La visite au musée
Jacques
Prévert
Au
musée de cire du Souvenir
vous prenez la galerie
des projets avortés
le couloir des velléités
l'escalier des faux
désirs
et vous tombez dans la
trappe des regrets
Là
vous pouvez graver sur
les murs
avec le petit
couteau-souvenir acheté à l'entrée
les graffiti du
malentendu
Mais
au-dessus de la salle
des Bienfaits Perdus
les yeux bandés
le funambule Amour
danse sur la corde raide
du bonheur à peine entrevu
du bonheur jamais oublié
Et la musique de son
cirque
tourne son disque rayé
usé exténué mais ravi
et le disque tourne
comme une lune sanglante et endeuillée
radieuse vivante
souriante ensoleillée
merveilleuse et
émerveillée
Musique du peuple des
oiseaux
musique des oiseaux du
peuple
Visiteurs
n'écoutez pas cette
musique sans l'entendre
ne prêtez pas seulement
l'oreille à cette musique
à ce bruit
donnez-la-lui
Elle vous la rendra au
centuple
un beau jour
ou un autre jour
la musique du peuple des
oiseaux de l'amour
Jacques Prévert, La
pluie et le beau temps
René-Jacques |
J'aime cette façon poétique qu'a Prévert de mettre en scène tout ce bric-à-brac de nos
souvenirs, regrets, remords, projets abandonnés ou délaissés qui
nous hantent dans ce que la philosophie bouddhiste appelle la
conscience-entrepôt (ālaya
vijñāna, que l'on traduit
souvent par le terme « conscience base-de-tout » qui
traduit littéralement le tibétain, kunshi namshe). Dans cet
entrepôt poussiéreux, pleins de toiles d'araignée que l'on
pourrait comparer à un vieux musée de cire, le souvenirs des amours
passées tient une place particulière, un funambule aux yeux bandés
qui « danse sur la corde
raide du bonheur à peine entrevu ».
Et cet entrepôt un peu obscur serait égayé par un tourne-disque
ancien passerait toujours le même « disque
rayé usé exténué mais ravi »
d 'où émanerait la « musique
du peuple des oiseaux ».
Il ne faudrait pas seulement entendre cette musique, mais donner son
oreille intérieure à cette musique qui court et ruisselle en nous,
ma musique de l'âme qui s'éveille et s'élève. Il faut pouvoir
entendre cette musique et y consacrer son être, car « elle
vous la rendra au centuple, un beau jour ou un autre jour, la musique
du peuple des oiseaux de l'amour».
Il y a quelque chose de
très onirique avec ce musée de cire qui est en même temps un
cirque avec son funambule repassant et repassant encore sur les
sillons du souvenir ému. Mais cela indique, je crois, que si l'on
peut être enfermé dans ces souvenirs, on peut aussi être libéré
par cette musique de l'amour qui résonne en nous, qui fait écho à
ce que nous vivons. Dans la méditation, beaucoup d'écho du passé
remontent d'eux-mêmes à la surface de la conscience. Il faut les
laisser passer comme on laisse passer les nuages dans le ciel.
Pareillement, on peut être hanté par le souvenir des nos amours
passées. On peut aussi les laisser passer : s'y attacher serait
dommageable pour la liberté de l'esprit qui s'épanouit dans
l'instant présent, les repousser sous prétexte qu'il s'agit là
d'anciennes amours serait encore plus dommageable car il y a derrière
cette musique du peuple des oiseaux de l'amour l'énergie d'un amour
beaucoup plus profond, un amour illimité qui s'adresse à tous les
êtres proches ou lointains et qui peut s'envoler à chaque instant
dans tout le ciel de la conscience. Et cet amour illimité ne naîtra
pas « un beau jour ou un autre jour », mais ce jour, là,
ici et maintenant ; à chaque instant, il se renouvelle et
illumine le monde, le monde ancien et le monde nouveau.
Adrian Konopnicki, City Birds', San Francisco |
Voir aussi de Jacques Prévert :
- Cagnes-sur-Mer
- Pour toi mon amour
- Pour toi mon amour
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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