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samedi 16 avril 2016

Cagnes-sur-Mer

Cagnes-sur-Mer

Jacques Prévert


Cagnes-sur-Mer
Soleil de novembre et déjà de décembre et bientôt de janvier
Fête de la Jeunesse et fête de la Paix
Eaux claires de la lune
dansez sur les galets
Dans les filets du vent
des sardines d'argent
valsent sur l'olivier
et des filles de Renoir
dans les vignes du soir
chantent la vie l'amour
et le vin de l'espoir
Cagnes-sur-Mer
jolie tour de Babel aimée des étrangers
Pierre blanche sur la carte
des pays traversés et jamais oubliés
Danse danse jeunesse
danse danse pour la Paix
danse danse avec elle
sans jamais l'oublier

Elle est si belle si frêle
et toujours menacée
et toujours vivante et toujours condamnée


Les plus savants docteurs du monde occis-mental
disent qu'une fois de plus
elle est encore perdue
enfin
qu'elle n'en a plus pour longtemps
et que la der des nerfs lui a tourné les sangs
Et qu'un vaccin
la guerre
pourrait à l'extrême rigueur
la remettre sur pied
et qu'à titre préventif et obligatoirement
tout le monde comme un seul homme avec femme et enfants
devra se faire piquer à bout portant
providentiellement

Saisonnière horreur
sacrifices humains sacrifices enfantins
souhaités louanges fêtés
Les bourreaux trouvent toujours des aèdes
et en première ligne des journaux aussi bien qu'aux avant-postes de radio
des voix livides intrépides et autorisées
donnent de source sûre
les nouvelles toutes fraîches des tout derniers charniers
et des éleveurs de monuments aux morts
racolent la clientèle pour l'Europe nouvelle
Allô allô ne quittez pas l'écoute
restez sur le qui-vive sans demander qui meurt
et ni pourquoi il meurt
Sa mort c'est notre affaire
c'est l'affaire du Pays
au revers de toutes nos médailles son nom
pieusement sera gravé
comme sur les premières timbales
du gentil nouveau-né
Allô allô ne quittez pas l'écoute
et que personne ne bouge
le drapeau dieu blanc rouge
flotte sur le chantier
que l'Europe nouvelle est en train de vous fabriquer
Allô allô laissez-nous travailler en paix
et bientôt l'Afrance et la Lemagne
amies héréditaires sœurs latines ignorées
trop longtemps divisées mais enfin retrouvées
marqueront le pas de l'oie du vaillant coq gaulois
sous l'Arc de Triomphe
du grand Napoléon trop longtemps oublié
et ranimeront le lance-flammes du héros inconnu
pour la grande revanche des retraites de Russie
Et toujours comme par le passé glorieux et non révolu
Épée sur la terre aux hommes de bonne volonté
Et à ceux qui bassement nous accusent
de nous ne savons quel trafic de piastres et de devises
dans les contrées lointaines de notre empire français illimité
avec le clair regard des rares honnêtes gens
nous répondons très simplement
Voyez nos mains sont pleines
preuve que nous sommes innocents
Danse jeunesse de Cagnes-sur-Mer
danse jeunesse de tous les pays
et sans en excepter un seul
promise à la tuerie
danse danse avec la paix
On lui tire dans le dos
mais elle a les reins solides
quand tu la tiens dans tes bras
Elle est si belle si fragile si frêle
elle est aussi très vieille abîmée détraquée

Danse jeunesse du grand monde ouvrier
et si tu ne veux pas la guerre
Répare la paix.

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, 1953






Henri Cartier-Bresson



      

    Je trouve ce poème de Prévert superbe et solaire, tant dans l'affirmation de la vie que dans le rejet de la guerre. Le poème commence par un éloge du farniente et de la joie de vivre dans un lieu de villégiature tel que Cagnes-sur-Mer, fréquenté par les artistes, petite ville entre Nice et Antibe au bord de la Méditerranée. Prévert nous dit de Cagnes-sur-Mer : « Cagnes-sur-Mer / jolie tour de Babel aimée des étrangers /Pierre blanche sur la carte /des pays traversés et jamais oubliés ». Pour lui, Cagnes-sur-Mer devait rimer avec la fête, les rencontres, ces moments de griserie et de légèreté lumineuse où le temps semble suspendu dans l'instant, ces moments où le vin danse allègrement avec l'amitié.

