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dimanche 2 juin 2019

Un nomade de la raison - 12ème partie





Un nomade de la raison 
sur les chemins d’Élis à Taxila

12ème partie


Pour lire les précédentes parties d'un Nomade la Raison, voir le sommaire.




Le silence et la paix de l'âme


Troisième et dernier point évoqué dans le texte d’Aristoclès de Messène : « ce qui résultera pour ceux qui sont dans cette disposition ». « Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit Timon, c’est d’abord l’aphasie, puis l’ataraxie ». 


L’abstention du jugement conduit à l’indifférence et l’imperturbabilité. Et l’indifférence conduit à l’aphasie qui, elle-même, ouvre à l’ataraxie, l’absence de trouble. Il faut noter cette corrélation étroite entre l’aphasie et l’ataraxie, car elle est typique du pyrrhonisme. Le langage est lourd de ce qu’il porte l’être du phénomène. Le langage tend implicitement à dire l’Être et donc à camoufler l’apparence fine des choses. 


Est-ce à dire que Pyrrhon ne sortait jamais de son silence ? Non, tel n’était pas le cas : Pyrrhon pouvait briller dans ses discours et fasciner son auditoire. L’aphasie est l’incapacité à dire les choses puisqu’on se retrouve à dire de « chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas ». Si une chose n’est ni a, ni non-a, ni à la fois a et non-a, ni à la fois ni a, ni non a, on ne peut pas dire a de la chose, ni b, ni c, ni d, et ainsi de suite… Les mots ne s’appliquent jamais parfaitement à la chose. Dès lors, le rôle du langage est soit de préparer au silence, soit de se distancier de sa propension à véhiculer l’être, le réel grâce à l’évocation, la suggestion ou l’ironie. Il s’agit de souligner le décalage entre le langage et le réel tel qu’il s’égrène d’heure en heure, d’instant en instant. Pyrrhon appelle à vivre la vie sans que des commentaires viennent constamment troubler le silence de l’expérience.


Bien sûr, Pyrrhon n’a pas arrêté complètement de parler dès lors qu’il a découvert l’aphasie. En Inde, certains yogins respectent parfois des vœux de silence qui peuvent courir dans certains cas pas moins de douze ans durant lesquels ils ne prononcent pas un mot. Pourtant, ils communiquent encore : le silence n’abolit pas la communication. Certaines choses se communiquent par des sourires, des gestes, des attitudes, des regards, etc. Mais pour autant qu’on le sache, en-dehors de ses retraites solitaires, Pyrrhon parlait ; et il parlait même très bien si l’on en croit Nausiphane : Pyrrhon savait excellemment captiver son auditoire. Epicure d’ailleurs insistait beaucoup auprès de Nausiphane pour avoir des nouvelles de Pyrrhon1


Certes, Pyrrhon fascinait par son esthétique d’existence si particulière ainsi que son absence complète de moralisme alliée à une vie très morale et très rigoureuse : Victor Brochard considère même que Pyrrhon « fut une sorte de saint sous l’invocation duquel le scepticisme se plaça2 ». Mais Pyrrhon fascinait aussi pour ses discours et par son éloquence si particulière. Aphasie ne veut donc pas dire absence de langage, mais un rapport différent à ce langage, plus apaisé, qui ne s’impose pas constamment à la pensée intérieure, qui n’enferme pas l’individu dans toutes sortes de jugements à propos de tout et de rien. Ce bavardage mental se calme sous l’effet de l’indifférence et quand il cesse de vouloir donner à l’apparence un habit et une consistance faite d’être et non-être, de réalité et d’irréalité, d’estimable ou de méprisable, alors l’esprit fait l’expérience de l’aphasie pyrrhonienne. Dans l’aphasie, le langage existe encore, mais il ne s’oppose plus aux apparences. Il laisse les apparences se succéder les unes aux autres dans le flux de la vie comme le courant du fleuve qui s’écoule tranquillement sans faire d’histoire. Dans l’aphasie, le langage s’apparente au chant des oiseaux, aux babillements d’un bambin  ou au bruit du vent dans le feuillage; le langage redevient une apparence qui ne s’oppose pas au silence de la nature.


