Il ne suffit pas d’ouvrir
la fenêtre
pour voir les champs et la
rivière.
Il ne suffit pas de n’être
pas aveugle
pour voir les arbres et les
fleurs.
Il faut également n’avoir
aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y
a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun
d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre
fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on
pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui n’est jamais ce
qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
Fernando
Pessoa, Le
gardeur de troupeaux,
traduction d'Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 111.
Fernando
Pessoa, sous son hétéronyme un peu mystérieux d'Alberto Caeireo
appelle à voir les champs et les rivières. Mais pour voir ces
champs et ces campagnes, cette nature ici présente, il ne suffit
d'avoir des yeux qui fonctionnent convenablement et remplissent la
fonction habituelle des yeux : en fait, il faut avoir quelque
chose en moins, il faut ne pas avoir de philosophie. On pourrait dès
lors dire que plein de gens voient les champs et ces rivières, il
suffit d'être simple, de n'avoir aucune instruction et n'avoir
aucune prétention à philosopher. Mais voilà les gens philosophent
continûment sans même s'en rendre compte. Qu'est-ce qu'Alberto
Caeireo alias Pessoa reproche à la philosophie ? « Avec
la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des
idées ».
On entend là résonner la voix de Platon dont Alfred North Whitehead
disait que toute la philosophie occidentale se résumait à des notes
de bas de page dans l’œuvre de Platon. Pour Platon, ce qui est
essentiel, ce n'est pas l'arbre matériel en face de nous, mais
l'Idée de l'arbre qui se trouve dans le ciel transcendant des Idées.
Quand on se pose la question : « Qu'est-ce que cet
arbre ? », la réponse ne doit pas envisager l'arbre
sensible, l'arbre que nous percevons avec nos yeux, nos oreilles ou
nos mains, mais appréhender avec l'intellect l'essence de l'arbre,
c'est-à-dire son Idée.
Ce
sont là des idées trop éloignées pour le simple paysan qui
cultive son champ. Je tentais un jour d'expliquer à mes élèves la
mythe de la caverne que Platon expose dans la République.
Il trouvait que ce dernier a un peu trop fumé la moquette. Pour
autant, le paysan qui cultive son champ ou mes élèves très
terre-à-terre, peu enclins à de subtiles spéculations
métaphysiques, ont aussi leur philosophie. Eux aussi mettent des
idées à la place des choses réelles. Eux aussi voient le monde à
travers un filtre mis en place par le mental pour rendre le réel
autour d'eux intelligible, compréhensible, gérable. Et ce filtre
nous fait manquer le champ et la rivière dans leur nudité profonde.
Quand la paysan voit son champ, il y voit l'idée de ce que ce champ
va lui rapporter ou l'idée du labeur que ce même champ va exiger de
lui. Et ces idées supplantent le champ réel là dans sa simplicité
la plus évidente, mais cachées par ces idées qui se succèdent
dans un discours-fleuve que le mental tient à lui-même.
Quand
l'ascète vient trouver le Bouddha, ce dernier lui enseigne ceci :
« dans
l’acte de voir, qu’il n’y ait que le simple acte de voir,
dans
l’acte d’entendre, qu’il n’y ait que le simple acte
d’entendre
dans
l’acte de sentir, qu’il n’y ait que le simple acte de sentir,
dans
l’acte de connaître, qu’il n’y ait que le simple acte de
connaître.
C’est
comme cela, ô Bâhiya, que vous devez vous entrainer.
Pour
vous, ô Bâhiya, c’est dans votre acte de voir, où n’est plus
que le simple acte de voir, dans votre acte d’entendre, où n’est
plus que le simple acte d’entendre, dans votre acte de sentir, où
n’est plus que le simple acte de sentir, dans votre acte de
connaître, où n’est plus que le simple acte de connaître, que, ô
Bâhiya, vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là.
Lorsque
vous n’êtes plus quelqu’un venant de ces choses-là, vous n’êtes
plus là.
Lorsque
vous n’êtes plus là, vous n’êtes pas non plus ici.
Vous
n’êtes pas non plus entre les deux.
C’est
simplement la fin de la souffrance ».
Il
faut s'en tenir à la disciple méditative de ne voir que ce qui est
vu dans l'acte de voir, de n'entendre que ce qui est entendu dans
l'acte d'entendre. Cela peut paraître simple, mais nous avons
constamment tendance à surimposer des concepts, des jugements, des
pensées à ce que nous expérimentons. En soi, ce n'est pas un
problème, cela nous permet de rendre ce monde intelligible et d'agir
dans ce monde ; mais le problème réside dans le fait que l'on
finit par être emprisonné par ces pensées. Comme le dit Pessoa :
« Il
n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une
fenêtre fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on
pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et
qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre ».
Du
fait de ces concepts qui envahissent le mental, nous sommes enfermés
en nous-mêmes comme dans une cave à faire des suppositions sur ce
qu'il y a au-delà de cette cave. Là encore ce passage évoque entre
les lignes Platon et son mythe de la caverne. Platon pense que nous
sommes enfermés dans la caverne de notre ignorance de ce qu'est
réellement le monde sensible. Il pense que, par un travail de
l'intellect, on pourra sortir de cette caverne pour voir à l'air
libre le ciel des Idées. Mais ce sont précisément toutes ces idées
formées par le mental qui sont la caverne. Sortir consiste seulement
à regarder ce qui est avec un œil neuf, sans a priori. Regarder le
monde qui s'offre à nous silencieusement.
Lire
en intégralité le Soutra
de Bâhiya (Bâhiya
Sutta)
Voir de Fernando Pessoa :
Voir aussi :
- Commentaires au Genjōkōan - 3ème partie
Voir de Fernando Pessoa :
- Le Tage
Voir aussi :
- Commentaires au Genjōkōan - 3ème partie
On peut difficilement critiquer la philosophie sans faire de la philosophie à moins d'y répondre par le silence, ce que le Bouddha n'hésitait pas à faire.
RépondreSupprimerA l'intérieur de la philosophie on peut difficilement faire ce reproche aux phénoménologues qui prétendaient accéder au réel lui même et aux courant pragmatiste et nominaliste pour qui il n'existe pas d'arbre en dehors de sa réalité concrète et singulière. A lire des livres sur le bouddhisme, j'ai souvent le sentiment que le bouddhisme est une forme de pragmatisme nominaliste et pluraliste... et ma pratique va dans ce sens.