Un
ami me faisait part récemment de ses difficultés à maintenir la
pleine conscience dans toutes les phases de sa vie. Il avait
l'impression de s'égarer bien trop facilement dans la distraction et
la négligence. Le flot de ses pensées l'écartent loin de la
conscience pleine et entière de l'ici et maintenant. Il me disait
qu'il avait même installé sur son ordinateur une application
« cloche de la pleine conscience » qui sonne tous les
quarts d'heure pour le rappeler à la pleine conscience. Bien sûr,
cela le rappelle pendant trente secondes à l'attention au moment
présent, le temps que sonne cette cloche digitale. Mais, me
disait-il, les 14 minutes trente restantes, il avait l'impression de
se laisser emporter par la distraction, sans évolution significative
en la matière. Cette intention et cette résolution de vouloir
demeurer dans la pleine conscience m'interpelle, ainsi que cette
conscience d'un échec, parce que je suis passé par là. Et je
voulais donc ici apporter quelques réflexions que j'espère
véridiquement inspirée par la sagesse.
Tout d'abord, il me semble que le passage d'une condition de vie où règne la négligence à un état de pleine conscience ne doit être représentée de manière complètement binaire : comme un interrupteur qui ne connaîtrait que deux positions, on et off. Non, la réalité de la méditation bouddhique ne se situe pas dans une polarité aussi caricaturale. On n'est pas un jour le pantin de ses passions et de son flot tourbillonnant de pensées confuses, et le lendemain, un sage baignant dans la pleine conscience. De même que le gland ne se transforme pas en une nuit en chêne majestueux, le méditant ne cultive pas la pleine conscience en une session de méditation. C'est un processus très lent et très graduel. Il faut établir l'attention en notre être, longtemps et répéter inlassablement cet exercice spirituel pour que cette attention s'affermisse et transforme lentement en pleine conscience. C'est comme un homme perdu dans un obscur labyrinthe souterrain qui n'aurait à sa disposition que quelques allumettes : celles-ci procurent certes de la lumière, mais c'est une lumière dont la portée est très faible, à la clarté vacillante et le moindre courant d'air vient souffler cette lumière et replonger notre homme dans l'obscurité. En pratiquant l'attention au va-et-vient de la respiration ainsi que les quatre établissements de l'attention, notre homme va progressivement renforcer la clarté de son esprit. Son esprit sera devenu comme une bougie dans cette obscurité du labyrinthe : c'est mieux que des allumettes ; mais cela reste bien modeste comme éclairage. Renforçant encore sa pratique, sa conscience sera comme une torche, puis comme un feu nourri, et puis enfin comme la lumière de la lune, et enfin comme la lumière du soleil. Mais cela s'opérera sur des années de pratique, où il faudra faire constamment l'effort de revenir à l'objet d'attention. C'est dans la nature de l'esprit de constamment alimenter un flot de pensée. Être capable de maintenir son attention en dépit de ces pensées qui nous écartent de l'instant présent, c'est le résultat d'années de pratiques.
La
pleine conscience ne peut donc pas être le seul fruit d'une bonne
résolution ! Il ne suffit pas de décider : « je
vais me maintenir 24 heures sur heures en pleine conscience »
pour être effectivement dans cette pleine conscience. C'est après
s'être longtemps imprégné de l'attention que la pleine conscience
commence à se manifester dans notre psychisme. La pleine conscience
n'est pas une démarche consciente et volontaire de notre ego, mais
comme un processus organique qui échappe à notre entendement, la
croissance de l'arbre de l'Éveil
qui naît parce que le terreau et les conditions sont favorables à
sa croissance, mais qui échappe à notre maîtrise et à notre
contrôle. Ajahn Brahm explique souvent que, pour progresser dans la
méditation bouddhique, il faut cesser d'être un maniaque du
contrôle. Il donne l'exemple du passager sur la banquette arrière
d'une voiture qui se contente d'observer le paysage, et qui arrête
de vouloir donner constamment des ordres aux chauffeurs sur la
conduite à suivre. C'est ce long mûrissement qu'il faut favoriser
au cours des années par la pratique répétée de l'attention juste,
mais qui ne peut être commandée ou imposée. On favorise
l'émergence de cette pleine conscience comme le jardinier favorise
la croissance de ses plantes, mais ce n'est pourtant pas lui qui agit
pour les faire croître. Le philosophe chinois Mencius parlait de cet
idiot du village de Song qui avait eu l'idée saugrenue de tirer sur
les plantes de son champ pour les faire pousser plus vite. Le seul
résultat avait été de ruiner sa récolte. Ainsi en est-il de la
progression spirituelle du méditant qui doit se faire à son rythme.
On en parvient pas d'un coup à imposer à l'esprit la pleine
conscience. L'esprit va pendant des années et des années alimenter
son flux de pensées incontrôlées qui éloigne le sujet de son ici
et maintenant. Même après des années de pratique méditative,
l'esprit se perd en conjectures sur le futur et des situations
imaginaires qui nous écartent du réel. C'est à la fois un problème
parce que cet écart entre le réel et notre conscience génère
souvent de l'insatisfaction et de l'inadéquation dans notre
existence ; mais en même temps, c'est peut-être un signe de
liberté que notre esprit puisse s'abstraire de l'ici et maintenant
pour explorer le passé et l'avenir ainsi que des lieux et des
situations où nous ne sommes pas.
