin, et d’autres la douceur5 ».
2
Victor Brochard, « Les
sceptiques grecs »,
op. cit., livre I, chap. III, p. 82. Un saint certes fort étrange
et extravagant qui ne se souciait pas de correspondre à un idéal
moral et qui était même indifférent au bien comme au mal !
3
Marcel
Conche, « Pyrrhon
ou l’apparence »,
op. cit., chap. X.1, p. 134.
4
Marcel Conche
cité par Patrick Carré, « Nostalgie
de la vacuité »,
op. cit., p. 119.
5
Diogène
Laërce, « Vie
et doctrines des philosophes illustres »,
op. cit., IX, 108. Certains remettent en question cette apologie
de la douceur au sein du pyrrhonisme, mettant même en doute le
témoignage de Diogène Laërce sur ce point précis. Il me semble
au contraire que cette sentence, Diogène ne l’a pas mise au
hasard, sans trop savoir ce qu’il racontait. Cette phrase achève
la notice sur Pyrrhon, laquelle est suivie par celle de Timon de
Phlionte, un sceptique qui se comporte à bien des égards de
manière hédoniste. Or à ces deux notices placées à la fin du
livre IX, fait suite le livre X entièrement consacré à Épicure (qui, on l’a vu, admirait Pyrrhon). Tout cela n’est pas un
hasard ! Cette dernière phrase indique que Pyrrhon est à la
croisée des chemins entre le stoïcisme (l’insensibilité) et
l’épicurisme (la douceur). Cicéron avait d’ailleurs rapproché
Pyrrhon d’Ariston de Chios, un stoïcien particulièrement
rigoureux et moraliste. Diogène semble le voir plus dans les
parages Épicure de Samos.
Silena Lambertini |
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