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vendredi 1 avril 2016

Manquer à être



     Sur son blog « Éveil et philosophie », le 25 mars 2016, José Le Roy évoque la figure de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, figure avec il ne peut que prendre ses distances, car pour eux deux, l'homme est marqué son irréductible fracture d'avec le monde. Inacceptable pour un philosophe qui a mis la non-dualité au cœur de son expérience. Selon Sartre, l'homme se caractérise par son manque d'être, son néant qui l'empêche de coïncider avec le monde. Dans la philosophie sartrienne, l'homme est condamné à être arraché au monde, sans réconciliation avec lui. Il y aura toujours la conscience qui tend à être, mais n'est pas, le pour-soi et le monde, cet en-soi qui se contente platement d'être ce qu'il est sans jamais avoir rien demandé. Le monde, la Nature, tout cela n'est poisseuse inertie pour Sartre, rien qui puisse éveiller en l'homme une forêt de correspondances, de contemplatives communications silencieuses.

    José Le Roy évoque un texte de Simone de Beauvoir : « Par son arrachement au monde, l'homme se rend présent au monde et se rend le monde présent. Je voudrais être le paysage que je contemple, je voudrais que ce ciel, cette eau calme se pensent en moi, que ce soit moi qu'ils expriment en chair et en os, et je demeure à distance ; mais aussi est-ce par cette distance que le ciel et l'eau existent en face de moi ; ma contemplation n'est un déchirement que parce qu'elle est aussi une joie. Je ne peux pas m'approprier le champ de neige sur lequel je glisse : il demeure étranger, interdit ; mais je me complais dans cet effort même vers une possession impossible, je l’éprouve comme un triomphe, non comme une défaite. C'est dire que, dans sa vaine tentative pour être Dieu, l'homme se fait exister comme homme, et s'il se satisfait de cette existence, il coïncide exactement avec soi. Il ne lui est pas permis d'exister sans tendre vers cet être qu'il ne sera jamais ; mais il lui est possible de vouloir cette tension même avec l'échec qu'elle comporte. Son être est manque d'être, mais il y a une manière d'être de ce manque qui est précisément l'existence1 ».


    José Le Roy reproche à Simone de Beauvoir autant qu'à Sartre de rester cantonnés à cet arrachement au monde : « Le monde ne m'est pas "étranger" ou "interdit". Je suis le champ de neige, le ciel, et l'oiseau dans le ciel... Ici et maintenant, sans effort, l'absolu est ouvert et la présence du monde est mon absence même. La contemplation du monde n'est un échec que pour l'ego qui tente de se l'approprier, mais si la conscience s'ouvre à l'espace d'accueil qu'elle est, le monde et la conscience deviennent un ». Il n'a manqué finalement à Sartre et de Beauvoir que de s'asseoir sur un coussin de méditation et de voir que l'ego est comme une bulle d'air qui se croit entité indépendante « arrachée au monde » du fait de sa fine paroi qui la sépare du monde. Mais qu'elle veuille bien éclater un instant et il ne reste plus qu'une présence au monde, une ouverture à tout l'air du monde et ses nuages et ses cieux.


Matthieu Ricard





     Mais peut-être aussi Simone de Beauvoir ne va-t-elle pas assez loin dans son analyse phénoménologique. Pour elle, il y a constamment cette tentation que le monde me parle, qu'il parle en moi, qu'il soit même moi qui soit en train d'envisager le monde et l'existence, mais cela ne saurait être vrai : tout de suite, la distance se creuse entre moi et le paysage, et cette distance fait que le paysage peut exister. Si je dévale un pente neigeuse avec mes skis, je ne peux être que le skieur (ou la skieuse en l'occurrence), je ne peux pas être la montagne, la pente, la neige, cette grisante glissade que j'accomplis. Tout cela se tient à distance de moi, ce n'est pas moi, ce n'est pas non plus à moi, je ne peux que m'approprier l'expérience et le souvenir de cet expérience, je ne peux pas par contre m'approprier le champ de neige : le faire « moi » m'est interdit, étrangeté illusoire. Et c'est vrai : vous êtes un homme ou une femme, pas un champ de neige, pas une montagne. Cela s'accorde avec le bon sens commun que Descartes disait être la chose la mieux partagée au monde. Celui qui dira être la montagne est probablement un mystique halluciné.

