L'immatérialisme
de Berkeley et l'école indienne de l'Esprit Seulement
Dans le premier des "Trois
dialogues entre Hylas et Philonous",
Berkeley sous les traits de Philonous prouve l'immatérialité du
monde en deux temps : il s'attaque d'abord aux qualités secondes en
prouvant qu'elles sont du ressort de l'esprit, puis dans un second
temps, il va jusqu'à démolir les qualités premières de l'objet
déjà privées du support empirique des qualités secondes : "Il
n'y a rien de tel qu'une substance matérielle1".
Je voudrais ici tracer un parallèle avec la doctrine bouddhique, et
plus particulièrement avec l'école philosophique de l'Esprit
Seulement : l'analyse bouddhiste classique montre dans un premier
temps l'implication de l'esprit dans l'expérience vécue; aucun
phénomène n'existe indépendamment de l'esprit. L'analyse idéaliste
de l'Esprit Seulement radicalise cette position: tous les phénomènes
ne sont qu'esprit seulement; elle ne laisse rien du côté de l'objet
qui puisse avoir un fondement matériel.
Dans son enseignement
originel, le Bouddha s'est attelé à la tâche d'analyser les
phénomènes et leurs causes en vue de se libérer des visions
confuses et inadéquates que les êtres ordinaires entretiennent sur
la réalité et qui sont source de souffrance. Le Bouddha divise
l'expérience en cinq agrégats: la forme, la sensation, la
perception, la formation mentale et la conscience. Tout ce qui existe
et s'expérimente dans le réel se retrouve dans l'un de ces cinq
agrégats2:
1°) La forme est définie
comme la rencontre de la conscience, d'un organe sensoriel et d'un
objet sensoriel. Nous avons donc six types de forme pour chacun de
cinq sens matériels (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) et la
faculté mentale qui est considérée comme le sixième sens dans la
philosophie bouddhique, en ce qu'elle perçoit toutes sortes d'objets
mentaux comme des pensées, des idées, des souvenirs, des émotions,
etc… Un même objet peut donc être la source de formes
différentes: si je regarde une pomme, il y a naissance d'un agrégat
de la forme visible grâce à la rencontre d'une conscience visuelle,
de l'œil et de la pomme en tant qu'objet visible. Si je croque dans
la pomme, on aura un agrégat de forme gustative en la rencontre de
la conscience gustative, de la langue et de la saveur de la pomme.
Si, maintenant, je réfléchis au statut ontologique de la pomme,
l'idée de la pomme, le mental et la conscience mentale se réuniront
pour former un agrégat de forme mentale. Cette manière de
considérer le mental comme une faculté sensorielle tranche
manifestement avec la tradition occidentale en général, et avec
Berkeley en particulier qui établit entre le matérialiste et
l'immatérialiste un consensus sur ce point : " Philonous
: Or, que les lettres soient véritablement des choses sensibles et
perçues par les sens, cela ne fait aucun doute ; mais je voudrais
savoir si vous estimez que les choses qu'elles suggèrent le sont
aussi. Hylas : Non, certainement pas Ce serait absurde de penser que
Dieu ou la vertu sont des choses sensibles, même s'ils sont
signifiés et suggérés à l'esprit par des marques sensibles avec
lesquelles ils ont une connexion arbitraire3.
" Les bouddhistes pensent qu'aux lettres du livre correspondent
des concepts de Dieu ou des idées de vertus4
: lettres et concepts sont des choses sensibles, mais les lettres
sont un phénomène visuel et les concepts des phénomènes mentaux.
Ceci étant dit, on retrouve chez Berkeley et les philosophes
bouddhistes la même tendance analytique à bien ranger chaque chose
sensible dans sa catégorie sensorielle. "Les
choses sensibles sont celles qui sont immédiatement perçues par les
sens5."
2°) Le stade suivant est la
sensation procurée par cette forme, et qui est peut-être plaisante,
déplaisante ou neutre (avec toutes les gradations d'intensité
possibles et imaginables). On compte donc aussi six sensations pour
chacun des six sens (et de même pour les autres agrégats).
3°) La perception est le
stade où l'objet des sens est reconnu. Les phénomènes sont
interprétés à l'aune des conditionnements antérieurs, soit par
une simple représentation, soit par conceptualisation.
4°) La formation mentale
est la réaction que le mental tend à élaborer par rapport à la
situation perçue.
