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mercredi 18 décembre 2013

Slowly, slowly, slowly....




     Un ami me faisait part récemment de ses difficultés à maintenir la pleine conscience dans toutes les phases de sa vie. Il avait l'impression de s'égarer bien trop facilement dans la distraction et la négligence. Le flot de ses pensées l'écartent loin de la conscience pleine et entière de l'ici et maintenant. Il me disait qu'il avait même installé sur son ordinateur une application « cloche de la pleine conscience » qui sonne tous les quarts d'heure pour le rappeler à la pleine conscience. Bien sûr, cela le rappelle pendant trente secondes à l'attention au moment présent, le temps que sonne cette cloche digitale. Mais, me disait-il, les 14 minutes trente restantes, il avait l'impression de se laisser emporter par la distraction, sans évolution significative en la matière. Cette intention et cette résolution de vouloir demeurer dans la pleine conscience m'interpelle, ainsi que cette conscience d'un échec, parce que je suis passé par là. Et je voulais donc ici apporter quelques réflexions que j'espère véridiquement inspirée par la sagesse.







     Tout d'abord, il me semble que le passage d'une condition de vie où règne la négligence à un état de pleine conscience ne doit être représentée de manière complètement binaire : comme un interrupteur qui ne connaîtrait que deux positions, on et off. Non, la réalité de la méditation bouddhique ne se situe pas dans une polarité aussi caricaturale. On n'est pas un jour le pantin de ses passions et de son flot tourbillonnant de pensées confuses, et le lendemain, un sage baignant dans la pleine conscience. De même que le gland ne se transforme pas en une nuit en chêne majestueux, le méditant ne cultive pas la pleine conscience en une session de méditation. C'est un processus très lent et très graduel. Il faut établir l'attention en notre être, longtemps et répéter inlassablement cet exercice spirituel pour que cette attention s'affermisse et transforme lentement en pleine conscience. C'est comme un homme perdu dans un obscur labyrinthe souterrain qui n'aurait à sa disposition que quelques allumettes : celles-ci procurent certes de la lumière, mais c'est une lumière dont la portée est très faible, à la clarté vacillante et le moindre courant d'air vient souffler cette lumière et replonger notre homme dans l'obscurité. En pratiquant l'attention au va-et-vient de la respiration ainsi que les quatre établissements de l'attention, notre homme va progressivement renforcer la clarté de son esprit. Son esprit sera devenu comme une bougie dans cette obscurité du labyrinthe : c'est mieux que des allumettes ; mais cela reste bien modeste comme éclairage. Renforçant encore sa pratique, sa conscience sera comme une torche, puis comme un feu nourri, et puis enfin comme la lumière de la lune, et enfin comme la lumière du soleil. Mais cela s'opérera sur des années de pratique, où il faudra faire constamment l'effort de revenir à l'objet d'attention. C'est dans la nature de l'esprit de constamment alimenter un flot de pensée. Être capable de maintenir son attention en dépit de ces pensées qui nous écartent de l'instant présent, c'est le résultat d'années de pratiques.


     La pleine conscience ne peut donc pas être le seul fruit d'une bonne résolution ! Il ne suffit pas de décider : « je vais me maintenir 24 heures sur heures en pleine conscience » pour être effectivement dans cette pleine conscience. C'est après s'être longtemps imprégné de l'attention que la pleine conscience commence à se manifester dans notre psychisme. La pleine conscience n'est pas une démarche consciente et volontaire de notre ego, mais comme un processus organique qui échappe à notre entendement, la croissance de l'arbre de l'Éveil qui naît parce que le terreau et les conditions sont favorables à sa croissance, mais qui échappe à notre maîtrise et à notre contrôle. Ajahn Brahm explique souvent que, pour progresser dans la méditation bouddhique, il faut cesser d'être un maniaque du contrôle. Il donne l'exemple du passager sur la banquette arrière d'une voiture qui se contente d'observer le paysage, et qui arrête de vouloir donner constamment des ordres aux chauffeurs sur la conduite à suivre. C'est ce long mûrissement qu'il faut favoriser au cours des années par la pratique répétée de l'attention juste, mais qui ne peut être commandée ou imposée. On favorise l'émergence de cette pleine conscience comme le jardinier favorise la croissance de ses plantes, mais ce n'est pourtant pas lui qui agit pour les faire croître. Le philosophe chinois Mencius parlait de cet idiot du village de Song qui avait eu l'idée saugrenue de tirer sur les plantes de son champ pour les faire pousser plus vite. Le seul résultat avait été de ruiner sa récolte. Ainsi en est-il de la progression spirituelle du méditant qui doit se faire à son rythme. On en parvient pas d'un coup à imposer à l'esprit la pleine conscience. L'esprit va pendant des années et des années alimenter son flux de pensées incontrôlées qui éloigne le sujet de son ici et maintenant. Même après des années de pratique méditative, l'esprit se perd en conjectures sur le futur et des situations imaginaires qui nous écartent du réel. C'est à la fois un problème parce que cet écart entre le réel et notre conscience génère souvent de l'insatisfaction et de l'inadéquation dans notre existence ; mais en même temps, c'est peut-être un signe de liberté que notre esprit puisse s'abstraire de l'ici et maintenant pour explorer le passé et l'avenir ainsi que des lieux et des situations où nous ne sommes pas.