Le
bouddhisme oppose traditionnellement l'Éveil
de la pleine conscience et le sommeil de l'ignorance avec les
métaphores de la lumière et de l'obscurité. Mais il nous faut
aller plus loin que cette dualité manichéenne. Comme le disait
Sekito Kisen dans le Sandokai : « La
lumière et l'obscurité s'opposent comme le pied avant et le pied
arrière dans la marche ». Pour
avancer, on n'a besoin des deux pieds. Vouloir imposer à tout prix la
pleine conscience n'est peut-être pas la meilleure façon de
progresser sur le chemin de la méditation, quand bien même il est
entendu que c'est le but de la méditation. De la même manière,
pour régler les problèmes de notre existence, il vaut mieux être
réveillé. Payer ses factures et remplir sa déclaration d'impôt en
rêve n'est pas la meilleure manière de gérer ses affaires. L'Éveil
est une nécessité. Pourtant, nous avons besoin de dormir tous les
jours. Si je poursuis la métaphore, la rêverie, l'imagination, la
distraction ne sont pas complètement inutiles dans la vie de
l'esprit, même s'ils ont le défaut de nous écarter de l'ici et
maintenant et de la béatitude que l'on peut rencontrer dans cet ici
et maintenant.
Le
cheminement de la méditation est donc très long et souvent très
sinueux ; c'est pourquoi on a l'impression de ne pas progresser.
En fait, plus on est conscient, plus on cultive l'établissement de
l'attention grâce à la méditation, plus on se rend compte que l'on
est sujet à la distraction et qu'on se laisse emporter par les
tourbillons de l'esprit que sont les émotions perturbatrices et les
conflits psychiques. Ce qui fait qu'on peut sembler ne pas
progresser, voire même régresser ; mais en réalité, on ne
fait que prendre conscience de toute l'étendue du problème !
Les gens qui ne pratiquent pas la méditation n'ont pas la moindre
idée de l'incapacité de l'esprit à rester en place, ne serait-ce
que deux instants consécutifs. On a l'impression d'être bien
concentré, mais on ne se rend pas compte du bavardage mental qui a
lieu constamment en nous et qui crée l'arrière-fond de notre
réalité mentale et qui alimente notre croyance en une réalité
solide et permanente. La méditation passe donc nécessairement par
ce sentiment de ne pas progresser, parce que la pleine conscience
passe aussi par la conscience vive de ce qu'on n'est pas conscient la
plupart du temps ! Le cheminement de la méditation passe
inéluctablement donc par des traversées du désert. Ce qui est
normal, ce monde mental n'était rempli que par le bavardage mental,
et quand on fait silence en soi-même, on a l'impression d'un désert
où, au loin, on n'entend encore les échos de ce bavardage.
Ce
cheminement est donc très progressif. Là où on avait pris
l'habitude immémoriale de la distraction et de la négligence, on
s'habitue très lentement à l'attention. En tibétain, méditation
se dit « gompa », ce qui littéralement signifie
« s'habituer ». Quand j'étais en Inde, j'avais rencontré
un lama dans la gare des bus de Old Delhi. Il avait passé un temps
très long dans un ermitage ; ce qui fait qu'il avait beaucoup
perdu de son anglais, ce qui rendait la communication très précaire.
Pourtant, il m'a communiqué un message important qui se résumait en
trois mots de son anglais incertain ; c'était : « slowly,
slowly, slowly.... ». Lentement, lentement, lentement, c'est
comme cela que le Dharma rentre dans l'esprit.
Il
ne faut donc pas s'étonner que cela prenne autant de temps. La
pratique répétée de la méditation est évidemment primordiale,
mais aussi certainement l'étude sur les enseignements du Bouddha sur
la méditation. Je pense expressément à des soutras comme le
Satipatthana Sutta, le Soutra des Quatre Établissements de
l'Attention ou l'Anapana Sati Sutta, le Soutra de l'Attention au
Va-et-Vient de la Respiration. Ces textes sont importants pa
seulement pour leur contenu théorique, mais aussi pour leur
dynamique qu'ils impulsent à l'esprit. Ils instaurent l'attention
comme un réflexe de l'esprit éveillé, un exercice spirituel
constant. C'est pourquoi il me semble très profitable de lire ses
soutras et de les relire, mais aussi de les réciter ou de les
recopier afin de s'imprégner de leur dynamique. Ce ne sont pas les
seuls soutras qui parlent de la méditation. On pourrait le Soutra de
l'Attention s'immergeant dans le Corps, le Soutra du Développement
des Facultés Sensorielles ou le Soutra de la Distinction des
Éléments qui sont également des textes importants dans la
méditation que toutes les traditions bouddhiques seraient les
bienvenues à étudier et à habiter.
Ainsi
peut-on espérer éveiller lentement, lentement, lentement l'esprit à
la pleine conscience...
Bai
Wenshu, nuit du 17 au 18 décembre 2013.
白文殊
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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merci
RépondreSupprimerMerci pour ces articles.
RépondreSupprimerIls sont très clairs et éclairent.
🪔🙏🏼
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