5°) La conscience enfin est
le stade où cette situation et l'amorce de réaction sont
enregistrée. Dans l'agrégat de la forme, nous avions une conscience
qui s'engageait activement via l'organe sensoriel pour trouver un
objet. Dans l'agrégat de la conscience, c'est plutôt un état
passif de conscience qui se contente de prendre note de ce qui se
passe, d'enregistrer les flux sensoriels. Remarquez que l'objet dans
cette analyse se retrouve pris en sandwich entre la conscience qui
s'engage et la conscience réceptive.
Voici donc les cinq
agrégats. Ces cinq agrégats se succèdent sans cesse dans notre
expérience de la vie. Tout ce qui nous arrive fait partie d'un de
ces cinq agrégats. Rien ne se produit dans la vie qui ne relève
d'un des cinq agrégats, si ce n'est faire l'expérience intuitive de
se détacher de ces cinq agrégats, de cesser de s'identifier au flux
sensoriel dans la concentration méditative, le samâdhi.
Comme le dit le Bouddha: " (Il
est impossible de) concevoir la forme de l'Ainsi-Allé6.
Cette forme-là a été abandonnée par l'Ainsi-Allé. Elle a été
écartée, tranchée à la racine, rendue pareille à une souche de
palmier qui ne pourrait revenir à la vie. L'Ainsi-Allé ne
s'identifie pas à cette forme. C'est pourquoi il est profond,
immense, insondable comme le grand océan7."
Ce raisonnement concernant la forme s'applique de même à la
sensation, la perception, la formation mentale et la conscience. Ceci
étant dit, en-dehors de cette expérience-limite du détachement par
rapport au monde, l'existence entière se retrouve dans les cinq
agrégats.
Ce qui est intéressant à
noter dans cette analyse classique des cinq agrégats, ce qu'elle
associe clairement l'existence à la subjectivité, sans pour autant
postuler un Sujet autre que la simple impression mentale d'être
quelqu'un. L'esprit se retrouve impliquée à tous les stades du
processus de perception: l'agrégat de la forme implique qu'une
conscience active se précipite sur un objet via un organe des sens ;
la sensation, la perception et la formation mentale sont des
processus mentaux qui sont finalement enregistrée dans tel ou tel
moment de conscience. La conscience n'est pas une entité unique,
mais une succession d'instants de conscience sensorielle qui donnent
l'impression illusoire d'une continuité un peu comme une torche
qu'ont fait tournoyer rapidement en cercle et qui donne l'impression
d'un cercle de feu continu, ou pour employer une métaphore plus
moderne, la succession des photos sur une pellicule cinématographique
se déroulant dans le projecteur et qui nous fait vivre l'intrigue
d'un film au cinéma.
Rien n'échappe donc à
l'intervention de la conscience dans notre expérience de la vie.
Tout se produit donc liaison intime avec l'esprit. Le Bouddha a
décrit cette interaction profonde de l'esprit avec le monde dans un
de ses aphorismes:
"Tous
les phénomènes ont l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils
sont créés par l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un mauvais
esprit, la souffrance le suit d'aussi près que la roue suit le sabot
du bœuf tirant le chariot.
Tous les phénomènes ont
l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils sont créés par
l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié, le
bonheur l'accompagne d'aussi près que son ombre inséparable8."
L'interprétation classique
de cet aphorisme par les écoles réalistes du bouddhisme tend à
montrer le rôle important de l'esprit dans la formation des
phénomènes composés certes, mais tout en conservant néanmoins un
fondement à la réalité. Les écoles réalistes postulent en effet
des atomes existant réellement qui servent justement à composer ces
phénomènes. Ces atomes ainsi que le temps et l'espace sont là les
éléments ultimes de la réalité, un peu comme un enfant conçoit
toutes sortes de formes à partir de petites briques de Lego. Cette
perspective fragilise la réalité matérielle, en ce sens que des
phénomènes extérieurs à l'homme se produisent en interdépendance
avec sa conscience, et que cette conscience s'implique de façon
extrêmement subtile dans l'objet depuis des temps immémoriaux. Les
réalistes pourraient rejoindre Hylas quand, dépité par les
arguments de Philonous, il dit : " Les
couleurs, les sons, les saveurs, en un mot toutes les qualités que
l'on appelle secondaires n'ont à coup sûr aucune existence
en-dehors de l'esprit. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'en le
reconnaissant, je porte la moindre atteinte à la réalité de la
matière ou des objets extérieurs ; car je ne vois là rien de plus
que ce que soutiennent bien des philosophes qui, cependant, sont
aussi éloignés que l'on peut l'être de nier la matière9."