     Le bouddhisme oppose traditionnellement l'Éveil de la pleine conscience et le sommeil de l'ignorance avec les métaphores de la lumière et de l'obscurité. Mais il nous faut aller plus loin que cette dualité manichéenne. Comme le disait Sekito Kisen dans le Sandokai : « La lumière et l'obscurité s'opposent comme le pied avant et le pied arrière dans la marche ». Pour avancer, on n'a besoin des deux pieds. Vouloir imposer à tout prix la pleine conscience n'est peut-être pas la meilleure façon de progresser sur le chemin de la méditation, quand bien même il est entendu que c'est le but de la méditation. De la même manière, pour régler les problèmes de notre existence, il vaut mieux être réveillé. Payer ses factures et remplir sa déclaration d'impôt en rêve n'est pas la meilleure manière de gérer ses affaires. L'Éveil est une nécessité. Pourtant, nous avons besoin de dormir tous les jours. Si je poursuis la métaphore, la rêverie, l'imagination, la distraction ne sont pas complètement inutiles dans la vie de l'esprit, même s'ils ont le défaut de nous écarter de l'ici et maintenant et de la béatitude que l'on peut rencontrer dans cet ici et maintenant.









     Le cheminement de la méditation est donc très long et souvent très sinueux ; c'est pourquoi on a l'impression de ne pas progresser. En fait, plus on est conscient, plus on cultive l'établissement de l'attention grâce à la méditation, plus on se rend compte que l'on est sujet à la distraction et qu'on se laisse emporter par les tourbillons de l'esprit que sont les émotions perturbatrices et les conflits psychiques. Ce qui fait qu'on peut sembler ne pas progresser, voire même régresser ; mais en réalité, on ne fait que prendre conscience de toute l'étendue du problème ! Les gens qui ne pratiquent pas la méditation n'ont pas la moindre idée de l'incapacité de l'esprit à rester en place, ne serait-ce que deux instants consécutifs. On a l'impression d'être bien concentré, mais on ne se rend pas compte du bavardage mental qui a lieu constamment en nous et qui crée l'arrière-fond de notre réalité mentale et qui alimente notre croyance en une réalité solide et permanente. La méditation passe donc nécessairement par ce sentiment de ne pas progresser, parce que la pleine conscience passe aussi par la conscience vive de ce qu'on n'est pas conscient la plupart du temps ! Le cheminement de la méditation passe inéluctablement donc par des traversées du désert. Ce qui est normal, ce monde mental n'était rempli que par le bavardage mental, et quand on fait silence en soi-même, on a l'impression d'un désert où, au loin, on n'entend encore les échos de ce bavardage.










     Ce cheminement est donc très progressif. Là où on avait pris l'habitude immémoriale de la distraction et de la négligence, on s'habitue très lentement à l'attention. En tibétain, méditation se dit « gompa », ce qui littéralement signifie « s'habituer ». Quand j'étais en Inde, j'avais rencontré un lama dans la gare des bus de Old Delhi. Il avait passé un temps très long dans un ermitage ; ce qui fait qu'il avait beaucoup perdu de son anglais, ce qui rendait la communication très précaire. Pourtant, il m'a communiqué un message important qui se résumait en trois mots de son anglais incertain ; c'était : « slowly, slowly, slowly.... ». Lentement, lentement, lentement, c'est comme cela que le Dharma rentre dans l'esprit.

     Il ne faut donc pas s'étonner que cela prenne autant de temps. La pratique répétée de la méditation est évidemment primordiale, mais aussi certainement l'étude sur les enseignements du Bouddha sur la méditation. Je pense expressément à des soutras comme le Satipatthana Sutta, le Soutra des Quatre Établissements de l'Attention ou l'Anapana Sati Sutta, le Soutra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration. Ces textes sont importants pa seulement pour leur contenu théorique, mais aussi pour leur dynamique qu'ils impulsent à l'esprit. Ils instaurent l'attention comme un réflexe de l'esprit éveillé, un exercice spirituel constant. C'est pourquoi il me semble très profitable de lire ses soutras et de les relire, mais aussi de les réciter ou de les recopier afin de s'imprégner de leur dynamique. Ce ne sont pas les seuls soutras qui parlent de la méditation. On pourrait le Soutra de l'Attention s'immergeant dans le Corps, le Soutra du Développement des Facultés Sensorielles ou le Soutra de la Distinction des Éléments qui sont également des textes importants dans la méditation que toutes les traditions bouddhiques seraient les bienvenues à étudier et à habiter.

    Ainsi peut-on espérer éveiller lentement, lentement, lentement l'esprit à la pleine conscience...

         Bai Wenshu, nuit du 17 au 18 décembre 2013.

  白文殊

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