Ce
n'est pas la vacuité qui rend les phénomènes vides, les phénomènes
sont eux-mêmes vides.
Ce
n'est pas l'absence de caractéristiques qui rend les phénomènes
dépourvus de caractéristiques. Les phénomènes sont eux-mêmes
dépourvus de caractéristiques.
Ce
n'est pas l'absence de souhait qui rend les phénomènes libres de
souhait. Les phénomènes sont eux-mêmes libres de souhait.
Ainsi
cette investigation, ô Kashyapa, je l'appelle Voie du Milieu,
l'investigation individuelle correcte des phénomènes.
Ô
Kashyapa, ceux qui faisant de la vacuité un objet d'observation réel
hypostasie la vacuité, je dis qu'ils s'écartent et s'éloignent de
ma parole. Ô Kashyapa, c'est ainsi : un homme malade reçoit
d'un médecin un remède, et ce remède, ayant guéri la maladie,
reste dans l'estomac et n'en est pas expulsé. Qu'en penses-tu,
Kashyapa ? Cette homme sera-t-il guéri de la maladie ?
-
Non, ô Vainqueur Transcendant, ce remède, ayant guéri la maladie,
qui demeure dans l'estomac et n'en est pas expulsé aggravera la
maladie de cet homme.
Le
Vainqueur transcendant déclara alors : « Kashyapa, de
même, si la vacuité est l'émancipation de toutes les vues,
j'appelle incurable celui qui fait de la vacuité elle-même une
vue. »
Soûtra
de l'Amas de Joyaux, Chapitre de Kashyapa.
Kakémono, monatère zen du Daisen-in, Kyôto. "Le monde infini aboutit à peu de chose" |
Ce
que nous dit la philosophie du Bouddha, c'est que nous avons tendance
à surimposer agressivement toutes sortes de concepts à la réalité
de ce monde. Nous collons aux phénomènes des notions d'existence ou
d'inexistence, de bons ou de mauvais, de plaisant ou de déplaisant.
Et ces concepts en s'accumulant et s'agglutinant sur le réel trompe
l'esprit en donnant une vision faussée des choses. C'est pourquoi le
Bouddha a proposé un remède à cette tendance malheureuse du mental
dans la méditation de la vacuité. Il s'agit d'abord de voir que les
phénomènes sont dénués d'une existence propre : les
phénomènes n'ont pas d'existence séparée, indépendante des
autres phénomènes. Ils n'existent qu'en interdépendance les uns
avec les autres.
Ces
phénomènes n'ont non plus d'existence permanente ou simplement
durable, malgré le fait que les concepts émis par l'esprit aient
tendance à coller cette impression de permanence aux objets. Tout
est changeant : les objets se transforment même quand leur
apparence semble complètement stable. Une table semble identique
identique à elle-même quand on la regarde le matin et quand on la
regarde le soir ; mais c'est oublier que la structure
moléculaire ou atomique de cette table est parcourue de mouvements
certes infinitésimaux et donc imperceptibles à l’œil nu, mais
qui n'en est pas une transformation de l'objet. Là où le concept de
table laisse supposer la stabilité de cet objet, une perception plus
fine de l'objet laisse entrevoir l'agitation moléculaire et la danse
frénétique des électrons. Tout est changeant, mais les concepts
gèlent ce changement fondamental.
C'est
pourquoi on a besoin de la vacuité pour se libérer de cette vision
engluée du réel dans l'être, l'existence ou la substance. On a
aussi besoin de ses deux adjuvants que sont :
- 1°) l'absence de caractéristiques, l'attitude de la conscience à observer le réel sans alimenter tous ces concepts, à rester dans le silence de la contemplation qui accueille toutes choses en ce qu'elles sont sans les juger ou les estimer.
- 2°) l'absence de souhaits, l'attitude qui consiste à ne pas préférer une illusion plutôt qu'une autre, l'acceptation de ce qui est plutôt que d'alimenter des concepts sur ce qui pourrait être et de rechercher constamment ce que l'on juge désirable.
La
vacuité, l'absence de caractéristiques et l'absence de souhaits
sont appelées dans la philosophie bouddhique les trois portes de la
sagesse. Et il faut emprunter régulièrement ces portes pour entrer
dans un nouveau rapport au monde, plus apaisé et plus harmonieux.