Mais c'est là que
l'interprétation de l'école idéaliste de l'Esprit Seulement entre
en rupture avec les écoles réalistes. Pour eux, rien ne permet
d'affirmer l'existence d'éléments indépendants de l'esprit dans
les phénomènes. Les phénomènes ne sont pas seulement agencés par
l'esprit; ils sont aussi créés de toutes
pièces par l'esprit! Les idéalistes rompent
les dernières amarres qui rattachaient l'homme à une réalité
matérielle.
Cette école a été fondée
vers le troisième ou quatrième siècle de notre ère par le
philosophe Asanga et son frère Vasubandhu et s'inscrit dans le Grand
Véhicule (Mahâyâna). Pour ne pas simplifier les choses, cette
école porte quatre noms différents! Les érudits tibétains
emploient de préférence l'expression "Esprit Seulement"
(Cittamâtra). On trouve l'appellation "Voie de la Conscience"
(Vijñânavada) ainsi que "l'Idée Seulement" ou la
"Représentation Seulement" (Vijñaptimâtra). Ils sont
aussi appelés "Yogâchâra", ce qui signifie "pratiquant
du yoga", non pas qu'ils soient les seuls dans le bouddhisme à
pratiquer le yoga, mais pour les idéalistes, l'expérience
méditative et le yoga ont une valeur épistémologique supérieure à
l'expérience quotidienne, là où les écoles réalistes et l'école
du Milieu se basent sur des perceptions simples comme une table ou un
verre pour réfléchir sur la réalité ou l'irréalité des
phénomènes. En effet, si prétendre que tout à la nature de
l'esprit peut sembler complètement loufoque à l'homme de la rue
dans son simple bon sens lui permet de corroborer avec certitude
l'existence des murs, des trottoirs et des voitures (regardez comme
Berkeley a été jugé en Occident), cela semble nettement moins
étrange quand on pratique la méditation. L'esprit s'y déploie à
son aise, n'étant plus obnubilé par toutes sortes d'activités
mondaines, et le réel qui donnait la primauté à la matière
bascule en faveur de l'esprit. Le réel chavire même complètement à
un point avancé de la méditation!
Par
ailleurs, les idéalistes emploient souvent la métaphore du rêve.
Dans un rêve, notre corps, le paysage dans lequel on évolue, nos
actions, les personnes et les objets rencontrés, tout cela n'est
rien qu'une création mentale ; pourtant le temps du rêve, nous
réagissons comme si c'était réel. Imaginons un rêve où nous
sautons d'un pic de montagne à un autre, et cette légèreté nous
rend réellement euphorique, puis nous tombons nez à nez avec le
yéti qui veut nous dévorer. Alors la peur nous étreint, et le rêve
devient cauchemar qui nous réveille en sueur dans notre lit. C'est
alors que l'on s'en rend compte que notre peur n'avait pas d'objet!
L'état de veille s'apparente à un rêve, disent les cittamâtrins;
mais pourquoi alors semble-t-il beaucoup plus cohérent, beaucoup
plus durable et solide ? Parce qu'un rêve nous le rêvons tout seul,
tandis que la réalité est rêvée par une infinité d'êtres
sensibles ! Je me souviens de cette sentence de Philip K Dick dans
son roman "Siva": " La réalité, c'est ce qui reste
quand on cesse d'y croire !". La réalité extérieure est un
grand rêve en commun : si l'on cesse individuellement d'y croire, le
rêve se maintient en tant que réalité un peu comme le jeu de
mikado où si l'on retire un seul bâton, le tas de bâton tient
toujours. Et comme le réel se maintient sans notre appui, cela
renforce terriblement en nous le sentiment de solidité du réel.
Cela
fait évidemment une grande différence avec notre bon évêque
George Berkeley qui fondait en ultime recours son immatérialisme sur
la volonté et la perception de Dieu. Tous les êtres sensibles
contribuent à créer l’apparence du monde, et il n’est nul
besoin d’une cause unique. De manière générale, les bouddhistes
sont sceptiques et réticents à l’idée d’un Créateur unique de
toutes choses, et l’école idéaliste ne déroge pas à la règle.