     Mais très vite le poème bifurque : « Danse danse jeunesse / danse, danse pour la Paix / danse danse avec elle /sans jamais l'oublier. Elle est si belle si frêle / et toujours menacée /et toujours vivante et toujours condamnée ». De la joie de vivre insouciante, on passe à la célébration de la paix, si belle, si frêle, qu'il convient de toujours protéger car elle est toujours menacée. Si elle est toujours vivante comme une aspiration profonde des peuples, mais toujours condamnée par les intentions belliqueuses des puissants de ce monde. En 1953, on était en plein dans la guerre froide où le bloc de l'ouest capitaliste regardait l’œil de Moscou et le bloc de l'Est communiste avec la plus grande des défiances. À l'époque comme maintenant, il y a des gens de pouvoir pour condamner la paix et la menacer.

    « Saisonnière horreur / sacrifices humains sacrifices enfantins / souhaités louanges fêtés / Les bourreaux trouvent toujours des aèdes / et en première ligne des journaux aussi bien qu'aux avant-postes de radio / des voix livides intrépides et autorisées / donnent de source sûre / les nouvelles toutes fraîches des tout derniers charniers / et des éleveurs de monuments aux morts / racolent la clientèle pour l'Europe nouvelle ». Les faiseurs de guerre voient la guerre et la paix comme des saisons et des flux et reflux économiques avant tout. Et il y a toujours des « aèdes », vous savez, ces troubadours de l'Antiquité pour chanter encore et encore la gloire des victoires et l'impact des conflits. Aujourd'hui, ces « aèdes » des temps modernes officient dans la presse où ils dénoncent les dangers du camp ennemi pour mieux faire au peuple, car un peuple apeuré est plus facile à manipuler. Ces aèdes des temps modernes répandent le concept du clash des civilisations pour opposer des populations contre d'autres populations, les peuples à l'intérieur contre les migrants qui viennent soi-disant les « envahir ». Ces aèdes des temps modernes chantent le nationalisme ici, le fanatisme religieux ailleurs, et ils appellent à construire des grands murs pour protéger la forteresse Europe de la venue des barbares. Hier, les aèdes chantaient la guerre de Troie qui a ravagé la cité antique pendant plus de dix ans jusqu'à sa chute finale. Aujourd'hui les aèdes des journaux appartenant aux grands groupes financiers de ce monde chantent la guerre en Syrie, en appelant à soutenir l'un ou l'autre camp, mais surtout à ne pas chercher un accord de paix durable et pertinent ravagé par cinq ans d'une guerre atroce et insensée.

      Mais face à eux, il faut continuellement opposer une force pacifique, constamment essayer de désamorcer les conflits. Comme le dit Prévert : « danse danse avec la paix / On lui tire dans le dos / mais elle a les reins solides / quand tu la tiens dans tes bras / Elle est si belle si fragile si frêle / elle est aussi très vieille abîmée détraquée ». Et la conclusion que je trouve très belle : « Danse jeunesse du grand monde ouvrier / et si tu ne veux pas la guerre, répare la paix ». Si tu ne veux pas la guerre, répare la paix. Voilà un principe important à garder en mémoire. Il est de notre responsabilité de toujours chercher à apaiser les situations conflictuelles et d'apaiser le ressentiment, que ce soit à grande échelle au niveau des pays ou à notre petite échelle individuelle. Il faut célébrer la vie, car la guerre est d'abord une force de mort. Danser vaut mieux que de se terrer dans une tranchée en attendant l'ennemi.






Robert Doisneau, Jacques Prévert au guéridon, 1955




Voir également de Jacques Prévert: 

La visite au musée


Pour toi mon amour



Voir aussi :


     Pour moi, la paix est une quelque chose que l'on doit cultiver dans la vie de tous les jours. Et en ce sens cet aphorisme du dalaï-lama m'a toujours parlé : « Plus de paix dans votre esprit contribue à plus de paix dans le monde ».




Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.







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