Et donc l’aphasie conduit à l’ataraxie, l’absence de trouble, la paix de l’esprit. Le pyrrhonisme est donc un eudémonisme : le philosophe cherche ce bonheur et cette quiétude née d’une vie simple et égale. Marcel Conche souligne le caractère anti-tragique de la philosophie de Pyrrhon : « On remarque que sa conception de la non-différence des choses entre elles, d’où résultent l’annulation des différences de valeur, la négation de la morale, ect…, abolit tout le tragique de l’existence. Le pyrrhonisme est si exactement une conception antitragique de l’existence que l’on peut se demander, compte tenu de l’espèce de contraste entre la jeunesse de Pyrrhon et sa maturité rassise et philosophique, si le fond de sa nature n’était pas le sentiment tragique de la vie – l’ironie étant une réaction à ce sentiment fondamental3 ». 


Pyrrhon s’est détourné du fracas de sa vie de jeunesse pour s’abandonner à une vie tranquille emplie de bienveillance et de douceur à l’égard de son prochain. Comme plus rien n’est vraiment sérieux, il ne reste qu’une douce chaleur humaine à diffuser dans toutes les circonstances de la vie quotidienne : voilà l’ataraxie... « La philosophie de l’apparence doit conduire à une absolue bienveillance » nous dit Marcel Conche. « Si j’aime véritablement, écrit-il encore, ce n’est pas « moi » qui aime. La charité est le feu universel où les différences disparaissent4 ». Accepter les autres dans la simplicité de la vie et leur apporter de la bienveillance et de la douceur, voilà ce qu’était peut-être l’essence de la vie de Pyrrhon, philosophe d’Elis.


Diogène Laërce conclut d’ailleurs sa notice fort fournie sur Pyrrhon et sa pensée ainsi : « Certains disent aussi que les sceptiques désignent l’insensibilité comme la fin, et d’autres la douceur5 ».













1 D.L, op. cit., IX, 64.
2 Victor Brochard, « Les sceptiques grecs », op. cit., livre I, chap. III, p. 82. Un saint certes fort étrange et extravagant qui ne se souciait pas de correspondre à un idéal moral et qui était même indifférent au bien comme au mal !
3 Marcel Conche, « Pyrrhon ou l’apparence », op. cit., chap. X.1, p. 134.
4 Marcel Conche cité par Patrick Carré, « Nostalgie de la vacuité », op. cit., p. 119.
5 Diogène Laërce, « Vie et doctrines des philosophes illustres », op. cit., IX, 108. Certains remettent en question cette apologie de la douceur au sein du pyrrhonisme, mettant même en doute le témoignage de Diogène Laërce sur ce point précis. Il me semble au contraire que cette sentence, Diogène ne l’a pas mise au hasard, sans trop savoir ce qu’il racontait. Cette phrase achève la notice sur Pyrrhon, laquelle est suivie par celle de Timon de Phlionte, un sceptique qui se comporte à bien des égards de manière hédoniste. Or à ces deux notices placées à la fin du livre IX, fait suite le livre X entièrement consacré à Épicure (qui, on l’a vu, admirait Pyrrhon). Tout cela n’est pas un hasard ! Cette dernière phrase indique que Pyrrhon est à la croisée des chemins entre le stoïcisme (l’insensibilité) et l’épicurisme (la douceur). Cicéron avait d’ailleurs rapproché Pyrrhon d’Ariston de Chios, un stoïcien particulièrement rigoureux et moraliste. Diogène semble le voir plus dans les parages Épicure de Samos.

















Silena Lambertini









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Adoration



























Miguel Guía
Le Calme et le Silence















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