A la question classique de savoir comment dans la théorie idéaliste
absolue une branche peut tomber dans une forêt alors que personne
n'est là pour s'en rendre compte, les philosophes de l'Esprit
Seulement peuvent répondre qu'une forêt fourmille de vies, les
oiseaux, les insectes, les petits rongeurs, et j'en passe, et que
tous ces êtres perçoivent à leur manière la branche de l'arbre,
c'est-à-dire qu'ils rêvent cette branche. Les humains n'ont pas le
monopole de la conscience dans la pensée indienne. Mais je dis
"percevoir à leur manière", parce que la perception de
ces animaux peut être très différente de la nôtre. Ainsi, nous
humains percevons de l'eau comme une boisson, pour le poisson, c'est
une maison, pour la créature infernale, c'est de la lave en fusion
et pour un dieu, c'est nectar sublime ! Le réel foisonne de
complexité et de diversité ; mais paradoxalement, cette complexité
et cette diversité renforcent encore la puissance du réel
d'apparaître comme réel.
La question de
l'intersubjectivité créative du réel a été peu développée au
sein de l'école de l'Esprit Seulement où la question se porte
beaucoup plus sur notre adhésion individuelle à ce réel et le
moyen de s'en délivrer, peut-être parce que la question est
précisément trop complexe : comment rendre compte efficacement de
l'interaction d'une infinité de consciences depuis la nuit des temps
? Mais aussi parce que les philosophes du Cittamâtra étaient avant
tout des mystiques s'adonnant le plus clair de leur temps au yoga et
à la méditation. Asanga, le fondateur, a ainsi passé douze ans
seul en méditation dans une grotte. Les traités philosophiques de
l'Esprit Seulement porte donc surtout sur les dimensions infinies de
la conscience ainsi que sur les moyens d'éveiller cette conscience.
Les idéalistes bouddhiques
commencent par reconnaître le continuum des six consciences
sensorielles (une pour chaque sens, plus la conscience mentale qui
reconnaît les idées, les pensées, les émotions, les souvenirs et
tous les autres phénomènes mentaux) reconnues dans l'analyse
classique du bouddhisme ancien, et qui forme l'impression illusoire
d'une conscience individuelle permanente et indépendante. Mais en
plus de ces six consciences, les idéalistes établissent l'existence
de deux autres consciences sous-jacentes, "inconscientes"
pour les êtres ordinaires enfermés dans leur petite conscience
personnelle. Il s'agit de la conscience émotionnelle et de la
conscience base-de-tout (alaya vijñâna). La conscience émotionnelle
est un peu la grille de lecture que nous nous faisons du monde, et
cette grille de lecture est tributaire des émotions perturbatrices
que sont l'ignorance10,
la colère, l'orgueil, le désir et la jalousie. C'est cette
conscience émotionnelle qui alimente la croyance en un Soi éternel
et indépendant, à un "moi" qui s'oppose alors
inévitablement à un "autre", que ce soit les autres
individus ou le vaste monde dans son entièreté. La conscience
émotionnelle bloque l'accès à la conscience base-de-tout; et il
faut un travail de retour à soi, d'apaisement du mental et
d'instrospection méditative qu'on appelle la "vision
pénétrante" (vipashyana) pour pénétrer les profondeurs de
cette conscience base-de-tout.
Et quelle est cette
conscience base-de-tout11
? C'est une conscience gigantesque puisqu'elle inclut l'univers en
son entier. Si l'on compare la conscience individuelle à une frêle
embarcation, la conscience base-de-tout doit être vue comme le vaste
océan. Les phénomènes de l'existence y sont contenus sous forme de
graine (bija) ou d'imprégnations (vasana), qui, quand toutes les
causes et conditions se trouvent, émergent dans la conscience
individuelle. Par exemple, si quelqu'un commet des actes de violence,
cette violence vient se déposer dans la conscience base-de-tout,
pour réapparaître dans une vie future sous forme de guerres ou de
malfaiteurs qui viennent nous malmener. La conscience individuelle au
moment de la mort vient se dissoudre dans cette conscience
base-de-tout ; et selon la loi du karma, une autre conscience
individuelle émerge selon les causes et conditions qui déterminent
cette nouvelle vie un peu comme les vagues de l'océan se succèdent
à la surface de l'eau.
