Hui-tseu,
s'adressant à Tchouang-tseu, lui dit : "J'ai dans mon bien, une
arbre de grande taille. Son tronc est si noueux et si tordu qu'on ne
peut pas le scier correctement. Ses branches sont si voûtées et
vont tellement de travers qu'on ne peut pas les travailler d'après
le compas et l'équerre. Il est là au bord du chemin, mais aucun
charpentier ne le regarde. Telles sont vos paroles, ô mon maître,
grandes et inutilisables, et tout le monde se détourne unanimement
de vous."
Tchouang-Tseu
dit à son tour : "N'avez-vous jamais vu une martre qui,
s'aplatissant, est aux aguets en attendant que quelque chose arrive ?
Elle va sautant de place en place et n'a pas peur de sauter trop
haut, jusqu'à ce qu'elle tombe dans un piège ou se laisse prendre
au lacet pour son beau pelage. Mais il y a encore le yack. Il est
aussi grand qu'une nuée d'orage. Il se dresse, considérable.
Seulement il n'est même pas capable d'attraper des souris. Vous
avez, dites-vous, un arbre de grande taille et déplorez qu'il ne
serve à rien. Que ne le plantez-vous dans une lande déserte ou au
beau milieu d'une terre vacante ? Alors vous pourriez rôder
oisivement autour ou, n'ayant rien d'autre à faire, dormir sous ses
branches. Aucune scie, aucune hache ne sont là pour le menacer d'une
fin prématurée, et nul de saurait lui porter dommage. Que
quelque chose ne serve à rien, en quoi faut-il vraiment s'en mettre
en peine ?
Tchouang-Tseu, I,
3.
NB : Tchouang-Tseu
s'écrit « Zhuangzi » en pinyin (la transcription
officielle du chinois) et Hui-Tseu « Huizi ». Mais la
graphie de Tchouang-Tseu s'est imposée en langue française, c'est
pourquoi je la conserve. D'autant plus qu'elle est plus proche de la
prononciation réelle en mandarin. En caractère chinois traditionnel
Tchouang-Tseu (ou Zhuangzi) s'écrit 莊子,
et en caractère simplifié : 庄子.
Huizi
s'écrit : 惠子.
Vittorio Piergiovanni - Paysage #21 - 1958 |
Hui-Tseu se disputait
souvent avec Tchouang-Tseu. C'était un personnage d'envergure dans
la philosophie antique chinoise. Il n'est pas seulement un penseur,
mais a été aussi le ministre de l’État de Liang à l'époque des
Royaumes Combattants. Le confucéen Xunzi et le légiste Han Feizi le
citent, mais il est surtout connu par ses interventions et ses débats
avec Tchouang-Tseu, la discussion sur le bonheur
des poissons est notamment la plus célèbre répartie entre les
deux hommes. On n'a malheureusement conservé aucun écrit de Huizi.
Hui-Tseu reproche à
Tchouang-Tseu d'être inutile. Il le voyait certainement comme un
personnage oisif et improductif. Huizi compare Tchouang-Tseu à un
vieil arbre noueux dont personne ne veut parce que son bois est
inutile à quelque travail de menuiserie que ce soit. Tchouang-Tseu
n'est pas d'accord. Pour lui, la notion d'utilité est très
relative. L'arbre noueux est peut-être inutile aux yeux du
menuisier, mais pas pour celui qui veut se reposer et profiter de son
ombre. Le yack est une créature puissante, mais parfaitement inutile
pour attraper les souris. La martre sera suffisamment agile pour
attraper les souris ; mais son pelage suscitera les convoitises.
Et aussi habile soit-elle, elle risque de tomber dans un piège.
On vit dans une société
où les jugements vont bon train sur qui est utile et qui ne l'est
pas. Mais souvent ces jugement sont hâtifs. Peut-être qu'un chômeur
vous semble inutile à la société, mais au moins en étant au
chômage, il ne prend pas votre boulot. Et peut-être ce chômeur
va-t-il se rendre utile autrement. En ne contribuant pas au produit
intérieur brut, mais en aidant son voisin par exemple à réparer sa
voiture ou en faisant les courses de la voisine trop âgée. Il ne
faut pas juger trop vite. Quand on regarde d'une autre manière, ces
critères d'utilité et d'inutilité peuvent varier considérablement.
Voir également concernant Tchouang-Tseu (Zhuangzi):
- battement d'ailes d'un papillon (et notamment le rêve du papillon de Tchouang-Tseu)
- Commentaire au Genjôkôan (4ème partie) avec notamment la notion de l'assise dans l'oubli de Tchouang-Tseu
Voir concernant le taoïsme :
- Décroissance et non-agir (Lao-Tseu)
Voir aussi :
- Un nomade de la raison (11ème partie) sur l'indifférence, mais aussi sur les petits cochons de Pyrrhon et de Tchouang-Tseu
Voutch |
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Enfin, il me reste à vous souhaiter une bonne année tout pareillement !
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