      Mais son corps ? Est-on son corps ? Après tout, le corps n'est qu'un endroit du monde, une toute part de ce monde à travers laquelle je m'exprime. Est-ce que je peux m'approprier le corps, dire : « ce corps est moi » ou « ce corps est mien » ? Le sens commun dirait ici : oui. Mais le corps est-il moi ? Ou est-il mien ? C'est-à-dire : à moi ? Ce n'est pas la même chose ! Soit je suis ce corps, un avec ce corps, mais alors si mon corps change, est-ce que je suis toujours moi. Soit je possède ce corps, mais il y a une dualité entre moi et ce corps qui est mien, mais pas moi. Est-ce ce corps n'est pas comme la montagne et la pente neigeuse quelque chose qui se présente avec une certaine distance, un léger écart qui fait que je ne peux m'approprier intégralement le corps ? J'ai certainement plus d'intimité avec mon corps qu'avec la montagne, j'ai aussi plus d'influence sur mon corps que sur la montagne : je peux mouvoir ce corps, je ne peux pas encore déplacer la montagne. Mais pour autant le corps est fait d'éléments qui ne sont pas « moi » : le sang, les os, la moelle, les muscles, les tissus... Être le corps est ainsi aussi problématique qu'être la montagne.

   Et la conscience ? Est-ce que cette conscience est-elle véritablement moi ? Quand la conscience visuelle de la montagne se produit en moi, qui est ce « moi » qui dit « je vois la montagne ». La conscience visuelle de la montagne s'est simplement produite, et une conscience mentale s'est appropriée ce moment de conscience en disant : « je suis en train d'être conscient de la montagne », mais la conscience visuelle n'avait pas besoin de ce commentaire et de cette appropriation de la conscience mentale. Il s'est produit la vision simple d'une montagne, d'une pente neigeuse et d'un mouvement rapide sur cette pente neigeuse. Les commentaires viennent après et n'appartiennent pas à cet instant de conscience visuelle.

    Le corps est comme une fenêtre sur le monde, et la conscience, le point de vue particulier qu'offre le regard à travers cette fenêtre. Mais vous ne pouvez en réalité vous ne vous appropriez ni la fenêtre, ni le regard. Et si vous croyez le faire, vous êtes dans l'illusion. José Le Roy explique souvent cette expérience de Douglas Harding, l'homme sans tête. Pointez du doigt et regardez la montagne, vous voyez une forme de montagne. Pointez du doigt et regardez la pente sur laquelle vous faites du ski, vous voyez la forme de la pente ainsi que la forme de vos skis. Mais pointez votre doigt vers vous-mêmes, vous voyez la forme de votre doigt pointeur, mais pas vous-mêmes. L’œil ne voit pas l’œil, la conscience ne se voit pas elle-même. Ainsi la conscience échappe à toutes les déterminations qu'elle pourrait essayer d'accoler à elles-mêmes. La conscience n'est donc pas une entité comme la montagne, le nuage, le ski ou votre cagoule. La conscience n'est pas un « moi », un « ego », un « Soi » que l'on pourrait opposer au monde. Dès lors, quand je contemple le paysage que m'offre la montagne (ou n'importe quel paysage d'ailleurs), il y a là la simple apparition d'une chose simple et vaste, mais qui échappe à ces qualifications de « moi qui regarde la montagne » et de « montagne regardée par moi ». Il n'y a donc pas de séparation ou d'interdiction d'être un avec la montagne dès lors que notre manque à être le monde s'accomplit dans le manque à être soi-même.

    Une ouverture vaste et aérienne apparaît au contemplatif. Au skieur aussi. Mais celui-ci est certainement plus obnubilé par son manque d'équilibre ou la joie d'éprouver sa glissante gravité que par son manque d'être et la joie sereine de glisser dans la non-dualité.





1 Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Gallimard, Paris, 1947.












Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.




5 commentaires:

  1. Passionnant. J'ai difficilement accès à cet idée de vouloir s'approprier le monde, se fondre en lui, et en ce sens, je comprends mal le raisonnement de Beauvoir. Par contre, je comprends bien ou crois bien comprendre l'illusion d'un soi, d'un soi radicalement séparé du monde, d'une conscience-corps qui irait de soi pour ainsi dire.
    J'ai eu par le passé quelques "disputes" (rien de bien méchant) sur le sujet du soi. Alors que je mettais en avant le caractère illusoire de l'ego, comme étant "une illusion à laquelle "on" s'identifie, mes interlocuteurs semblaient rejeter d'emblée cette hypothèse sans donc remettre un instant en question la réalité individuelle d'un moi, un soi, un ego. Après tout, Descartes l'a bien dit "cogito ergo sum". Pourtant, lorsqu'on commence à tenter de caractériser et d'observer un soi, assimilé à une conscience corps le plus souvent, cela devient problématique, comme vous l'expliquez bien. Où commence et où finit soi ? qu'est-ce qui est moi ? Mon corps entier est-il moi ? Que se passe-t-il lorsqu'il change ? Quid des micro-orgabismes qui l'habitent et participent de son fonctionnement ? etc.
    Pourtant, le soi semble aller de soi, la réalité individuelle et l'opposition moi-autre qui en découle est par conséquent rarement remise en question. L'autre, qu'il soit sujet ou objet, est donc perçu comme un étranger auquel je n'ai pas accès à moins en effet d'être un mystique illuminé. (suite au prochain commentaire)

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  2. (suite) Avec cette idée d'altérité radicale, on m'a confronté à l'idée de l'inaccessibilité à la souffrance de l'autre, ce qui rejoint le sujet de vos deux articles précédents. J'arguais au contraire que l'expérience de la souffrance était sans doute personnelle mais que le procès de souffrance était le même pour tous les êtres et qu'en ce sens, au moyen de l'empathie, j'étais capable de comprendre la souffrance d'autrui du simple fait que j'expérimente également la souffrance. Cela avait créé un emportement chez mon interlocutrice qui me disait combien elle était offusquée que j'ose comparer mes souffrances à celle d'un humain dans un pays en guerre ou souffrant de la famine par exemple, ce que je n'avais pourtant pas fait, pointant simplement notre capacité d'empathie qui nous permet d'avoir une compréhension de la souffrance d'autrui. Mon interlocutrice ne manquait d'ailleurs pas de hiérarchiser sur une échelle absolue les souffrances du monde. Même si je concède qu'on puisse en effet imaginer que la souffrance endurée par des gens opprimés dans un pays totalitaire ou en guerre puisse excéder en intensité celle de quelqu'un qui se fait piquer par une guêpe, on connait aujourd'hui la large part de subjectivité de la souffrance et une même expérience pourra être vécue de manière beaucoup plus douloureuse par un tel que par tel autre. Mais il est vrai qu'on entend souvent dans la bouche de gens expérimentant une souffrance (liée à une maladie ou autre) "tu ne peux pas comprendre car tu n'as pas ce que j'ai, tu n'es pas à ma place", je reformule sans doute mais le message est bien celui-là. Moi-même souffrant d'une maladie, je peux entendre qu'autrui n'ait en effet pas accès à mon expérience mais je réfute pour autant l'idée qu'il ne puisse comprendre ma souffrance car il partage avec moi ce même procès, cette même nature, qui nous fait expérimenter la souffrance. Bref, si l'expérience de souffrance est individuelle et singulière, la souffrance elle-même me semble bien universelle. Apparemment, cela choque certaines personnes que l'on puisse le penser, je ne comprends pas pourquoi mais si vouz avez une explication psychologique à ce sujet, je prends. Cela touche peut-être justement à l'idée d'un moi perçu, conçu, comme radicalement séparé, un moi qui cherche à se protéger d'une éventuelle assimilation (?).
    En somme, le moi est insaisissable, difficilement définissable autrement que par les expériences qui lui arrivent et il est changeant alors qu'on le perçoit comme permanent. Il n'y a que la pirouette de Descartes, "cogito ergo sum" finalement qui a tenté de prouver son existence, insatisfaisante à mon sens. Si on expérimente bien un moi en effet, il n'est pour autant pas tangible, cernable, identifiable, il n'est qu'une construction fictive et passagère vécue comme séparée d'autrui alors qu'on ne sait vraiment ni où elle commence ni où elle s'arrête.
    Je me suis écarté de la problématique de l'être et du néant finalement.

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  3. Le lien que vous faites entre mes deux articles précédentes sur l'empathie et celui-ci est signifiant, même si ce n'était pas du tout une intention de ma part. Je voulais juste faire un clin d’œil à un article de José Le Roy sur deux philosophes dont je ne me sens pas proches. Si mon « moi » est arraché au monde, il est arraché aux autres, et mon expérience est irréductible à tous les idées que les autres peuvent se faire de moi et tous les efforts de l'empathie. Mais si les contours du moi sont flous, si le moi n'existe qu'en interdépendance du monde et des autres, alors l'autre résonne profondément en moi. Non pas que je puisse comprendre immédiatement toutes les expériences humaines et tous les types de souffrance, mais si je m'approche de l'expérience de quelqu'un, je peux me faire une idée ressemblante, voire très ressemblante de ce qu'il expérimente dans sa chair et dans son mental.