Le yogi aspire donc libérer
l'entièreté de cette conscience base-de-tout, et pas seulement la
conscience individuelle. C'est pourquoi il engendre l'esprit d'Éveil
(bodhicitta), un intention pure d'amour et compassion infinis, la
volonté que tous les êtres sensibles connaissent le nirvâna et
soit débarrassé de toutes les souffrances12.
Seul l'esprit d'Éveil peut permettre de vaincre la dualité
moi-autre et de dénouer les nœuds conflictuels inconscients. Ce
faisant, on plante dans l'esprit les graines de bonheur et de sagesse
qui vont progressivement transformer la conscience base-de-tout en
conscience pure (amala vijñâna) non-dualiste. Et quand la
conscience pure gagne du terrain sur les illusions et les
obscurcissements de l'esprit au point de transformer cet esprit
intégralement, il se produit un basculement total de l'être où
l'on fait l'expérience de la conscience qui se connaît et
s'illumine elle-même. Cette conscience expérimente tous les
phénomènes comme étant des émanations de sa propre nature, de sa
propre luminosité. C'est la conscience d'un Bouddha parfaitement
accompli.
C'est là où la
démonstration rebondit. Les logiciens de l'Esprit Seulement comme
Dignâga et Dharmakirti ne se sont pas contentés d'explorer cette
conscience. Ils ont aussi interrogé la réalité. C'est qu'ils se
sont heurtés à un problème qu'on peut schématiser par la formule
: "L'esprit
ne voit l'esprit ; de la même manière que l'œil ne voit pas l'œil
ou que la lame du sabre ne se coupe pas elle-même13."
La conscience ne peut se connaître elle-même, sauf dans l'état de
la conscience qui se connaît et s'illumine elle-même, apanage des
seuls Bouddhas et qui nécessite de franchir toutes sortes d'états
paradoxaux où l'on ne sait plus très bien qui voit et qu'est-ce qui
est vu. Donc le meilleur moyen d'étudier indirectement la
conscience, c'est d'étudier la production de l'esprit, c'est-à-dire
la réalité… Les principaux travaux de Dignâga et Dharmakirti se
basent ainsi sur la doctrine réaliste des sautrântika qui contient
un questionnement épistémologique : qu'est-ce qui, dans la
perception, me permet d'accéder à ce qui est réellement ?
Qu'est-ce qui me met en décalage par rapport par rapport à ce réel
? Pour répondre très brièvement, on distingue chez l'être sensé
deux types de perception: la perception directe, immédiate et la
perception conceptuelle14.
La perception conceptuelle voit l’objet par l’intermédiaire d’un
concept ou « caractère général » (sâmânya lakshana).
Ce concept de l’objet se surimpose sur l’objet lui-même et lui
confère une impression de durée et d’indépendance dont il est
complètement dénué. La perception directe, par contre, voit
l’objet dans son « caractère propre » (svâlakshana),
c’est-à-dire dans sa dimension instantanée (l’objet se
transforme en effet d’instant en instant, et n’est jamais
parfaitement identique à lui-même ne serait-ce que deux instants
consécutifs) et sa dimension interdépendante (l’objet est un
produit par une série de causes et il est en mesure de produire des
effets).
Si Dignâga et Dharmakirti
devaient revenir à notre époque, je pense vraiment qu’ils
seraient des passionnés de physique quantique et de neurobiologie, à
cette seule différence que là où les matérialistes positivistes
assènent que « l’esprit n’est qu’un épiphénomène du
cerveau », nos deux logiciens idéalistes verraient au
contraire ce cerveau comme un épiphénomène de l’esprit !
Comprendre rationnellement le réel est pour eux une priorité
essentielle, ce qui me fait penser à cette mise en garde d’Alfred
Whitehead contre les hommes à tête confuse et les hommes à tête
claire. Les idéalistes défendent certes une position mystique où
la dualité entre le moi et le monde se révèle dans l’expérience
profonde de la méditation, mais ils ne se cantonnent pas dans ce
mystère, ils appuient leur position par des raisonnements logiques.
L’influence de l’Esprit
Seulement a été énorme dans l’Inde médiévale au sein du
bouddhisme : même si elle n’existe plus en tant que telle
aujourd’hui, l’école de l’Esprit Seulement a sérieusement
imprégné le bouddhisme tibétain et le bouddhisme Zen, mais son
influence est très nette sur la pensée hindouiste du vedantisme
non-dualiste de Shankara. Même si dernier a critiqué de manière
très virulente l’Esprit Seulement, ses arguments sont
particulièrement faibles à leur encontre : dire que les
phénomènes matériels ne sont qu’esprit seulement serait absurde
puisque n’importe qui doté d’un tant soit peu de bon sens peut
se rendre compte de l’existence réelle de ces choses matérielles.