Mais il y a néanmoins un paradoxe : on est bien obligé de
penser ces trois portes de la sagesse avec des concepts pour au moins
indiquer vers quoi il faut diriger son esprit. Mais en tant que
concept, il sont aussi problématiques que les concepts d'existence
ou de néant, d'agréable ou de désagréable. On pourrait s'attacher
à ce concept de vacuité par exemple en disant par exemple :
« je détiens la Vérité suprême, c'est la vacuité. Les
autres sont dans l'erreur, il faut qu'ils croient à ce concept de
vacuité ». Le fait que vous adhériez à ce concept de vacuité
ne signifie pas que vous déteniez la vérité ultime. Personne ne
peut détenir la vérité ultime : on ne peut percevoir la
vérité ultime que quand on a pratiqué l'ascèse de transformer son
esprit et s'être intimement débarrassé de toutes les illusions qui
encombrent le mental.
C'est
pourquoi le Bouddha rappelle qu'un phénomène ne deviendrait pas
vide du fait qu'on penserait ce phénomène comme vide, un peu comme
un magicien qui ferait disparaître le lapin du chapeau d'un simple
coup de baguette magique. Le phénomène est vide d'une existence
propre, bien avant qu'on ait l'idée de le considérer comme vide. En
fait, le fait qu'on voit ce phénomène comme vide ou non-vide ne
change rien au fait qu'il soit vide d'une existence propre. Et encore
le fait de proclamer qu'un phénomène est vide d'une existence
propre ne signifie pas qu'on ait compris la signification profonde de
cette vacuité d'existence propre. Et le fait qu'on ait compris
intellectuellement cette vacuité d'existence propre ne signifie pas
que l'on voit réellement cette vacuité, qu'on est capable de la
vivre, de la percevoir à l’œuvre dans l'instant présent,
d'instant en instant. Et ce n'est pas simplement le mental qu'il faut
convaincre, mais l’entièreté de la conscience avec ses zones
d'ombres et d'inconscient, ses tendances habituelles et ses réflexes
anciens, profondément enracinés. On peut se dire : « tout
est vide ! », voir cela comme comme une évidence un
instant, et puis l'instant d'après, en étant submergé par les
événements de la vie quotidienne, revenir inconsciemment à la
croyance dans la réalité intrinsèque des phénomènes. Quand vous
buvez le thé ou le café avant d'aller au boulot, est-ce que ce thé
ou ce café bien chaud dans vos mains est vraiment vide d'une
existence propre ? Est-ce que votre déclaration d'impôt est
vide d'une existence propre ? Est-ce que les autres voitures sur
l'autoroute sont vides d'une existence propre ?
La
vacuité, l'absence de caractéristiques et l'absence de souhaits
sont là pour nous aider à nous détacher des concepts. Mais si on a
la mauvaise idée de se crisper sur le concept de vacuité, alors on
risque d'être « incurable » dans notre notre recherche
de libération par rapport à ces concepts. La vacuité est elle-même
vide d'une existence propre. Elle est comme un médicament qu'il
n'est pas utile de propre quand on a recouvré la bonne santé. Ou
pour prendre une métaphore célèbre du Bouddha, on a construit un
radeau pour traverser le grand fleuve, on n'a pas besoin de se trimbaler de l'autre côté de la rive avec son radeau, on le laisse
sur le rivage pour qu'une autre personne puisse l'emprunter qui en
aura besoin.
C'est
pourquoi les trois portes de la sagesse conduisent à la « Voie
du Milieu » : on cesse de croire à l'existence réelle
des choses, mais on ne tombe pas dans l'extrême inverse qui serait une
inexistence complète de ces choses. On ne s'emprisonne pas dans les
concepts d'existence ou d'inexistence, mais on ne s'enferme pas dans
les concepts de vacuité, d'absence de caractéristiques et d'absence
de souhaits qui sont là pour libérer des dualités malsaines. On ne
se guérit pas des croyances en alimentant d'autres croyances, mais
en menant une investigation poussée et toujours renouvelée sur le
réel. La vacuité est un outil précieux pour cela, mais pas le but
lui-même.
Nœud sans fin Tashi Dhargyal |
Nāgārjuna a repris telle quelle la formule de la vacuité comme émancipation de toutes les vues dans le douzième chapitre de son "Traité du Milieu" : L'analyse des formations.
Voir également :
- Apparence et vacuité (Longchenpa)
- Rosée que ce monde
- Battements d'ailes d'un papillon
- Formes sur fond vide
- Causalité d'une illusion
- Les quatre sceaux du Dharma
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