    En fait, il n'y a même pas besoin d'efforts pour que cette compréhension s'opère. Les neurones-miroirs agissent en moi sans que je ne m'en rendent compte. Si vous marchez devant moi, les aires du cerveau qui dirigent le mouvement s'activent en moi comme si j'étais moi-même en mouvement. Peut-être que c'est plus difficile si je veux comprendre la souffrance d'un enfant qui vit sous les bombes dans une cave en Syrie. Je dois faire un effort d'imagination pour concevoir la terreur, l'angoisse et les tremblements que cela doit susciter. Peut-on comprendre pleinement cela sans l'avoir vécu dans sa chair ? Je ne sais pas.

    J'avais une amie qui souffrait de pierres aux reins, ce qui est extrêmement douloureux. Une fois, j'ai eu un petit problèmes aux reins. On ne peut pas dire que cela ait été douloureux, mais cela m'a fait comprendre la souffrance que l'on peut avoir si vos reins dysfonctionnent complètement. On a donc peut-être besoin d'éprouver des expériences similaires pour se figurer pleinement certains types de douleurs.

    Enfin, les émotions perturbatrices brouillent l'empathie que l'on peut avoir pour une personne. Il est clair qu'un esprit apaisé et sage peut d'autant mieux comprendre les autres. Globalement, il est possible de se faire une idée correcte et raisonnablement approchante de ce que l'autre ressent. Mais comme je dis dans l'article, chaque conscience est le point de vue particulier sur le monde à partir d'une fenêtre qu'est le corps. Est-il possible de ressentir entièrement ce que l'autre ressent, comme si c'était soi-même qui le vit ? Probablement que non.

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  4. En effet, probablement que non, on ne peut en effet savoir ce qu'autrui ressent précisément mais on sait ce que soi-même on pourrait éprouver ou qu'on a éprouvé dans telle ou telle situation pour peu qu'on ait vécu une panoplie d'expériences diverses (j'ai l'impression d'en avoir tellement vécu), non ?
    Après, cela confine sûrement au mystique mais j'ai l'impression de ressentir d'une certaine manière ce que les animaux (non-humains je veux dire) peuvent ressentir. C'est difficilement explicable, sans doute ai-je aussi une hyperesthésie et une hypersensibilité, c'est ce qu'on a pu me dire, en tous cas, je me mets souvent malgré moi en état mental, physique et émotionnel, d'imaginer ce que peut éprouver un animal, certains animaux du moins (mammifères, insectes, araignées, vers...), dans une situation donnée, cela m'est arrivé plein de fois en imagination ou face à une situation bien réelle. C'est peut-être spéculatif ou simple projection mentale, c'est sûrement une projection en fait mais j'y vois malgré tout une capacité de compréhension forte. Quand j'en ai parlé, les gens ne comprennent pas en général, quand je dis que la souris ou le lapin dans la nature est en état de souffrance quasi permanent, toujours sur le qui vive, toujours en proie à quelques prédateurs, jamais apaisé, sans possibilité de se raisonner (mais non pas de raisonner) on me dit que c'est n'importe quoi, qu'ils sont très bien adaptés à leur environnement. Pourtant, c'est ce que je ressens au plus profond de moi de ce que le monde me donne à expérimenter. C'est envahissant d'ailleurs, dur, très dur. C'est pourquoi, je m'efforce de suivre le conseil d'une grande lama, de cultiver la sagesse en sus de la compassion que j'ai acquise. La souffrance des êtres m'est tellement insupportable, difficile de m'en détacher.

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  5. Ce soir, à la télévision française, il y a une émission qui va traiter de la souffrance animale. Je pense que je vais regarder mais je n'en attends pas grand chose ou je m'attends au pire en fait. C'est dans l'émission Ce soir ou jamais, une émission de seconde partie de soirée sur France 2, émission de débats se voulant sérieuse mais débouchant finalement souvent sur des polémiques sans qu'on soit bien avancé sur les sujets abordés (il y a trop d'invités d'ailleurs et c'est souvent mal équilibré et pas toujours bien renseigné). Enfin, bon... voilà, c'était pour signaler.

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