« L’inexistence
du monde extérieur n’est pas soutenable puisque nous le
percevons. 15»
Si cette critique s’avère exacte, elle porte du même coup contre
les propres thèses de Shankara : en effet, celui-ci affirme que
toutes choses sont le brahman (Dieu) lui-même et qu’il n’y a pas
de dualité entre moi et le brahman. Dire que la table devant moi est
esprit ou Dieu, je pense que ces deux idées apparaîtront loufoques
pour l’homme de la rue ! Les autres hindouistes ne s’y sont
pas trompés puisqu’ils ont accusés Shankara d’être un
« bouddhiste déguisé ».
Liège, février 2005.
Yogini. Neelibhringadi Asana. Deccan, fin du XVIIIe s. |
1
BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous,
traduction de Geneviève Brykman et Roselyne Dégremont, Flammarion,
Paris 1998, p 49.
2
RAHULA Walpola, L'enseignement du Bouddha (d'après les textes
les plus anciens), Le Seuil, Paris 1961, pp 40-43.
3
BERKELEY, op cit, p 54.
4
Et le concept de Dieu n'est pas Dieu lui-même, de même qu'il ne
suffit pas de penser à la vertu pour être vertueux…
5
BERKELEY, op cit, p 56.
6
Ainsi-Allé (Tathâgata) est un terme honorifique désignant le
Bouddha. Le Soutra du Diamant dit: "Celui qui dit que le
Bienheureux va, vient, s'asseoit ou s'allonge, celui-là n'a pas
bien compris mes paroles. Pourquoi ? Ainsi-Allé signifie celui qui
ne vient de nulle part et ne va nulle part."
7
WIJAYARATNA Môhan, La philosophie du Bouddha, Edition Lis,
Paris 2000, p 196.
8
Dhammapada (La Voie du Bouddha), traduit par Le Dong, Le
Seuil, Paris 2002, p 23.
9
BERKELEY, op cit, p 86.
10
Il peut sembler étrange de classer l'ignorance dans les émotions :
d'habitude, l'ignorance consiste à ne pas savoir, mais c'est en
fait la passion d'ignorer le réel tel qu'il est comme quand on
ignore quelqu'un dans la rue ; et c'est aussi la tendance à nourrir
des projections imaginaires sur le réel, un peu comme dans
l'obscurité on prend un bâton pour un serpent.
11
"Conscience base-de-tout" est en fait la traduction
littérale du tibétain "kunshi namshé" ; alaya vijñâna
peut se traduire littéralement par conscience-demeure ou
conscience-entrepôt. "Conscience base-de-tout" est devenu
la traduction consacrée dans les travaux spécialisés, c'est
pourquoi je l'utilise.
12
L'école de l'Esprit Seulement se place résolument dans le cadre du
bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) qui pense que la
libération individuelle est un but louable certes, mais incomplet.
Ainsi, retrouve-t-on dans cette école l'apologie de la figure du
bodhisattva qui fait le vœu de renaître en ce monde jusqu'à tous
les êtres sensibles aient accédé au Nirvâna suprême.
13
SHANTIDEVA, Vivre en héros pour l'Éveil, Seuil, Paris 1993,
p 128. Shântideva est un des grands philosophes de l'école du
Milieu (madhyamika), l'autre grand école philosophique du Grand
Véhicule, fondée par Nagârjuna, et qui a largement critiqué les
thèses de l'Esprit Seulement, ne pouvant accepter l'existence
ultime de la conscience (en fait, ne pouvant accepter l'existence
ultime d'aucune entité).
14
CORNU Philippe, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme,
Seuil, pp 134-139. DECHARMS Christopher, L’esprit, deux
perspectives, Kunchab, Belgique 2000, pp 73-89. Notez bien qu’on
dénombre deux autres types de perception, l’auto-perception et la
perception supra-sensorielle du yoga, mais je n’entrerai pas dans
les détails.
15
HULIN Michel, Shankara et la non-dualité, Ed. Bayard, Paris
2001, p 201.
Sur l'école de l'Esprit Seulement, on peut aussi lire les textes de Vasubandhu:
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire