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lundi 11 juin 2018

L'émancipation de toutes les vues






Ce n'est pas la vacuité qui rend les phénomènes vides, les phénomènes sont eux-mêmes vides.
Ce n'est pas l'absence de caractéristiques qui rend les phénomènes dépourvus de caractéristiques. Les phénomènes sont eux-mêmes dépourvus de caractéristiques.
Ce n'est pas l'absence de souhait qui rend les phénomènes libres de souhait. Les phénomènes sont eux-mêmes libres de souhait.

Ainsi cette investigation, ô Kashyapa, je l'appelle Voie du Milieu, l'investigation individuelle correcte des phénomènes.

Ô Kashyapa, ceux qui faisant de la vacuité un objet d'observation réel hypostasie la vacuité, je dis qu'ils s'écartent et s'éloignent de ma parole. Ô Kashyapa, c'est ainsi : un homme malade reçoit d'un médecin un remède, et ce remède, ayant guéri la maladie, reste dans l'estomac et n'en est pas expulsé. Qu'en penses-tu, Kashyapa ? Cette homme sera-t-il guéri de la maladie ?
- Non, ô Vainqueur Transcendant, ce remède, ayant guéri la maladie, qui demeure dans l'estomac et n'en est pas expulsé aggravera la maladie de cet homme.

Le Vainqueur transcendant déclara alors : « Kashyapa, de même, si la vacuité est l'émancipation de toutes les vues, j'appelle incurable celui qui fait de la vacuité elle-même une vue. »


Soûtra de l'Amas de Joyaux, Chapitre de Kashyapa.








Kakémono, monatère zen du Daisen-in, Kyôto.
"Le monde infini aboutit à peu de chose"










       Ce que nous dit la philosophie du Bouddha, c'est que nous avons tendance à surimposer agressivement toutes sortes de concepts à la réalité de ce monde. Nous collons aux phénomènes des notions d'existence ou d'inexistence, de bons ou de mauvais, de plaisant ou de déplaisant. Et ces concepts en s'accumulant et s'agglutinant sur le réel trompe l'esprit en donnant une vision faussée des choses. C'est pourquoi le Bouddha a proposé un remède à cette tendance malheureuse du mental dans la méditation de la vacuité. Il s'agit d'abord de voir que les phénomènes sont dénués d'une existence propre : les phénomènes n'ont pas d'existence séparée, indépendante des autres phénomènes. Ils n'existent qu'en interdépendance les uns avec les autres.


     Ces phénomènes n'ont non plus d'existence permanente ou simplement durable, malgré le fait que les concepts émis par l'esprit aient tendance à coller cette impression de permanence aux objets. Tout est changeant : les objets se transforment même quand leur apparence semble complètement stable. Une table semble identique identique à elle-même quand on la regarde le matin et quand on la regarde le soir ; mais c'est oublier que la structure moléculaire ou atomique de cette table est parcourue de mouvements certes infinitésimaux et donc imperceptibles à l’œil nu, mais qui n'en est pas une transformation de l'objet. Là où le concept de table laisse supposer la stabilité de cet objet, une perception plus fine de l'objet laisse entrevoir l'agitation moléculaire et la danse frénétique des électrons. Tout est changeant, mais les concepts gèlent ce changement fondamental.


     C'est pourquoi on a besoin de la vacuité pour se libérer de cette vision engluée du réel dans l'être, l'existence ou la substance. On a aussi besoin de ses deux adjuvants que sont :
  • 1°) l'absence de caractéristiques, l'attitude de la conscience à observer le réel sans alimenter tous ces concepts, à rester dans le silence de la contemplation qui accueille toutes choses en ce qu'elles sont sans les juger ou les estimer.
  • 2°) l'absence de souhaits, l'attitude qui consiste à ne pas préférer une illusion plutôt qu'une autre, l'acceptation de ce qui est plutôt que d'alimenter des concepts sur ce qui pourrait être et de rechercher constamment ce que l'on juge désirable.


     La vacuité, l'absence de caractéristiques et l'absence de souhaits sont appelées dans la philosophie bouddhique les trois portes de la sagesse. Et il faut emprunter régulièrement ces portes pour entrer dans un nouveau rapport au monde, plus apaisé et plus harmonieux. Mais il y a néanmoins un paradoxe : on est bien obligé de penser ces trois portes de la sagesse avec des concepts pour au moins indiquer vers quoi il faut diriger son esprit. Mais en tant que concept, il sont aussi problématiques que les concepts d'existence ou de néant, d'agréable ou de désagréable. On pourrait s'attacher à ce concept de vacuité par exemple en disant par exemple : « je détiens la Vérité suprême, c'est la vacuité. Les autres sont dans l'erreur, il faut qu'ils croient à ce concept de vacuité ». Le fait que vous adhériez à ce concept de vacuité ne signifie pas que vous déteniez la vérité ultime. Personne ne peut détenir la vérité ultime : on ne peut percevoir la vérité ultime que quand on a pratiqué l'ascèse de transformer son esprit et s'être intimement débarrassé de toutes les illusions qui encombrent le mental.


     C'est pourquoi le Bouddha rappelle qu'un phénomène ne deviendrait pas vide du fait qu'on penserait ce phénomène comme vide, un peu comme un magicien qui ferait disparaître le lapin du chapeau d'un simple coup de baguette magique. Le phénomène est vide d'une existence propre, bien avant qu'on ait l'idée de le considérer comme vide. En fait, le fait qu'on voit ce phénomène comme vide ou non-vide ne change rien au fait qu'il soit vide d'une existence propre. Et encore le fait de proclamer qu'un phénomène est vide d'une existence propre ne signifie pas qu'on ait compris la signification profonde de cette vacuité d'existence propre. Et le fait qu'on ait compris intellectuellement cette vacuité d'existence propre ne signifie pas que l'on voit réellement cette vacuité, qu'on est capable de la vivre, de la percevoir à l’œuvre dans l'instant présent, d'instant en instant. Et ce n'est pas simplement le mental qu'il faut convaincre, mais l’entièreté de la conscience avec ses zones d'ombres et d'inconscient, ses tendances habituelles et ses réflexes anciens, profondément enracinés. On peut se dire : « tout est vide ! », voir cela comme comme une évidence un instant, et puis l'instant d'après, en étant submergé par les événements de la vie quotidienne, revenir inconsciemment à la croyance dans la réalité intrinsèque des phénomènes. Quand vous buvez le thé ou le café avant d'aller au boulot, est-ce que ce thé ou ce café bien chaud dans vos mains est vraiment vide d'une existence propre ? Est-ce que votre déclaration d'impôt est vide d'une existence propre ? Est-ce que les autres voitures sur l'autoroute sont vides d'une existence propre ?


      La vacuité, l'absence de caractéristiques et l'absence de souhaits sont là pour nous aider à nous détacher des concepts. Mais si on a la mauvaise idée de se crisper sur le concept de vacuité, alors on risque d'être « incurable » dans notre notre recherche de libération par rapport à ces concepts. La vacuité est elle-même vide d'une existence propre. Elle est comme un médicament qu'il n'est pas utile de propre quand on a recouvré la bonne santé. Ou pour prendre une métaphore célèbre du Bouddha, on a construit un radeau pour traverser le grand fleuve, on n'a pas besoin de se trimbaler de l'autre côté de la rive avec son radeau, on le laisse sur le rivage pour qu'une autre personne puisse l'emprunter qui en aura besoin.


      C'est pourquoi les trois portes de la sagesse conduisent à la « Voie du Milieu » : on cesse de croire à l'existence réelle des choses, mais on ne tombe pas dans l'extrême inverse qui serait une inexistence complète de ces choses. On ne s'emprisonne pas dans les concepts d'existence ou d'inexistence, mais on ne s'enferme pas dans les concepts de vacuité, d'absence de caractéristiques et d'absence de souhaits qui sont là pour libérer des dualités malsaines. On ne se guérit pas des croyances en alimentant d'autres croyances, mais en menant une investigation poussée et toujours renouvelée sur le réel. La vacuité est un outil précieux pour cela, mais pas le but lui-même.











Nœud sans fin
Tashi Dhargyal








Nāgārjuna a repris telle quelle la formule de la vacuité comme émancipation de toutes les vues dans le douzième chapitre de son "Traité du Milieu" : L'analyse des formations.



Voir également : 



- Apparence et vacuité (Longchenpa)


 Soûtra de l’Écume et son commentaire



Rosée que ce monde


Battements d'ailes d'un papillon


Formes sur fond vide


Causalité d'une illusion


Les quatre sceaux du Dharma







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